Chapitre 66 - Le châtiment
Le vent gifla ses joues et gonfla ses jupons. Lizzie tituba sur le bois trempé – Ambroise tenait ses mains immobilisées dans son dos. On avait coupé ses cordes ; elle ignorait quand et pourquoi, mais cela n'avait pas d'importance. Le contact des doigts d'Ambroise refermés comme des serres sur ses poignets lui était insupportable.
Le pont du navire était fouetté par les embruns, et le ciel gris, au-dessus d'eux, menaçait d'un terrible orage. La mer, immense et anthracite, était déchaînée et les voiles de la flotte ardrasienne, autour d'eux, claquaient, féroces et pâles, dans les bourrasques.
On les aligna à genoux, armes pointées sur leur nuque. Seule Lizzie demeura debout, la chair d'Ambroise contre ses poignets aussi brûlante qu'un brasier.
— Vous êtes tous ici accusés de crime de lèse-majesté.
Ce fit à cet instant que Lizzie remarqua la planche qui avait été installée sur le bastingage. L'horreur et la terreur frappèrent son ventre avec la violence d'un coup de poing, et elle tituba dans les bras d'Ambroise.
Non.
Non !
— Vous n'êtes pas mon Roi, jeta Lars Maarten.
Lancelin le dévisagea longuement. Et dans le silence qui s'était abattu, Lizzie sentit se déployer autour de la figure royale une aura écrasante qui lui coupa le souffle. Lorsqu'il parla, sa voix avait la douceur du velours et le tranchant d'une lame.
— Peut-être. Mais personne, ici, ne viendra vous sauver, et justice sera faite.
Le souverain s'avança d'un pas.
— Vous êtes accusés d'avoir pris de force un territoire ardrasien.
Pris de force un territoire ardrasien. Lizzie écarquilla les yeux. Ils avaient réussi. Lars Maarten lui adressa un hochement de tête imperceptible.
Le Roi pointa Lizzie du doigt.
— Vous êtes accusés d'avoir soutenu cette femme dans le meurtre d'Ascelin de Glaves. Et de l'avoir aidée dans sa tentative de nous assassiner, nous.
Lizzie perçut un hurlement. Elle comprit qu'elle avait elle-même crié lorsque la main d'Ambroise se plaqua sur son visage.
— Taisez-vous, idiote ! souffla-t-il.
Ambroise enserra sa taille pour l'empêcher de se débattre, la plaquant violemment contre lui. Il avait libéré ses mains, mais Lizzie était sans forces.
Le Roi, après lui avoir jeté un regard qui la glaça tout entière, poursuivit.
— Monsieur, nous vous condamnons à mort. Puisse Mercyng, en son royaume sombre, vous faire payer vos crimes.
Le bras d'Ambroise la comprima plus fort. Sa paume plaquée sur ses lèvres la réduisait toujours au silence, et Lizzie, haletante, inspirait par grandes goulées l'odeur familière de sa peau – quelque chose qui avait tout du ciel de Caelian, du ciel de la mer et de l'âcreté de la poudre à canon –, et cela lui faisait si mal, dieux, si mal qu'elle en trembla. Lizzie gémit contre le bâillon de chair. Le souffle d'Ambroise, dans sa nuque, se suspendit un instant, avant de venir à nouveau caresser sa peau.
— Élisabeth.
On poussait déjà Lars Maarten vers la planche, frêle silhouette au milieu des embruns qui se fracassaient sur le bastingage.
Non.
Non !
Les yeux écarquillés d'horreur, Lizzie mordit la main d'Ambroise pour le forcer à le lâcher. Libérée de sa paume qui la contraignait au silence, elle s'époumona de toutes ses forces. Lars Maarten ne mourrait pas. Pas par sa faute.
— Non ! Ayez pitié !
Le Roi eut un geste négligent de la main.
— Lizzie, murmura Ambroise contre son oreille tandis qu'elle tentait de se dégager de son étreinte. Lizzie, il n'y a rien que tu puisses faire. Ni toi, ni moi. Je suis désolé.
Lizzie sanglota.
Non. Non, Lars Maarten ne mourrait pas par sa faute.
Mais il s'approcha du parapet, implacable, droit et digne, tant que Lizzie ne put que se redresser elle aussi.
Elle ferait face. Quoi qu'il se produise sur ce pont, quel que soit le destin qui l'attendait, elle ferait face.
— Un dernier mot, monsieur ?
Lars Maarten demeura silencieux quelques secondes. Puis il se tourna vers Lizzie, et elle aperçut ses traits pâles, et le tremblement de ses mains liées.
— Il va bien, dit-il. Il est sain et sauf.
Lizzie écarquilla les yeux.
Jan.
— Merci, chuchota-t-elle. Que Mercyng vous accueille.
Maarten lui adressa un hochement de tête.
Puis il avança le long de la planche, comme un funambule, les bourrasques gonflant ses vêtements et menaçant de le jeter par-dessus bord à chaque instant.
Un instant, il se figea.
Puis il se laissa tomber.
Et cela fut si rapide, si silencieux, qu'il fallut de longues secondes pour que le cœur de Lizzie se décrochât.
Et dans la confusion douloureuse qui s'ensuivit, la poigne d'Ambroise se transforma en une étreinte. Elle aurait voulu se réfugier contre lui et pleurer. Mais elle demeura là, droite et digne comme Maarten l'avait été, pendant que les embruns giflaient ses joues et emportaient les cris d'un autre condamné.
Puis d'un autre.
Encore un autre.
Et encore un.
Lizzie ne connaissait ni leurs visages ni leurs noms. À chaque fois que l'on montait sur la planche, elle savait cependant que, d'une façon ou d'une autre, ces gens rejoindraient les flots par sa faute.
Mais ses nuits étaient déjà peuplées de morts, et son esprit pouvait bien en abriter encore quelques-uns. Aussi insupportable que la douleur et la culpabilité fussent.
Elle se força à regarder. Elle le leur devait.
Et elle le devait à sa propre terreur.
Voilà ; ce n'est pas si terrible, se disait-elle. Bientôt, Lizzie, tu les rejoindras. Ils sont courageux, et tu le seras aussi.
Et lorsque ce ballet mortel fut achevé, lorsqu'il ne resta plus qu'elle sur le pont, Lizzie était prête. Les bras d'Ambroise se détachèrent d'elle, frôlèrent son poignet en une caresse d'adieu. Elle ne put s'empêcher de trembler sans la chaleur de son corps contre le sien. Mais elle devait se montrer digne ; elle le devait.
Ambroise ne la poussa pas vers la planche.
D'autres gardes encerclèrent Lizzie, pendant qu'il s'avançait, seul, vers le Roi.
Sur le pont détrempé, il mit un genou à terre et ploya la tête. Lancelin le fixait.
— Monsieur... Maintenant que vous avez le titre approprié, il nous sera aisé de vous nommer Secrétaire du Roi.
— Je vous remercie.
Sa voix, grave, mesurée, nullement troublée par le funeste spectacle dont il avait été témoin.
Le Roi tendit sa main ornée de bagues. L'or et la gloire dont Ambroise avait toujours rêvé au bout de ses doigts.
— Bien entendu, les terres de votre père vous reviennent de plein droit.
Lizzie cilla, hébétée. Les mots se frayaient un chemin douloureux jusqu'à son esprit. Sa gorge nouée et ses lèvres rendues muettes par la surprise ne purent prononcer le moindre mot, poser la moindre question. Quelque chose, quelque chose qui ressemblait à de la colère, à de l'incompréhension, à de l'amertume de la trahison, laboura son cœur.
Ambroise demeura silencieux. Il ne lui jeta pas le moindre regard – car qui était-elle, après tout, à ses yeux ? Rien. Elle était déjà morte. Et lorsqu'il se pencha pour embrasser la main du Roi, Lizzie aurait voulu posséder une arme pour l'abattre sur sa nuque.
Ambroise se releva. Il s'éloigna de quelques pas, sans même se tourner vers elle.
Les yeux sombres et froids de Lancelin étaient à présent dirigés droit sur Lizzie. Elle ne put le supporter.
— Et vous, Élisabeth van Stoker ?
Qu'on en finisse, supplia-t-elle pendant que les gardes la poussaient devant lui.
— À genoux, madame.
Lizzie s'agenouilla. Le mouvement réveilla sa blessure et elle serra les dents pour ne pas crier. Lorsqu'un nouvel élan de bile monta dans sa gorge, elle dut user de toute sa volonté pour n'en rien laisser paraître. Aussi tentante que fût l'idée de rendre sur les souliers du Roi, elle répugnait que cela fut son dernier acte sur terre. Non. Elle voulait mourir avec dignité.
Le pont humide d'embruns détrempait ses vêtements ; les bourrasques et la peur la glaçaient jusqu'aux os. Mais ce n'était rien face à la terreur qui la liquéfia lorsque le Roi s'avança d'un pas vers elle. Le vent gonflait sa cape de bleu ardrasien, dégageant le fleuret que Lancelin Ier portait au côté. Avec horreur, elle le vit poser sa main sur la garde rutilante d'or.
En cet instant, Lizzie aurait préféré n'avoir jamais appris à manier une arme. Ignorer tout de la glaçante compréhension de sa posture, de la façon dont le monarque se tenait à la distance parfaite pour dégainer et abattre sur son cou la lame sans qu'elle ne puisse l'esquiver.
Maintenir la peur profondément enfouie en elle-même. Comme ce jour-là – ce jour si lointain – où elle s'était tenue devant le regard scrutateur d'Ambroise. Il l'avait choisie. Il avait trempé son esprit dans le plus solide des alliages, il avait forgé tout son être avec patience et dextérité. Il lui avait appris à affronter la mort.
Lizzie se redressa autant qu'elle le put sur ses genoux, vacillant dans le vent glacial qui balayait le pont, et ferma les yeux. Une mort rapide et sans doute moins douloureuse qu'une noyade. Elle espérait simplement que quelqu'un avait eu le bon sens d'apprendre au Roi à donner la mort sans causer de souffrance inutile.
Son cœur battait dans sa poitrine, au rythme de la tempête qui grondait autour d'eux.
— Ouvrez les yeux.
C'était un ordre, et Lizzie obéit. Devant elle, la main royale était crispée sur le pommeau de l'épée.
— Vous reconnaissez-vous coupable des crimes dont vous êtes accusée ?
Lizzie ne parvenait plus à penser. Que devait-elle dire ? Que devait-elle faire ? Un coup d'œil vers Ambroise lui apprit qu'il ne quittait pas l'arme des yeux.
— Je reconnais, dit-elle d'une voix tremblante, avoir pris des vies selon vos ordres. Je reconnais avoir pris des vies d'individus coupables de crimes plus grands que les miens. Et je reconnais avoir sauvé des innocents en le faisant.
— La justice n'est pas de votre ressort.
Lizzie, cette fois, ne répondit pas.
La justice n'était pas de son ressort. Mais il y avait un autre rôle pour lequel elle avait été taillée. Peut-être, oui, peut-être pouvait-elle encore dissimuler ses épines. Elle baissa ses yeux.
— Regardez-moi.
Elle obtempéra, élevant lentement son regard embué de larmes vers le souverain qui la surplombait. Elle avait croisé ses yeux, jadis, sous les voûtes dorées de la salle du trône ; et ces doigts crispés sur la garde d'une épée avaient autrefois frôlés les siens. Naïve, stupide petite fille qu'elle était alors ! Elle n'avait pas vu, derrière la beauté du marbre et des soieries, le monstre qui se cachait sous la couronne ceignant son front.
— Votre époux a l'interdiction d'entrer dans le royaume d'Ardrasie. Dût-il franchir nos frontières, il serait pendu haut et court sans nulle forme de procès.
Lizzie frémit.
Elle aurait voulu tourner la tête vers Ambroise pour le supplier du regard. Prévenez-le. Prévenez-le. Mais ses yeux étaient rivés à ceux du Roi, deux abysses sombres et insondables qui l'aspiraient.
— Bien entendu, il va sans dire que nous résilions votre contrat de mariage.
Lizzie tressaillit.
Cela, pourtant, ne faisait pas une grande différence. Elle allait mourir ici et maintenant, et qu'elle entre dans la mort en étant mariée ou non ne changeait rien à ce qui l'attendrait dans le royaume de Mercyng.
— Nous, Sa Majesté Lancelin première du nom, par la grâce des dieux Roi d'Ardrasie, vous condamnons à servir.
Lizzie écarquilla les yeux.
— Vous dévouerez votre vie à guider les pupilles de notre royaume sur le chemin de la vertu. Interdiction vous est faite de quitter l'enceinte de la Pension Royale. Dussiez-vous en franchir la grille sans mon consentement, vous serez brûlée vive pour haute trahison et crime de lèse-majesté.
Lizzie avait cessé de penser, son esprit figé à mi-chemin entre l'horreur et le soulagement.
Le Roi tendit sa main devant lui, lui présentant ses doigts couverts de bagues étincelantes. À son annulaire, un grenat aussi rouge que le sang, frappé du sceau de l'Ardrasie.
La lumière y dansait, prisonnière des facettes incarnates.
Lizzie l'embrassa.
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