Chapitre 4 - Le spectre et le feu
Lizzie haletait.
Chaque geste lui demandait un effort colossal. À quelques pas de là, l'eau froide du lac lui tendait les bras, mais elle n'osait s'arrêter pour en profiter.
Son cœur scandait son effroi et sa fatigue, ses jambes étaient plus molles que du coton. Mais elle marchait, inlassablement, de la forêt à la grève, et de la grève à la forêt. Portant ou trainant derrière elle des branches, des feuilles. Chaque respiration était plus pénible que la précédente, et son corps frémissait de douleurs intenses.
Lizzie avait la confuse impression d'ériger son propre bûcher. Elle aurait voulu que Jan soit à ses côtés. Mais Jan s'était enfui, comme elle le lui avait demandé. La laissant seule.
Elle poursuivit sa tâche, branche après branche. Elle se surprenait à supplier pour qu'Ambroise apparaisse entre les arbres. Mais le Pays d'en Haut était vaste, et pour ce qu'elle en savait, Ambroise pouvait fort bien être parti depuis longtemps dans une toute autre direction.
Un grand monticule de branchages s'élevait désormais sur la grève, devant la masure.
Lizzie ingurgita un peu de krafjane, ainsi qu'une profonde inspiration pour se raffermir. Elle s'empara du briquet. Il était temps. Mais tandis qu'elle actionnait l'objet, elle hésita. La poudre venait agiter son cræft. C'était à peine une vague sensation, en vérité, mais assez présente toutefois pour lui donner une idée.
Elle s'agenouilla devant le tas de bois, et tendit les mains, convoquant le cræft dans ses paumes. Invoquant le feu. Lizzie ne l'avait fait qu'à de rares reprises, la plupart du temps sous le coup de la colère. Il y avait toujours eu tant de rage en elle ; et cette même rage qui la consumait encore plus ardemment, à présent.
Elle serra les dents sous la morsure brûlante du cræft qui engourdissait ses doigts. Elle fouilla en son for intérieur, extirpant toutes ses colères comme on retourne de la terre.
Elle songea à la fin funeste qui l'attendait, le royaume sombre dont les portes s'ouvraient lentement, prête à la dévorer tout entière. Chaque minute la précipitant un peu plus vers sa fin. Elle rageait et rageait contre son propre sort.
Mais surtout, comme une lame acérée à laquelle on se pique par inadvertance, il y avait Ambroise. Il imprégnait tous ses souvenirs. Et cela était incroyablement douloureux.
Ambroise.
Ambroise qui l'avait dupée un millier de fois.
Lorsqu'il l'avait convaincue de glisser de la poudre dans le verre du baron de Mésille.
Lorsqu'il incorporait lui-même du poison dans ses repas et ne l'arrêtait qu'au dernier moment – ou pas du tout.
Lorsqu'il avait pointé son arme sur Jan, au Burgsæl.
Ambroise l'avait dupée avec ses rires, ses sourires, avec sa sollicitude.
Ambroise l'avait dupée avec ses promesses. Quand il avait serré sa main pour l'encourager dans la chapelle royale. Quand il l'avait soutenue à chaque fois qu'elle menaçait de s'effondrer.
Mensonges, mensonges encore et encore.
Lizzie laissa sa colère et sa peur se déverser dans ses mains sous la forme de deux flammes brûlantes.
Dans une exultation intense et vertigineuse, elle posa ses mains sur le bûcher, communiquant le feu au bois mort. Un enfer rouge. Une tempête de braises et de cendres.
Elle laissa un rire lui échapper.
Lizzie aurait aimé qu'Ambroise la vît comme elle était en cet instant. Une rose avec des épines. Forte et puissante comme il l'avait forgée. Non. Comme elle l'avait toujours été, bien avant d'apprendre à faire tomber des royaumes.
Devant elle, les branchages craquèrent et gémirent sous l'assaut du brasier.
Lizzie tâchait de reprendre son souffle dans la dense fumée qui s'élevait, tête rejetée en arrière. La colonne blanchâtre montait haut dans le ciel.
Voilà.
Elle l'avait fait.
Titubant de fatigue, elle regagna la maison. Emmitouflée dans une couverture, elle s'installa sur la terrasse, surveillant alternativement le feu et l'entrelacs des arbres.
Il n'y avait plus rien d'autre à faire qu'à attendre, et elle laissa ses pensées vagabonder. Son esprit, lorsqu'il ne tendait pas vers sa mort prochaine, glissait toujours vers Ambroise. Elle songeait aux pensées qui l'avaient traversée tout à l'heure. Parfois, elle le haïssait si fort qu'elle ne pouvait plus penser. Elle s'était laissée prendre à son piège, comme un insecte empêtré dans une toile d'araignée. Si obnubilée par le fait de cultiver ses propres épines qu'elle en avait oublié celles d'Ambroise.
Oui, il l'avait dupée un millier de fois. Mais le tromper lui ? C'était un art qu'elle n'était pas certaine de maîtriser.
À mesure que la journée déclinait, elle sentait l'angoisse la gagner. Elle regretta d'avoir laissé son pistolet à Jan. Au moins, elle aurait pu s'en servir, sinon pour se défendre, au moins pour s'occuper les mains.
Lizzie se força à manger, malgré les nausées qui l'étreignaient. Elle devait prendre des forces.
Lizzie se leva et fit les cent pas sur la terrasse de bois. Elle était si nerveuse, à présent, qu'Ambroise – s'il était là – devait certainement percevoir les battements affolés de son cœur.
Le feu avait brûlé une bonne partie de la journée, se rasséréna-t-elle. Peut-être Ambroise était-il là, tapi dans les fourrés. Ou peut-être marchait-il encore dans les bois. Lizzie n'osait sonder trop longtemps les profondeurs de la forêt autour d'elle, par peur de croiser son regard ; par peur qu'il devine qu'elle l'attendait. Elle tentait néanmoins d'écouter à l'aide de son cræft, mais, ignorant dans quelle direction projeter son ouïe, elle ne percevait que le murmure du vent. Elle était à peu près certaine qu'Ambroise, s'il était là, devait se dissimuler relativement loin. Mais il était tout aussi probable qu'il n'eût pas aperçu la fumée dans le ciel.
Elle ignorait ce dont elle avait le plus peur ; que tous ses efforts n'aient servi à rien, ou qu'Ambroise franchisse le seuil de la masure. Elle priait pour qu'il ne soit pas tombé sur Jan, dehors. Elle tentait de se rassurer en se disant qu'elle aurait entendu la détonation de son canon, dans le cas contraire. Mais cette incertitude la rongeait. Comme tout le reste.
Pendant que le crépuscule tombait, Lizzie se retrancha à l'intérieur. Non pas que les murs puissent la protéger d'Ambroise ou de sa propre inquiétude. Mais au moins, elle se sentait moins exposée ainsi. Par précaution, elle alluma l'âtre à l'intérieur de la masure. Dans la pénombre qui s'installait, la fumée devait encore être visible. Elle mit de l'ordre dans la petite maison qui avait abrité son quotidien des derniers mois. Ce lieu destiné à devenir son tombeau. Un jour, lors d'une soirée particulièrement éprouvante, elle avait murmuré à Jan d'ériger sa tombe sur la grève. Elle s'en rappelait parfaitement. Ses parents avaient été brûlés avec d'autres corps, parfaitement anonymes, et elle n'était même pas certaine que leurs noms eussent été inscrits sur un registre quelconque – pas alors que les hommes et les femmes tombaient comme des mouches.
Lizzie voulait un endroit où l'on se souvienne de sa mort. Personne ne la contemplerait jamais, personne ne s'agenouillerait sur le sol froid en sa mémoire, personne ne déposerait un bouquet de fleurs sur la pierre sous laquelle elle gisait. Car elle n'avait personne. Mais cela ne faisait rien. Au moins, son nom resterait. Dans la mort, on réinventerait sa vie.
Lizzie repoussa la peur qui l'envahissait et essaya de se concentrer sur les tâches simples qu'elle effectuait. Elle était peut-être à moitié morte, mais elle était encore en vie. N'était-ce pas cela, l'essentiel ? Elle rangea les outils qui encombraient la table, aligna la vaisselle ébréchée sur l'étagère branlante. Bientôt, tout serait recouvert de poussière. Peut-être, un jour, un voyageur solitaire tomberait sur le refuge pour y passer la nuit. Elle espérait qu'alors son nom ne serait plus synonyme de disgrâce, mais une simple succession de lettres vides de sens. Car assurément, l'on verrait la tombe à l'extérieur, et l'inscription que Jan graverait sur l'écriteau de bois. Élisabeth Prudence van Stoker, épouse chérie et regrettée. Elle se demanda ce qu'Ambroise écrirait en épitaphe. Lizzie Prudence, traîtresse à son royaume, penserait-il. Elle savait la phrase qu'il choisirait : Lizzie Prudence, sœur adorée. Et il n'en penserait pas un mot.
Lorsque l'obscurité fut bien installée, Lizzie s'allongea sur la paillasse glacée.
Il y avait quelque chose dans le silence vespéral qui la terrifiait. Elle avait passé des nuits et des nuits ainsi. À écouter les battements de son cœur. À prier tous les dieux pour qu'il battît encore.
Une fois.
Juste une autre fois.
Encore et encore, jusqu'à ce que l'aube se lève.
Mais à bien y réfléchir, elle n'était pas certaine que Mercyng lui octroierait même la grâce de la faucher dans le silence de la nuit.
Non. Elle souffrirait.
Elle paierait le prix du Pacte qu'elle avait brisé.
Ce fut sur cette pensée qu'elle tomba dans les limbes du sommeil.
Les mêmes cauchemars hantaient toujours ses nuits. Des regards morts. Accusateurs. Du sang, et du feu, partout, dans lesquels elle se noyait sans cesse. Et la peur, lancinante. Qui la réveillait le cœur battant, le ventre serré.
Lorsque Lizzie ouvrit les yeux, comme toutes les nuits, la peur était toujours là.
Décuplée.
Décuplée par la sensation d'une main glacée sur son visage. Comme si, enfin, un fantôme était venu lui faire payer ses crimes.
Elle voulut hurler, mais la chair étouffa son cri. Une angoisse incontrôlable gémissait dans la moindre parcelle de son corps. Son cœur pulsait avec fracas dans sa poitrine, comme s'il eût été sur le point de se rompre — le seul élément de son corps qui ne fût pas figé par la panique.
Au moment où elle songeait enfin à se débattre, une voix froide retentit.
— Bonsoir, Lizzie.
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