Chapitre 46 - Le jeu
Ambroise se détacha brutalement d'elle, descendit du lit. Lizzie essuya le sang qui maculait sa gorge d'un revers de la main et fut surprise de constater que ses doigts frémissaient. De peur. Mais surtout de rage.
— Vous n'avez aucun droit sur moi, jeta-t-elle. Et certainement pas celui de me voler ma liberté et ma vie.
Il lui lança un regard tranquille.
— Si vous pensez que je cherche à vous voler quoi que ce soit, Élisabeth, vous me connaissez fort mal.
Lizzie eut un rire.
— C'est vrai. Vous ne cherchez pas à me voler quoi que ce soit. Vous cherchez à me punir parce que je vous ai trahi. Combien de temps allez-vous me garder prisonnière ici ?
— Aussi longtemps que cela sera nécessaire.
— Nécessaire ?
Ambroise s'assit à la table qui avait été dressée quelques instants plus tôt. Il jouait désormais avec le morceau de porcelaine entre ses doigts, le rebord rougi de sang. Une ligne écarlate se détachait sur le blanc éclatant.
— C'était un jeu audacieux, Élisabeth. Me faire croire que vous souhaitiez venir à Fort-Rijkdom pour tuer Carlton Belvild, quand, en vérité, tout ce qui vous importait était de rejoindre ses rangs. Quel dommage pour vous que vous ayez perdu.
Seulement une bataille.
— Il viendra me libérer.
— Pour que vous tuiez Ascelin de Glaves ? Vous ne vous croyez tout de même pas importante au point qu'il ne puisse vous remplacer. Une lame est une lame. Il se lassera de vous attendre. Savez-vous combien de temps vous avez passé dans cette cellule ? Une semaine. Vous avez été arrêtée par la garde de Fort-Rijkdom et emprisonnée par elle. Toute la ville est au courant. Si vous étiez si précieuse aux yeux de Belvild, ne croyez-vous pas qu'il aurait trouvé le moyen de vous faire libérer ? Pour mon plus grand déplaisir, ni ce rat ni ces subalternes ne se sont montrés.
Lizzie cilla. Cela signifiait qu'il avait pris part à son emprisonnement, d'une façon ou d'une autre.
— Attendez, vous...
— Oui. J'ai ordonné votre arrestation.
Cela lui fit plus mal que tous les mots qu'ils avaient échangés depuis qu'Ambroise était entré.
— Pourquoi ? souffla-t-elle.
Ambroise ne répondit pas. C'était inutile. Elle savait pourquoi.
Pour lui faire payer.
— Mais vous avez dit... que vous aviez essayé de me libérer.
— J'ai eu des remords, répliqua-t-il. J'ai essayé de vous aider lors de votre transfert. Mais la garde... eh bien, les choses ne sont pas exactement passées comme je l'escomptais.
— Je suppose que ces remords sont passés, à présent.
— Tout à fait.
— Vous ne chercherez donc vraiment pas à me libérer.
— Même si je vous libérais, De Glaves vous retrouverait. Croyez-moi, il n'y a rien que je puisse faire pour vous.
Lizzie prit une profonde inspiration.
— Je suppose également que vous ne me direz pas où j'ai été... transférée. Ni pourquoi.
— Non. Observez autour de vous et déduisez-en ce que vous pourrez.
Lizzie laissa son regard balayer la pièce dans laquelle elle se trouvait. Les meubles d'ébène, les poignées à la patine usée, les rideaux de velours entrelacés d'or, la finesse des draps amassés autour d'elle, la délicatesse de la vaisselle de porcelaine haiguosie qui ornait la table.
— Je vois une prison dorée. Mais une prison tout de même. Est-ce là ce que vous comptez faire, Ambroise ? M'emprisonner jusqu'à la fin de mes jours ?
Ambroise haussa les épaules. Son silence était douloureux.
— Pourquoi êtes-vous parti ? chuchota-t-elle. Vous aviez promis de rester avec moi.
Il ne répondit pas. Il indiqua la table chargée de victuailles devant lui, et la place vacante.
— Venez et asseyez-vous.
— Non.
— Élisabeth, vous savez pertinemment que si je décidais de me lever et de vous traîner jusqu'à cette maudite table, vous n'auriez pas la force de résister. Épargnez-vous au moins cette humiliation.
Lizzie serra les dents.
— Vous ne savez pas ce dont j'ai la force ou non.
Mais elle se leva. Vacillante, elle se raccrocha à la tête de lit. Le monde tournait autour d'elle, chancelait sous ses pieds. L'air manquait à ses poumons et son sang battait à ses tempes, sa vision recouverte de taches sombres.
Chaque pas était une torture. Mais il n'était pas question qu'elle laisse Ambroise s'approcher une fois de plus d'elle. Pas question qu'il la touche. Qu'il la dirige selon son bon vouloir comme un vulgaire pantin.
Lizzie s'assit et prit une grande goulée d'air pour remplir ses poumons qui criaient grâce.
Elle s'empara de la cuillère qui avait été disposée à côté de l'assiette en se demandant de quelle façon elle pouvait en faire un objet contondant. Si elle avait encore eu son cræft, elle aurait peut-être réussi à limer le bord.
Pour éviter de croiser le regard d'Ambroise, elle fixa son attention sur la table. La quantité de mets était gargantuesque et les effluves, exacerbés par la faim qui cisaillait son ventre, lui soulevaient l'estomac. Il y avait là des tourtes et des rôtis, des volailles et des œufs pochés, une pyramide de fruits confits et des tartelettes aux saveurs si nombreuses que Lizzie aurait été bien en peine de savoir quoi choisir. Du thé et du chocolat chaud.
Lizzie attrapa une coupe de crème glacée et regretta aussitôt son choix. Cela lui rappelait Caelian, et les après-midis d'été qu'elle passait en compagnie d'Ambroise. Elle glissa une cuillerée sur sa langue et le goût affreusement sucré de la vanille la révulsa. C'était un goût d'échec et de déception.
— Alors ? s'enquit Ambroise. Qu'avez-vous fait depuis mon... absence ?
Lizzie haussa les épaules et se força à prélever une nouvelle cuillerée.
— Assurément, poursuivit-il, vous avez dû avoir quelques discussions intéressantes avec votre nouvel... associé.
Carlton Belvild. Lizzie faillit avaler de travers. Elle se rencogna sur sa chaise. Le froid de la crème glacée envahissait sa gorge, et la panique l'empêchait de réfléchir.
Une rose n'attaque pas. Elle guide l'adversaire imprudent vers son piège.
— J'ai rencontré une de nos connaissances, finit-elle par dire. Un vieil ami avec lequel j'ai eu, si vous désirez tant savoir, une conversation effectivement fort intéressante.
— Vraiment ?
— Cette fois, il ne portait pas de plume verte à la boutonnière.
La surprise fendilla le masque froid d'Ambroise.
— Puis-je savoir dans quelles circonstances vous l'avez rencontré ?
Il y avait une urgence dans sa voix. Lizzie réprima un sourire. Elle avait désormais l'ascendant sur leur conversation. Elle balaya du regard la pièce.
— Au cas où cela vous aurait échappé, riposta-t-elle, nous ne sommes plus dans le même camp, vous et moi. Si vous voulez obtenir des informations, vous savez ce que vous avez à faire. Faites-moi sortir d'ici.
Ambroise croisa ses mains devant lui et y appuya son menton.
— Vous n'êtes pas en position de marchander, Élisabeth. Au cas où cela vous aurait échappé, vous êtes une prisonnière en ces murs.
— Une prisonnière. Et comptez-vous me traiter comme tel ?
Ambroise l'observa en silence. Et ce silence était plus menaçant que n'importe quelle réponse. Lizzie déglutit et se força à continuer. À convoquer tout ce qu'elle avait d'impertinence et de courage en elle.
— Allez-y. Torturez-moi.
Ambroise laissa un rictus planer sur ses lèvres.
— Je vous torture depuis que je suis entré dans cette pièce, Élisabeth.
Lizzie tressaillit. Frémit encore lorsqu'il se pencha vers elle.
— Votre langue s'est déjà déliée. Vous avez déjà parlé.
Lizzie écarquilla les yeux.
— Votre tête est mise à prix. Cet homme vous a défait une fois...
— J'étais jeune, le coupa-t-elle. Et vous ne l'avez pas retrouvé ni tué, vous non plus !
— La jeunesse n'excuse rien, et certainement pas votre incompétence.
Suffoquée, Lizzie ouvrit la bouche pour protester.
— Ni la mienne, ajouta Ambroise d'un ton amer. Quoi qu'il en soit, cet homme a essayé de vous noyer dans le canal, cette nuit-là. S'il ne vous a pas tuée lors de votre dernière entrevue, c'est qu'il ne s'agit pas d'un simple mercenaire. Non, cela signifie que vous êtes à présent dans le même camp. S'il vous a dévoilé des informations au cours d'une fort intéressante conversation, c'est qu'il ne craint pas que vous les possédiez. Je sais à qui va votre allégeance. Carlton Belvild.
Elle ne prit pas la peine de le contredire. Son allégeance n'allait qu'à elle seule. Elle les tuerait tous autant qu'ils étaient. Mais cela, Ambroise n'avait pas à le savoir. Elle pouvait encore le duper.
— Cet homme, donc, travaille pour lui. Si vous vous êtes vus, c'est que Belvild a eu besoin, pour une obscure raison, de réunir au moins deux assassins dans une même pièce.
Lizzie écarquilla les yeux. Non. Non, non, non. Elle ne pouvait désormais plus maintenir le semblant d'impassibilité qu'elle avait tâché d'appliquer sur ses traits. Elle sut qu'Ambroise le vit.
— Car vous avez un problème de taille : j'ai assisté à la rencontre avec Belvild, et je sais qu'il projetait de vous faire tuer De Glaves lors de la fête de Mercyng. Soyez par ailleurs assurée que j'en ai averti le concerné, et qu'il assistera à la célébration avec à sa disposition autant de gardes et de goûteurs que nécessaire.
Ambroise recula sur sa chaise et croisa les bras dans une posture nonchalante.
Lizzie, elle, était horrifiée. Son esprit tournait dans le vide, cherchant une parade aux mots qui s'écoulaient dans l'air entre eux. Mais chaque phrase la glaçait d'effroi et la pétrifiait davantage.
— Maintenant, de quoi avez-vous bien pu parler avec cet homme ? Sûrement du moyen le plus efficace de tuer Ascelin de Glaves et d'accomplir votre vengeance, puisqu'il s'agit là du seul sujet qui vous préoccupe. Nul doute qu'un homme qui a su se glisser au Palais de Caelian saura trouver son chemin jusqu'à De Glaves.
— Vous avez tout faux. Nous n'avons pas parlé de cela.
Pas que. Mais cela, Ambroise n'avait pas à le savoir.
— Oh, je crois au contraire que j'ai raison, ma chère.
— Ne m'appelez pas ainsi, aboya-t-elle.
Il sourcilla. Ouvrit la bouche pour proférer une répartie sans nul doute cinglante et acérée. Mais Lizzie lui vola la parole.
— Non, vous avez tort. Car voyez-vous, nous avons discuté de toute autre chose. Il m'a dit qui nous a trahi à Caelian.
Ambroise ne put réprimer l'étincelle de surprise qui fulgura dans son regard. Mais il se ressaisit.
— Élisabeth, gronda-t-il. Vous vous êtes bien trop vite empressée de détourner la conversation pour que cela ne soit pas suspect. J'ai raison, et n'essayez pas de le nier.
Lizzie se mordit la lèvre. Une rose n'attaque pas. Elle guide l'adversaire imprudent vers son piège.
— Je sais qui a trahi le secret du Pacte à Caelian, répéta-t-elle. Qui vous a trahi.
— Et si avide de me blesser que vous ne me laissez même pas jouer.
— Mais j'ai piqué votre curiosité, n'est-il pas ?
— Indéniablement.
— Vous voulez savoir. Libérez-moi et je vous le dirai.
— Trop vite, Élisabeth, beaucoup trop vite.
Elle le foudroya du regard. Lui et ses sempiternelles leçons ! Elle le détestait.
— J'ajouterai, fit-il, que vous n'êtes passée par la salle de torture qu'une seule fois. Croyez-moi, cela est bien insuffisant pour résister aux souffrances que je pourrais vous faire subir si je le souhaitais.
Lizzie eut un mouvement de recul. Elle serra les poings sous la table, tâchant de juguler la panique qui montait en elle. Elle s'en souvenait très bien. Ils ne l'avaient fait qu'une seule fois. Ambroise lui avait présenté les instruments, les avaient nommés et décrits un à un. Décrit la douleur qu'ils infligeaient. Elle avait insisté pour essayer en dépit des refus d'Ambroise. Pour une fois, c'était lui qui avait cédé. Seulement les outils les plus doux – pour peu qu'il existât la moindre notion de douceur lorsque des hommes en venaient à extirper par la force les secrets d'autrui. Le cræft d'Ambroise soignait toutes ses plaies à l'instant où elles apparaissaient. Il existe d'autres moyens d'apprendre à supporter la douleur, avait-il dit. Il avait forgé son esprit aussi bien que son corps – sa chair s'était couverte de tant et tant de blessures et d'ecchymoses que la douleur était devenue au fil des années une compagne constante. Mais à l'époque, tout ce qui avait importé à Lizzie, était qu'elle pourrait un jour se raccrocher à se souvenir. Cela ne faisait pas si mal. Ambroise était là et refermerait ses plaies. Il lui suffisait de serrer les dents. Et de tenir un peu.
Mais à présent ? Ce souvenir était aussi fragile que de la fumée.
— Et vous osez affirmer que vous m'avez bien préparée à la tâche qui m'attendait, rétorqua-t-elle. Quoi qu'il en soit, vous ne me torturerez pas. Pas physiquement.
— Et pourquoi vous ferais-je une telle grâce, je vous prie ? Comme vous l'avez dit, nous ne sommes plus dans le même camp.
— Je sais qui vous êtes.
— J'en doute.
— Je vous connais mieux que quiconque. Et je sais que vous êtes incapable de me faire du mal, Ambroise.
— Vous n'êtes guère constante dans vos reproches. Ne suis-je pas la source de tous les malheurs de votre vie ?
— Vous savez très bien ce que je veux dire.
— Non, je l'ignore.
Il la fixa un long moment.
— Mais je sais une chose, Lizzie. Vous n'avez pas besoin de moi pour souffrir.
— Que voulez-vous dire ?
— Nous n'avons pas encore évoqué ce que vous vous apprêtiez à faire lorsque je suis entré dans votre cellule.
— Je n'ai fait qu'appliquer vos préceptes. Faites ce qui est en votre pouvoir pour obtenir une fin rapide, Élisabeth.
— Il ne vous serait rien arrivé. J'étais là ! Croyez-vous que j'aurais laissé quiconque...
— La prochaine fois, vous choisirez une élève qui sache lire dans vos pensées ! Et je vous signalerai que vous m'avez laissée croupir une semaine entière dans cette geôle. J'étais tout juste en vie lorsque vous êtes arrivé, alors n'essayez pas de soulager votre conscience !
— Vous avez choisi de vous laisser mourir, encore ! Et c'est une conduite indigne de vous.
— Ne me parlez pas de dignité ! Et quand bien même ? Vous avez laissé les gardes m'emmener.
— Je n'avais pas le choix. Je vous l'ai dit, j'ai essayé de vous aider.
— Et vous vous y refusez maintenant. Malcræft ! Comment avez-vous pu changer d'avis si rapidement ?
Ambroise poussa un soupir.
— Très bien. Voulez-vous la vérité, Élisabeth ? Avant de vous voir ainsi, à genoux, prête à vous ouvrir les veines, j'allais vous livrer à...
— À De Glaves. Nous sommes chez lui, n'est-ce pas ?
Ambroise pinça les lèvres. Il se redressa, les bras croisés.
— Bravo, chuchota-t-il.
Et Lizzie pouvait discerner toute l'ironie, toute l'amertume qui hantait sa voix.
— Voyez-vous, Élisabeth, je n'avais pas de plan pour vous faire sortir de votre cellule, car, en vérité, je comptais bel et bien vous livrer. J'ai eu un instant de faiblesse. Cela ne se reproduira plus.
Les yeux de Lizzie la brûlèrent de larmes. Le cœur au bord des lèvres, elle repoussa sa coupe de crème glacée.
— Jouons encore, voulez-vous ? dit-elle d'une voix plus tremblante qu'elle ne l'aurait voulue. Ces hommes, dans le couloir, portent les couleurs de l'Ardrasie. Je ne suis donc plus prisonnière de la garde. Ce qui signifie que vous m'avez soustraite à la justice de Fort-Rijkdom. Je suis donc votre prisonnière. Et celle de De Glaves
Ambroise conserva le silence. Il gardait ses yeux rivés sur elle. Lizzie se rencogna contre le dossier de sa chaise.
— Transmettez-lui un message de ma part. Dites-lui que je refuse le marché qu'il a à me proposer. Et dites-lui aussi, dites-lui que je préfère pourrir dans une cellule jusqu'à la fin de ma vie plutôt que de demeurer un instant de plus dans la cage à laquelle il me destine.
Ambroise attendit quelques secondes. Elle soutint son regard, même si cela en était douloureux. Elle avait l'impression que ses iris l'enserraient dans un étau de glace.
— Encore une fois, Élisabeth, vous n'êtes pas en position de marchander.
— Vraiment ? Vous ne savez toujours pas qui nous a trahis.
— Croyez-vous ?
Lizzie pâlit. Il ne pouvait que bluffer. N'était-il pas ?
Dans le plus grand des calmes, Ambroise se leva. Il avança jusqu'à la porte. S'arrêta, main sur la poignée. Le cliquetis du mécanisme se déverrouillant résonna.
— Que les choses soient claires, Élisabeth. Je ne peux pas vous sauver. Vous êtes la seule en mesure de le faire. Vous n'avez aucun atout dans votre manche. Ni aucun allié, en ces murs comme en dehors. Lorsque vous vous tiendrez devant De Glaves, souvenez-vous en. Il ne se montrera pas aussi conciliant que moi. Vous accepterez son offre.
— Ou sinon ?
Ambroise se tint là de longues secondes.
— Vous ne me laisserez pas le choix. Et De Glaves ne vous le laissera pas non plus.
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