Chapitre 9 - Le prix
L'atmosphère tendue qui avait régné quelques instant plus tôt s'était apaisée.
Lizzie, cependant, n'avait pas été mécontente de voir Jan s'éclipser. L'altercation qui venait d'avoir lieu mettait ses nerfs à rude épreuve. Mais pas moins que le silence qui planait à présent entre elle et Ambroise.
Lizzie repensait aux paroles de Jan.
Celle qui est enchaînée.
Les mêmes mots tournaient-ils en boucle dans l'esprit d'Ambroise ? Après tout, il en connaissait l'amère vérité ; c'était lui qui l'avait liée à Mercyng. Elle aurait voulu voir dans son regard une trace de remords ; l'écho d'une excuse. Mais, dans les iris qu'il dardait par intermittence sur elle, il n'y avait rien. Peut-être, songea-t-elle, peut-être était-il plus simple de faire comme si rien de tout cela n'était de sa faute ; plus simple de se dédouaner de toute responsabilité. Lizzie ne connaissait que trop bien le poids de la culpabilité. Elle ployait sous elle chaque jour et chaque nuit. C'était une torture qu'elle ne souhaitait à personne.
Ambroise ne parlait pas. Pour sa défense, Lizzie ne proférait pas le moindre mot, elle non plus.
Elle ignorait quoi lui dire. Il y avait ce gouffre entre eux, infranchissable, ce gouffre qui les éloignait d'heure en heure. Dès que nous serons au royaume, vous partirez de votre côté, et moi du mien. C'était peut-être mieux ainsi. Qu'ils se comportent comme des inconnus. N'était-ce pas ce qu'ils étaient devenus ? Étrangers l'un à l'autre.
Mais lorsqu'elle songeait à la solitude qui l'attendrait en Ardrasie, sa gorge se nouait.
La solitude était son unique amie. À la Pension, déjà, Lizzie avait été seule. Il y avait bien eu Adélaïde, mais celle-ci, après tout, n'avait répondu à aucune de ses lettres depuis qu'elle avait gagné le Pays d'en Haut. La solitude était ce qui l'avait maintenue en vie. À l'instant où elle avait commis la folie de s'attacher à Jan – car elle devait l'avouer, elle s'était attachée à lui –, elle avait été irrémédiablement condamnée. La solitude assurerait encore sa survie, jusqu'à la fin de son existence. C'était ainsi. Un état de fait contre lequel elle ne pouvait rien.
Un bruit à l'extérieur coupa court à ses pensées. Machinalement, Lizzie saisit son poignard, avant de laisser ses doigts s'envoler à l'instant où Jan entra. Il était accompagné d'Alaric et d'une Útlende. Lizzie pria pour qu'aucun d'entre eux n'eût perçu son geste.
À la façon dont Ambroise la fixait, l'écho d'un rictus sur les lèvres, elle comprit qu'il l'avait vue. Et elle ? Elle sut ce qu'il avait vu : l'élève qu'il avait formée. La Lizzie Prudence qu'il connaissait, à l'instinct aussi affûté qu'une lame. Une Lizzie qui ne se serait pas laissée mourir à petits feux, mais qui aurait plongé sa dague dans le cœur de sa cible.
Oui, ils étaient bel et bien devenus des étrangers.
Mais Lizzie n'eut guère le temps de s'appesantir sur cette pensée ; leurs visiteurs s'installèrent.
Frère Alaric posa un regard sur elle, un regard qui lui coupa le souffle. Dans ses yeux sombres, elle ne vit que de la compassion. C'était un homme dans la fleur de l'âge et charismatique, bien loin des rares figures religieuses qu'elle avait pu croiser en Ardrasie, parmi lesquels l'aumônier soporifique de la Pension, ou encore le terrifiant prêtre de l'ordre de Mercyng qui avait gravé dans son dos la marque du dieu sombre.
— Vous n'êtes pas sans vous douter, commença Alaric, que nos hôtes m'ont posé des questions ces derniers jours.
Lizzie frémit.
Celle qui est enchaînée.
Un instant, il lui sembla que le nom flottait entre eux.
— Depuis, poursuivit-il, votre époux, m'a... informé de votre... état. (Il eut un signe de la main vers la femme qui l'accompagnait.) Il m'a également fait savoir que vous souhaitiez solliciter l'aide de Mahigan et des siens.
— Vous les avez informés de mon... état ?
— Oui. Pas de toute la vérité, mais assez pour qu'ils soient à même de comprendre votre situation. Et de vous aider, s'ils le peuvent.
Lizzie hocha la tête. Elle osa enfin croiser le regard de la femme qui se tenait assise en face d'elle. À son grand soulagement, elle n'y vit aucune trace de jugement. Simplement ce qui ressemblait à de l'empathie.
— Je m'appelle Niben, dit-elle dans un ardrasien presque parfait.
— L'intuition de monsieur Van Stoker était bonne, leur apprit Alaric. Il y a une... sorte de rituel.
— Un rituel ?
— Un rituel qui pourrait vous sauver, clarifia Niben. Mais cela ne sera pas facile.
L'esprit de Lizzie se vida de toutes pensées à ces mots.
— Lizzie ? chuchota Jan, qui ne parlait pas ardrasien.
Lizzie était incapable de parler.
— Ils affirment qu'il existerait un rituel qui pourrait sauver Lizzie, traduisit Ambroise d'une voix parfaitement neutre.
Du coin de l'œil, Lizzie aperçu le soulagement qui s'inscrivit sur les traits de Jan. Ambroise, lui, fut le seul à conserver un visage parfaitement calme, bras croisés sur sa poitrine. Non. Une mine sceptique, en vérité.
— Le Pacte ne peut être brisé, rétorqua-t-il.
Frère Alaric lui lança un regard étrange.
— Dans les Bas-Royaumes, j'en conviens. Mais les choses sont différentes ici. Les Útlends sont différents. Et je crois qu'ils pourraient vous aider, madame, bien que je ne veuille pas vous donner de faux espoirs.
C'était ce que Jan avait suggéré, lui aussi. Après un regard insistant de Lizzie, Ambroise traduisit en wallend pour celui-ci.
Elle prit soudain conscience des palpitations de son cœur. De grands coups presque douloureux. Accompagnés d'un vertige puissant, enivrant. Le monde lui sembla tout à coup plus vif, plus lumineux. Lizzie avait oublié le visage de l'espoir.
— Ceux que vous nommez « dieux » sont là, expliqua Niben. Ils regardent. Ils entendent. Ils savent.
Lizzie frémit.
Elle songea tout à coup aux statues de Mercyng. Elle se souvenait trop bien de ce jour où elle avait pénétré dans la kirk, à Fort-Rijkdom. Elle se rappelait le frisson qui avait couru le long de son dos tandis qu'elle fixait le visage lilial et parfaitement lisse du dieu sombre, avec le sentiment qu'il la dévisageait.
— J'ai étudié ce peuple, poursuivit Alaric. Ses coutumes. Ses croyances. Sa médecine. Les Útlends utilisent une... forme de cræft qui diverge de la nôtre. Vous savez comment nous la nommons.
Malcræft.
Wiccecræft.
Ces mots effrayaient n'importe qui. Mais les yeux de frère Alaric, eux, s'étaient illuminés.
— Voyez-vous, le commun des Bas-Royaumes utilise le cræft pour des actions simples, pour faire fonctionner des mécanismes. Mais une partie d'entre nous n'a pas oublié ce qu'est le cræft. Une partie d'entre nous possède des pouvoirs allant au-delà des capacités... habituelles.
Lizzie baissa son regard sur ses mains. Ses mains qui endormaient quiconque selon son bon vouloir. Elle pensa à Jan et aux plantes qu'il faisait pousser, à Hammond Trygve qui soignait, à Clervie qui maîtrisait l'invisibilité, à Adélaïde qui voyait l'avenir.
— Ces exceptions n'en sont pas ici. Elles sont la norme. L'usage du cræft n'a pas été dévoyé comme il l'a été chez nous, dévolu à allumer des lampes et à actionner des canons. Vous bouleversez l'équilibre du monde, madame. Vous ne vous en vous rendez pas compte, mais votre lien même avec le dieu sombre est contre-nature.
— Mercyng réclame le sang que je lui verse. C'est un dieu. Il n'y a rien de plus naturel...
— Les pactes de cræft, bien qu'utilisés sans vergogne par les puissants de ce monde, ont toujours été vus d'un mauvais œil par le commun des mortels. Devinez-vous pourquoi ?
Lizzie songea aux insultes qu'on lui avait jetées au Burgsæl.
— Wiccecræft, murmura-t-elle.
Frère Alaric eut un sourire.
— Vous comprenez, à présent. Le malcræft n'est pas toujours là où on le croit.
— Mais ce que vous dites, fit-elle avec lenteur, est une hérésie.
— Certes. Et cette hérésie peut vous sauver la vie, madame.
— Que proposez-vous ?
— Vous vous doutez que votre Pacte n'a pas été uniquement passé entre vous et Mercyng. Aucun serment reposant sur le cræft ne peut être conclu sans la faveur de la déesse.
Krafjana.
Lizzie tressaillit. Elle n'y avait jamais songé. À l'expression qui imprégnait désormais les traits d'Ambroise, son mentor n'y avait jamais réfléchi non plus.
Lizzie se tourna vers Niben.
— Mais ce n'est pas... Krafjana et Mercyng... Ce ne sont pas les dieux auxquels vous croyez.
— Les dieux voient et écoutent, répéta-t-elle. Les dieux sont liés, comme tout en ce monde. C'est cela l'essentiel : nous pouvons retisser le lien. Rétablir l'équilibre.
Frère Alaric écarta les mains, paumes vers le ciel, mimant le mouvement d'un balancier.
— Il existe un principe primordial que vous connaissez certainement sans le savoir. Krafjana et Mercyng forment un tout, l'un contrebalançant l'autre. Lorsque vous ingérez de la krafjane pour apaiser la fureur de Mercyng, vous rétablissez cet équilibre. Lorsque vous utilisez le cræft, vous puisez dans votre énergie vitale.
— Je ne suis pas certaine de saisir là où vous voulez en venir.
— Le cræft a un coût, celui de la vie. L'inverse est également vrai.
Lizzie fronça les sourcils.
Puis elle comprit. Si brutalement qu'elle en eut le souffle coupé.
— Non ! s'exclama-t-elle.
Ambroise posa une main sur son bras, coupant court à l'impulsion qui lui criait de s'enfuir. Non. Non, non, non.
Voilà.
Le monde s'effondrait à nouveau.
L'espoir qui avait un instant réchauffé son âme s'était évaporé — si brutalement.
Elle y avait cru... elle...
— Krafjana voit et écoute. Elle intercèdera auprès de son sombre époux. Mais je crains que le cræft soit le prix à payer. L'entièreté de celui-ci.
— Non. Je ne peux pas...
— Lizzie, siffla Ambroise. Vous n'avez pas le choix.
Elle le foudroya du regard. Bien sûr que si. Elle l'avait.
Elle...
Frère Alaric se leva.
— Je vous laisse y songer. Faites-moi part de votre décision lorsqu'elle sera prise.
Il disparut, Niben avec lui. Les laissant seuls.
— Tu n'as pas le choix, répéta Ambroise.
Une vie sans cræft. Une vie sans rien. C'était cela qui lui était proposé.
Ses dons étaient tout ce qu'elle avait.
Ne le voyait-il pas ?
— Lizzie. C'est un prix modique.
Elle eut un rire sans joie.
— Comment pouvez-vous ne serait-ce que songer à me retirer mon cræft ? Vous avez passé des années à m'apprendre à le consolider !
— Et tu as rempli la mission pour laquelle je t'ai formée.
Lizzie hoqueta.
— Et je n'aurais donc plus besoin de mes dons à présent ? C'est cela ? C'est cela ?
Il ne répondit pas. Il se contenta de détourner le regard.
Bien sûr que c'était cela. Ambroise était tel qu'il avait toujours été : égoïste. Il avait ce qu'il désirait ; Lizzie, la pauvre fille qu'il avait choisie, avait fait ce qui lui avait été demandé, et l'Ardrasie triomphait. Il était promis à un brillant avenir. Qu'était-elle ? Qu'était Lizzie Prudence ? Que valait-elle, à présent ?
Rien.
— Mais je ne peux pas vivre ainsi ! Je ne peux pas vivre sans cræft !
Inutile.
Dépendante.
Sans valeur.
Et quand bien même, songea-t-elle, le peu qui lui restait, ce qui demeurait encore de ce qu'elle était et de qui lui avait été offert, tout cela finirait par disparaître également. Dans quelques années, sa beauté fanerait. Dans quelques années, son corps serait incapable de répéter les mouvements qui lui avaient été appris, sa mémoire incapable de se souvenir des propriétés des poisons. Et que deviendrait-elle, alors ?
Rien.
La vie n'avait-elle donc aucun sens ?
— Je ne peux pas vivre ainsi, répéta-t-elle.
Jan sembla sur le point de dire quelque chose, mais Ambroise lui vola la parole.
— Mieux vaut vivre ainsi que mourir, pauvre idiote !
— J'en ai assez que l'on choisisse toujours tout à ma place !
— Le choix a toujours été tien. Tu as choisis, et c'est le prix à payer.
— Je préfère mourir.
— Foutaises.
Lizzie chancela sous l'amertume de sa voix.
Dans la confusion, ils s'étaient tous deux levés ; elle le sut, car ses jambes menaçaient à présent de céder sous elle.
— Vous croyez connaître mes pensées ? persifla-t-elle.
— Je te connais mieux que quiconque.
Bien sûr. Bien sûr qu'il la connaissait.
Il avait fait d'elle ce qu'elle était. Mais il ne savait pas tout.
Elle avait changé. Elle n'était plus la petite fille qu'il avait connu à Caelian. Elle...
— Van Stoker, proféra Ambroise d'une voix glacée, dites-lui.
Lizzie, malgré elle, fit un pas en avant pour se placer entre eux.
Cela était inutile. Les mains d'Ambroise s'étaient refermées en poings, mais sa colère n'était pas dirigée vers Jan.
— Dites-lui, répéta-t-il.
Un murmure. Presque une imploration.
Jan demeura muet.
Lizzie savait qu'il ne lui dirait rien. Qu'il n'oserait pas.
Mais elle l'entendit supplier dans le silence qui s'étendait entre eux.
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