Chapitre 57 - Mascarade
Ascelin de Glaves.
Mort.
Et devant elle ?
Lizzie croisa le regard du Roi.
Lancelin se tenait sur son trône, les yeux écarquillés, le front blême sous la couronne qui le ceignait.
Avant que ses gardes ne puissent réagir, Lizzie fondit droit vers lui.
Il y eut le cliquetis du métal ; les lances cessèrent sa course au pied des marches qui menaient au piédestal royal. Lizzie s'arrêta net. Elle leva les mains.
Et elle se laissa tomber à genoux.
Là.
Aux pieds du Roi.
Elle se haïssait pour cela. Mais elle n'avait pas le choix.
Le sol était dur et froid sous elle. Et au-dessus, la figure royale, noyée dans un flot d'étoffes pourpres, la toisait. Les lances des gardes se rapprochèrent brutalement de Lizzie lorsqu'elle tendit la main pour ôter son masque d'or. Elle suspendit son geste un instant, le souffle court. Avant de dévoiler ses traits.
Dans la foule, il y eut un murmure. Qui enfla. Encore, et encore, jusqu'à devenir un concert de cris. Elle était là. Élisabeth van Stoker. La Lame des Bas-Royaumes. La sorcière.
Mais Lizzie ne s'en préoccupa guère. Elle fixait le visage du Roi, elle fixait ses traits aussi lisses que du marbre. Lentement, il posa ses yeux sur elle. Son regard sombre la transperça. Et elle vit briller dans ses iris une inattendue lueur de surprise. Puis de colère.
La voix du Roi ne fut qu'un souffle, inaudible pour quiconque se tenait à plus de deux mètres.
— Vous.
Lizzie releva le menton. Elle peinait à croiser le regard à la fois glacé et brûlant du monarque. Mais elle le devait – elle le devait.
— Moi, répondit-elle haut et fort.
Elle le fit avec toute l'insolence dont elle était capable. Cela ne lui fut guère difficile ; elle avait depuis longtemps fait ses armes.
— Gardes ! Saisissez-vous de cette...
— Vous n'ordonnerez rien de tel, Majesté.
— Comment osez-vous me parler sur ce ton ?
Il fallait du courage pour soutenir le regard du Roi, en cet instant. Du courage pour ne pas vaciller face à sa voix vibrante d'une autorité inégalée. Du courage pour affronter la peur qui la dévorait tout entière. Lizzie en avait.
Elle redressa la tête.
— Je réclame ma faveur.
— Votre faveur ?
— Celle que vous me devez en échange de Fort-Rijkdom.
— Je ne comprends pas un traître mot de ce que vous dites, madame.
— Je crois, au contraire, que vous le comprenez fort bien.
Lizzie plongea sa main dans sa les plis de sa robe. Les lances frôlèrent sa nuque. Dans le silence lourd qui planait sur l'assemblée, elle entendit distinctement le bruit métallique des pistolets que l'on brandissait. Ennemis ? Alliés ? Cela ne faisait aucune différence, en vérité ; elle était seule.
Seule, avec ses épines.
Lorsque Lizzie sortit sa main de l'étoffe, elle tenait entre ses doigts une enveloppe cachetée d'une rose.
— Cette lettre est frappée de votre sceau. Vous me l'avez adressée.
— Je ne reconnais point ce pli.
— C'est votre parole contre la mienne.
Lizzie vit une lueur outrée fulgurer dans les prunelles royales.
— Et ma parole, sire, vaut en cet instant cent plus que la vôtre. Cette missive date du printemps dernier. Elle porte votre sceau, et je gage qu'elle est signée de votre main.
Lizzie leva la lettre, de façon à ce que tous puissent l'observer. Elle tremblait entre ses doigts. Et Lizzie eut beau la prier et prier de cesser de la trahir ainsi, la missive était là, prête à lui échapper au moindre souffle de vent.
— Cette lettre m'ordonne de tuer Carlton Belvild.
— Balivernes.
— Elle me l'ordonne en encre de sang.
— C'est un faux !
Lizzie releva le menton.
— Drew Ferian. Ulrik Redstig. Andries Jorgen. Je suis certaine que tous, ici, connaissent ces noms. Oserez-vous les regarder dans les yeux et leur affirmer que l'Ardrasie ne m'a pas ordonné de les tuer ?
La rumeur dans la salle enfla. Si brutalement que Lizzie, rappelée à la réalité de ce la salle de bal qui l'entourait, en fut un instant décontenancée. Une erreur. Sa première. Sans qu'elle ne puisse résister, on lui arracha l'enveloppe des mains.
Lizzie abaissa sa main désormais vide.
— Oserez-vous ?
— Oui. Je l'affirme. Les mensonges que vous répandez, madame, vous condamneront à la mort. Justice sera faite !
— La justice, sire, je l'ai rendue ce soir.
— La justice n'est pas de votre ressort.
— Mais vous ne pouvez nier qu'Ascelin de Glaves a tué Belvild. Et s'il ne l'a pas fait sur vos ordres, sire, et si vous n'êtes pas l'auteur de cette lettre... Alors je crains qu'il ne vous ait trahi.
— Vous l'avez tué. Vous êtes une meurtrière.
— De Glaves l'a tué, car Belvild et ses partisans menaçaient sa position. Votre Haut-Régent s'est servi de vous, de moi, pour prendre le contrôle de Fort-Rijkdom.
— Vous ne cherchez qu'à vous dédouaner des meurtres que vous avez commis ce soir.
— Je dis la vérité. Ascelin de Glaves a tenté de me rallier à sa cause. Je connaissais son plan.
— Mensonges ! vociféra le Roi.
Lizzie tressaillit. Le Roi ne fléchirait pas, pas ainsi.
Avant qu'elle ne puisse les retenir, des larmes brouillèrent sa vision. La chape de désespoir qui s'abattait sur elle, seconde après seconde, était insoutenable.
Lizzie serra les dents. Elle pouvait tenir. Encore un peu. Jouer une autre carte.
Sa dernière carte.
Elle tourna la tête vers la foule. Les étoffes chamarrées se reflétaient sur le marbre en un vertige éblouissant de couleurs – le monde était si vif, et il n'y avait pour elle que des ténèbres. Ses yeux rencontrèrent douloureusement la silhouette d'Ambroise, et son regard sévère la transperça de part en part.
Du courage.
C'était tout ce dont elle avait besoin.
— Si vous ne me croyez pas, lança-t-elle à l'assemblée, fouillez De Glaves. Vous trouverez des fioles dans sa poche, la seconde encore emplie de poison. Un poison qui vous était destiné, Majesté. Car, Belvild mort, qui d'autre que vous aurait pu se tenir entre votre Haut-Régent et Fort-Rijkdom ?
Il y eut des murmures choqués.
Il était heureux que les morts ne parlent pas. Dans son silence éternel, ni De Glaves ni Belvild ne pouvaient la contester.
Lorsque la garde examinerait le corps d'Ascelin de Glaves, elle trouverait bel et bien les deux fioles de krafjane concentrée que Lizzie avait glissé dans sa poche pendant qu'ils parlaient. Le contenu de l'une, transvasé dans sa bourse, ayant servi à empoisonner Carlton Belvild.
— J'ai sauvé ce soir votre vie, sire, et j'ai offert Fort-Rijkdom à l'Ardrasie. À présent, je vous demande de vous acquitter de votre dette.
— Il n'y a pas de dette ! Vous avez assassiné Ascelin de Glaves et cet homme, et les calomnies que vous avancez ne sont qu'un mensonge éhonté pour couvrir vos crimes !
— Mes crimes n'ont plus besoin d'être dissimulés. Ils sont depuis longtemps exposés au grand jour. Mais la main qui tirait les ficelles était cachée dans l'ombre. Celle de De Glaves ? Ou la vôtre ?
Lancelin la dévisagea. Ses traits brouillés par la fureur, et par autre chose – quelque chose qui ressemblait à de la peur. Il n'était pas dupe, mais il n'ignorait pas que son prochain mouvement serait décisif. Il pouvait la gracier. Ici. Maintenant. Et faire peser toutes les accusations sur Ascelin de Glaves.
— J'ai assez entendu de ces balivernes. Gardes ! Emparez-vous d'elle !
Le cœur de Lizzie se tordit.
Le cliquetis des lances et des pistolets à cræft. Lizzie leva les mains, bien en évidence. On lui arracha la lettre des doigts.
Lizzie se leva, droite et digne, tâchant d'ignorer, par-dessus le chaos de son cœur, la rumeur qui enflait dans la salle. Elle ne croisa pas le regard du Roi, ni celui de Lars Maarten, encore moins celui d'Ambroise Auguste. Elle se garda bien de fixer les yeux morts de ses victimes étendues sur le sol de marbre.
Et lorsque les portes massives de la salle s'ouvrirent, Lizzie les franchit sans émettre la moindre résistance.
Toute cette mascarade n'était désignée qu'à la dédouaner auprès de l'opinion publique. Elle avait sauvé le Roi. Elle avait sauvé l'Ardrasie.
Non, le Roi ne se laissait nullement influencer par ses mensonges soigneusement élaborés. Elle avait tué son Haut-Régent, et elle en paierait le prix.
Lizzie se retourna une dernière fois vers l'assemblée. Elle devait le voir – une dernière fois. Elle ne pouvait se résoudre à quitter ce monde sans l'apercevoir – une dernière fois. Voilà. Aussi tranchant qu'une lame. Le regard froid d'Ambroise fixé sur elle, et son immobilité de marbre.
Elle le ferait tomber, lui aussi.
Si Fort-Rijkdom était son tombeau, elle les entraînerait tous dans sa chute.
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