Chapitre 64 - Un mot et un adieu
Hello ! Voici (enfin !) le nouveau chapitre.
Désolée pour le délai, emploi du temps chargé et covid ne m'ont pas permis de poster plus tôt... Bonne lecture !
-----------
Lizzie gardait les yeux rivés sur les cimes. Là, derrière le vert tendre des feuilles, elle contemplait le ciel d'azur. Un ciel d'été, sans nuages pour le troubler. Elle connaissait cette couleur ; c'était le bleu des yeux d'Ambroise qui chevauchait devant elle. Elle tâchait de graver dans sa mémoire la pureté de cette grande toile céruléenne qui avait abrité son enfance. Toute sa vie, en vérité, contenue dans le bleu de ce firmament ; celui du Pays d'en Haut serait froid et gris.
Leurs montures progressaient sur un étroit layon qui serpentait entre les arbres. Lizzie était heureuse que son mentor fût devant elle. Elle n'aurait pas supporté le poids de son regard sur sa nuque. Là, au moins, il ne pouvait pas lire la tension qui parcourait son corps, déchiffrer la tristesse qui planait sans nul doute dans ses prunelles.
Ambroise ne lui avait pas dit où ils se rendaient. Non pas qu'il eût l'habitude de lui donner le moindre indice sur leur destination lorsqu'ils s'évadaient de la Pension. Lizzie découvrait leur but final lorsqu'Ambroise l'estimait approprié, et pas avant. L'hôtel particulier d'une marquise qui tenait réception – et le poison qu'Ambroise glissait alors dans sa main. Une petite maison cachée dans les sous-bois – et les longues séances d'entrainement qu'il lui infligeait. Une simple clairière où ils dormaient à la belle étoile – et la traque du gibier.
Lizzie doutait qu'ils se rendent chez un noble quelconque.
D'ailleurs, la piste qu'ils suivaient ne cessait de monter, et, bientôt, ils atteignirent le sommet d'une élévation.
Le panorama était majestueux. D'abord les forêts, un écrin verdâtre et mousseux qui enserrait Caelian – la basse-ville en contrebas, sombre et tortueuse, puis les rues rangées des quartiers bourgeois et enfin, tout en haut, le plateau qui abritait le Palais et les jardins royaux. Et au-delà, le bleu de la mer couleur saphir.
— Tu pars dans deux semaines, lança Ambroise sans se retourner.
La gorge de Lizzie se noua instantanément. Ce fut si douloureux qu'elle sentit des larmes monter à ses yeux – ou bien était-ce ces perles salées qui la rendaient incapable de parler ?
— Je sais, croassa-t-elle.
Elle y pensait sans cesse. Et chacune de leurs leçons était plus difficile que la précédente. D'une part car Ambroise ne la ménageait pas, la poussant dans ses retranchements. D'autre part car chaque exercice avait un goût de fin qui la laissait amère et épuisée.
Elle n'eut pas le temps de chasser ses larmes. Ambroise venait de pivoter, et il darda sur elle un regard qui lui coupa le souffle. Voilà. Il avait vu qu'elle était sur le point de pleurer. Le rouge lui monta aux joues.
Ambroise arrêta sa monture et mit pied à terre. Lizzie le connaissait suffisamment pour savoir qu'elle devait l'imiter. Cette fois, il ne lui avait pas fait revêtir des vêtements d'homme, et elle dût se dépêtrer un instant avec ses jupons pour descendre. Elle vit cependant là un excellent moyen de détourner d'elle l'attention d'Ambroise.
— Savez-vous, fit-elle d'une voix qu'elle espérait assurée, que cette tenue n'est absolument pas adéquate pour s'entrainer ?
Elle pria pour que vienne le regard agacé. Mais Ambroise devait être d'humeur particulièrement flegmatique, car il se contenta de hausser les épaules.
— Nous n'allons pas nous entrainer.
Sa réponse figea Lizzie de stupeur.
— Non ?
— Non.
Lizzie embrassa du regard le paysage qui s'étendait autour d'eux.
— Que fichons-nous ici, alors ?
— Surveille ton langage, Élisabeth.
Lizzie leva les yeux au ciel. Pas par impertinence. Sa gorge était si nouée, en vérité, qu'elle avait besoin de gagner du temps avant de réussir à parler. Et Ambroise dut s'en apercevoir, car il ne la rabroua pas.
— Que faisons-nous, ici, alors ?
— Tu pars dans deux semaines, répéta-t-il. Je n'ai plus rien à t'apprendre.
— Ce n'est pas vrai. Il y a encore tellement de choses que je ne sais pas, je...
— Nous sommes là pour répondre à toutes les interrogations que tu pourrais encore avoir.
— Toutes ?
— Toutes.
Un vertige la gagna. Il y avait, en cet instant, bien trop de questions qui tourbillonnaient dans son esprit. Elle contempla un instant le paysage, tâchant d'organiser ses pensées qui bourdonnaient sous son crâne.
— Pourquoi ici ?
— C'est un bel endroit. Ne trouves-tu pas ?
Lizzie promena une fois de plus son regard sur l'espace qui s'étendait devant eux. Oui. Quelques semaines auparavant, elle aurait répondu par l'affirmative. Et si elle ne pouvait nier que la vue était splendide, il y avait la mer en face d'elle, bleue, ironique, si douloureuse à regarder.
Son futur se trouvait quelque part au-delà de cet infini, et avec lui, tant d'incertitudes. Et de solitude.
Lizzie prit une profonde inspiration.
— J'aurais aimé que vous veniez avec moi, s'étrangla-t-elle.
— Je ne peux pas.
— Pourquoi pas ?
— Je ne peux pas quitter le Palais.
— La maison du Roi pourrait vous remplacer.
— Nous avons déjà eu cette conversation, Élisabeth.
— Mais vous avez toujours été là. Pendant les... entraînements. Vous avez toujours été là, d'une façon ou d'une autre. Que se passera-t-il si...
— Tu n'échoueras pas. Tu es prête.
— Comment pouvez-vous en être si certain ?
Ambroise la dévisagea longuement.
— Tu ne peux pas mesurer le chemin que tu as parcouru. Moi si.
Il avait raison. Au fond, il lui semblait qu'elle était toujours la même ; une petite fille perdue dans les bas-fonds de Caelian, une orpheline esquissant une révérence maladroite entre les murs de la Pension.
— Et ce chemin vous paraît suffisant ?
— Je te l'ai dit. Je n'ai plus rien à t'apprendre.
— Et si...
Et si vous ne m'avez pas appris assez ? Lizzie ravala ces mots. Il n'était pas question qu'elle les prononce, qu'elle remette en question l'enseignement d'Ambroise.
— Et si j'échoue malgré tout ?
Il y eut un silence.
— Échouer n'est pas une option. Tu le sais pertinemment.
Lizzie sentit une vague de terreur glacée l'envahir face à la dureté de sa voix.
Bien sûr qu'échouer n'était pas une option. Si elle échouait, cela signifiait que, d'une façon ou d'une autre, elle mourrait. Et que l'Ardrasie – son royaume tout entier – tomberait avec elle.
Lizzie fixa le soleil dans le ciel d'azur. L'idée de la mort l'accompagnait, sans cesse. Elle avait marché à ses côtés de longues années. La mort avait fauché ses parents, et elle viendrait aussi pour elle. Si le glaive de Mercyng s'abattait sur elle, si une corde se refermait sur son cou, si des flammes venaient lécher sa chair, aurait-elle peur ? Ou partirait-elle le cœur léger, rejoindre le royaume auquel elle était vouée ? Elle ne savait répondre. Elle espérait ne jamais connaitre même la réponse.
Lizzie prit une inspiration difficile.
— Dites-moi encore, demanda-t-elle, ce que vous savez de l'homme que je vais épouser.
Ambroise pinça les lèvres. Mais il avait promis de répondre à toutes ses questions, et elle avait volontairement évité le sujet de son futur époux au cours des derniers mois. Elle ne savait que peu de choses de lui.
— Il ne te posera pas de problèmes. Jan van Stoker est le fils d'un marchand qui a...
— Je sais cela. Mais comment est-il ? Assurément, vous devez avoir des informations. Comment est-il... physiquement ?
Lizzie se garda bien de fixer Ambroise en posant cette dernière question. Ses joues s'empourprèrent malgré elle.
— Pourquoi cette question ?
— Il me serait plus facile de... prétendre l'apprécier... s'il était...
— Séduisant ? C'est un mariage de devoir, et non pas d'amour, vous n'avez pas à justifier d'une quelconque attirance l'un pour l'autre.
Lizzie demeura muette un instant. Elle supposait qu'il avait raison – encore une fois. Elle croyait aussi savoir que l'amour n'avait rien à voir avec l'attirance physique, et elle se retint de le rétorquer à Ambroise.
— Au moins est-il jeune, poursuivit-il, et n'a jamais été marié, ce qui signifie qu'il sera facilement manipulable.
Lizzie grimaça. Clervie, elle, épousait un homme bien plus vieux qu'elle. Lizzie supposait que la beauté de Van Stoker n'avait, au fond, pas d'importance.
— Que pouvez-vous me dire d'autre ?
— Il est ambitieux, tous les héritiers comme lui le sont, et est très proche de plusieurs figures politiques d'importance. Depuis quelques années, il fréquente assidûment tous les évènements mondains de Fort-Rijkdom. Et il tient son honneur et sa réputation en haute estime, ce qui te donnera l'avantage de nombreuses connexions. Il sera soucieux de te faire connaître au plus grand nombre. Votre union sera un évènement à Fort-Rijkdom. Crois-moi, Élisabeth, nous n'aurions pu espérer meilleur parti.
— Certes, mais j'ai du mal à comprendre comment un homme soucieux de sa réputation pourrait épouser...
Lizzie se tut. Se mordit la joue. Hésita. Les mots, dans son esprit, la brûlaient.
— Continue.
C'était un ordre. Lizzie n'eut d'autre choix que de poursuivre.
— Comment un homme tel que lui... pourrait épouser... quelqu'un comme moi.
— Quelqu'un comme toi ?
Lizzie fixa la basse-ville qui s'étendait au loin.
— Vous savez d'où je viens. Des bas-fonds de Caelian.
— De la Pension royale, dit-il en même temps.
Lizzie tourna la tête vers lui.
— Quelle différence ?
— La Pension est réputée dans tous les Bas-Royaumes, et l'origine de ses élèves importe peu.
— Mais je ne suis même pas noble ! Je ne suis... rien du tout.
— Van Stoker n'est pas noble, lui non plus.
— Mais son père est riche.
— Et toi, Élisabeth, tu seras une fille du Roi.
Lizzie eut un rictus.
— Ne jouez pas sur les mots. Vous savez très bien ce que je veux dire.
— Je le sais. Mais tu n'as pas à t'inquiéter de ces détails. Dans quelques mois, tu seras de retour ici, et c'est tout ce qui importe.
Ambroise lui adressa un sourire. Un vrai sourire, un de ces trop rares sourires, de ceux qui, dans un doux vertige, rendaient le monde plus lumineux.
Quelques mois. Ce n'était l'affaire que de quelques mois. Lizzie acquiesça.
— D'autres questions ?
Au cours de l'après-midi, Lizzie se borna à aborder les sempiternels sujets qui les occupaient. L'organisation de Fort-Rijkdom. Son arrivée au Pays d'en Haut. Les vœux qu'elle devrait prononcer à son mariage. Celui qu'elle allait épouser. La façon la plus rapide de tuer un homme. Elle connaissait toutes les réponses à ses propres interrogations. Néanmoins, elle voulait graver plus profondément encore tout cela dans son esprit. Elle trouvait un certain réconfort dans ces phrases qu'elle connaissait par cœur, la litanie qui rythmait ses jours et ses nuits. Tout cela, elle pouvait le contrôler. Et si elle maîtrisait ce qu'il lui arrivait, alors peut-être, oui, peut-être s'en sortirait-elle sans encombre.
Lorsque le soleil teinta le ciel de pourpre, Ambroise darda sur elle un regard attentif.
— Rentrons. La nuit va tomber.
Lizzie attrapa la main qu'il lui tendait et se releva. Elle aurait voulu rester ainsi une éternité encore, sa peau chaude contre la sienne, ce simple contact qui la rassérénait, qui apaisait le tumulte dans son esprit.
Ils se remirent en selle. Les températures, déjà, glissaient vers la nuit, et comme chaque soir, Lizzie sentit son cœur se serrer. Du Pays d'en Haut, elle n'avait vu que des gravures et des tableaux. Mais elle savait, déjà, que tout là-bas serait différent. Le soleil qui caressait sa nuque se ferait plus pâle et distant. Lizzie ferma les yeux. Il lui restait encore quelques jours pour profiter de la chaleur de l'été, avant de plonger tout entière dans la froideur du nord. Encore quelques jours pour profiter de la présence d'Ambroise.
Avant de tout laisser derrière elle. Pour l'inconnu le plus terrifiant qui soit.
Le crépuscule avait pris ses droits sur le jour depuis longtemps lorsqu'ils arrivèrent en vue du potager du Roi. Ambroise la fit démonter – il n'était pas question que madame Constance la vît chevaucher ainsi. Et ils progressèrent ensemble le long de l'allée qui menait jusqu'aux grilles dorées de la Pension.
— Une dernière question. Si vous ne voulez plus rien m'apprendre...
— Ce n'est pas ce que j'ai dit.
— Si vous n'avez plus rien à m'apprendre, rectifia-t-elle, que ferons-nous demain ?
— Rien.
— Rien ?
— Tu dois te reposer. Et j'ai des choses à régler avant que tu n'embarques pour le Pays d'en Haut.
Lizzie le dévisagea, méfiante. Elle n'aimait pas ce qu'elle percevait derrière ces affirmations. Et avant même qu'Ambroise ne poursuive, quelque chose de douloureux mordit son ventre.
— Je viendrai te dire au revoir avant ton départ.
Malgré elle, Lizzie vacilla. Une onde glacée se répandit dans ses veines.
— Non, fit-elle.
Ambroise fronça les sourcils.
— Non ?
Elle secoua la tête. Ses yeux se voilaient déjà de larmes. Ambroise pouvait-il vraiment lui infliger une telle épreuve ? Elle avait besoin de lui. De sa présence. Ne le voyait-il pas ?
Grands dieux, elle avait envie de hurler.
— Je veux... J'aimerais...
— C'est mieux ainsi.
— Et si j'ai des questions ?
— Je viendrais. Mais tu n'en n'auras pas. Tu sais tout ce que tu dois savoir.
— Mais si...
— Ne songe pas aux prochains mois, Lizzie. Prends ces quelques jours pour te reposer. Profite de tes amis.
Ses amis.
Lizzie leva les yeux vers lui.
Ne comprenait-il pas l'absurdité de sa phrase ? Elle voulait passer du temps avec lui.
Mais il avait déjà passé une main dans son dos – une main légère et nullement péremptoire, mais à laquelle Lizzie n'avait, par la force de l'habitude, d'autre choix que d'obéir – et il l'entraînait vers le perron de la Pension.
— Je ne suis pas prête.
— Tu es prête.
— Non !
— Nous avons déjà eu cette discussion. Tu es prête, Lizzie. J'ai confiance en tes capacités. J'ai confiance en toi.
Et comme sa voix ne souffrait aucune réplique, Lizzie ravala les doutes qui montaient dans sa gorge et avança jusqu'au seuil de la Pension. Lorsqu'elle fut à l'intérieur, elle se retourna vers Ambroise. Il était resté dans la pénombre du perron, et il la dévisageait en silence. Lizzie scruta un instant son visage noyé d'ombres, ce visage qu'elle connaissait par cœur.
Elle fixa cet homme qui lui avait tout appris ; cet homme qui avait confiance en elle. Son cœur se serra, tambourinant douloureusement entre ses côtes.
Un mot brûla sa gorge, monta, irrépressible, jusqu'à ses lèvres.
Merci.
Mais avant qu'elle ne puisse le prononcer, Ambroise referma la porte entre eux. À travers la vitre, elle le vit se détourner. D'abord, sa silhouette fut éclairée par les lampes à cræft disséminées sur le perron. Puis elle finit par se confondre avec les ombres, jusqu'à disparaître totalement.
La laissant seule – seule.
Lizzie se tint là, dans le corridor glacé.
Les mots qu'elle aurait voulu prononcer tourbillonnaient dans son esprit.
Elle les laissa faner.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro