Chapitre 36 - Du sang et des larmes
Cinq ans plus tôt.
Le printemps était là. À travers la fenêtre de la salle de classe, elle apercevait les premiers bourgeons qui tremblotaient dans la brise, et les feuilles vertes de soleil qui scintillaient.
Un paysage idyllique, en vérité. Mais Lizzie le voyait à peine. Ses pensées étaient toutes occupées par le mal qui la rongeait. Une douleur sourde déchirait son ventre.
Elle serrait ses poings sur ses cuisses, tâchant de juguler sa respiration de plus en plus haletante. Son cœur accélérait de seconde en seconde, et elle savait que bientôt, elle ne pourrait plus contenir les larmes qui menaçaient.
Elle devait se lever. Trouver Ambroise. Trouver... Non. C'était lui. Un de ses tests stupides ! Elle songea au cours dispensé par le maître queux du Palais deux jours auparavant. Essaya de se souvenir. Ambroise lui avait fait ingérer du poison à son insu, elle en était certaine. Mais d'ordinaire... D'ordinaire, il intervenait avant qu'elle puisse s'empoisonner. Il aurait dû, dans le pire des cas, souligner son erreur et lui tendre l'antidote. Ou bien peut-être voulait-il simplement lui donner une leçon. Voilà ce qu'il se passe, Lizzie, lorsque l'on se montre imprudent. Oui. C'était tout à fait Ambroise.
— Élisabeth, concentre-toi !
Lizzie sursauta. La voix de madame Constance avait claqué dans la pièce, figeant tous ses camarades.
— C'est la deuxième fois que je te surprends à rêvasser.
Elle n'eut pas besoin de rajouter quoique ce soit. La fois suivante, il y aurait des conséquences. Cependant, Lizzie était dans un tel état de détresse qu'elle s'en fichait bien. Elle leva la main.
— Madame ?
— Qu'y a-t-il encore, Élisabeth ?
— Puis-je m'absenter ? Je dois... je dois aller à l'infirmerie.
Madame Constance l'observa un instant. Lizzie était certaine qu'elle était livide, et ce fut sans doute sa pâleur qui la persuada de laisser la jeune fille filer.
Lorsqu'elle fut certaine d'être hors de vue de la porte de la classe laissée grand ouverte, Lizzie releva ses jupons et se mit à courir. Elle repoussa l'instinct qui lui criait de monter quatre à quatre les escaliers jusqu'au deuxième étage, de déverrouiller la porte du dortoir d'une poussée de cræft et de s'enfermer dans la salle d'eau. Elle devait agir. Et vite. Elle traversa le hall jusqu'à la porte arrière. Là, donnant sur l'arrière-cour de la Pension, le bâtiment de l'infirmerie se dressait, ses murs recouverts de lierre, ses larges fenêtres qui perçaient l'intérieur d'un flot de lumière. Elle s'y engouffra sans plus attendre.
L'édifice, tout en longueur, était désert. Lizzie avança sous les voûtes délicatement sculptées, entre les deux rangées de lits vides.
Elle dut s'arrêter en plein milieu, en proie à une douleur si vive qu'elle ne sut plus comment respirer pendant de longues secondes. Elle tituba, enfin, jusqu'à l'armoire au fond de la pièce, qui contenait tous les remèdes du médecin royal.
Lizzie fourragea un instant dans les étagères, dérangeant les flacons qui s'y trouvaient. Les étiquettes ornées d'une écriture fine et déliée exposaient leurs contenus sans que son esprit embrouillé ne parvînt à les analyser.
Arrête. Que dirait Ambroise, s'il était là ?
Elle devait maintenir la peur à distance ; à tout prix. Faire la liste de ses symptômes. Réfléchir.
Lentement, Lizzie palpa son ventre, à la recherche de quoi que ce fut qui pourrait la mettre sur la voie.
Ce fut à cet instant qu'elle aperçut le sang par terre.
Ce n'était rien qu'une petite tache rouge sur le sol de pierre polie.
Précipitamment, Lizzie remonta ses jupons. Sa chemise était couverte de sang. Et ses cuisses. Maculées. De sang.
Elle passa en revue tout ce qu'Ambroise lui avait appris. Aucun, aucun poison ne causait de tels saignements. Du moins, pas à sa connaissance.
Là, pliée en deux par la douleur qui la cisaillait, Lizzie laissa un sanglot amer lui échapper. Voilà. C'était un test. Un ridicule test d'Ambroise. Et si elle échouait ?
Lizzie se retourna vers l'armoire. Elle lut les étiquettes, une à une. Mais si Lizzie en connaissait les méfaits, elle était loin d'avoir mémorisé toutes les vertus des herbes. Sauge. Peut-être... peut-être cela pouvait-il l'aider. Krafjane. Non, cela n'allait pas non plus. La krafjane était un excellent antidouleur, mais Lizzie devait trouver une substance qui lui permette d'éliminer le poison qui la rongeait.
Lizzie poussa un gémissement.
Elle se laissa tomber au sol.
N'était-elle pas liée à Mercyng ? Pouvait-elle seulement mourir avant d'accomplir sa tâche ? Non. Ambroise ne la laisserait pas mourir, il allait intervenir, il allait arriver d'un instant à l'autre. Mais comment pouvait-elle espérer survivre au Pays d'en Haut si elle était incapable de s'en sortir par elle-même ?
Ambroise allait venir. Il lui suffisait d'être patiente. Mais plus les secondes passaient, plus la peur l'envahissait, entêtante, glacée.
Lizzie resta prostrée un long moment ainsi, yeux fermés, mains pressées sur son ventre douloureux. Elle songea à ses parents ; il lui semblait que c'était là la meilleur chose à laquelle penser, si elle devait bientôt les rejoindre.
— Lizzie ?
Clervie se tenait agenouillée à côté d'elle. Elle la contemplait d'un air inquiet.
— Lizzie ? Lizzie, m'entends-tu ?
Lizzie darda sur elle un regard humide de larmes.
— Madame Constance m'a demandé de vérifier si tu allais mieux.
— Mieux ? gémit-elle. Je vais mourir !
— Mourir ?
— Il me faut... Ambroise... Ambroise saura quoi faire.
— Élisabeth, Ambroise est un homme.
— Ambroise est un... Quoi ?
— Un homme, Lizzie. Et toi, tu es une femme.
— Malcræft, quel est le rapport ?
— Tu ne vas pas mourir. Les femmes saignent, Lizzie. Tous les mois.
Oh. Oh.
Lizzie songea au sang qui maculait ses jupons. Était-ce donc cela ?
Le soulagement qui descendit sur elle lui sembla la plus douce des sensations. Et en même temps, quelque chose de douloureux et de vertigineux mordit son ventre.
Clervie la contempla un long moment.
— Ne me dis pas que tu l'ignorais ?
— Je le savais. Les plus âgées en parlent.
— Pourquoi as-tu cette mine horrifiée, alors ?
— C'est que... il y a... beaucoup de sang...
Elle s'était toujours figurée qu'il ne s'agirait que d'une goutte de sang ou deux. Pas... ça.
— Eh bien, oui.
Lizzie se prit la tête entre les mains.
— C'est un cauchemar, gémit-elle.
— Toutes les femmes passent par là.
— Tous les mois...
— Oui.
— C'est impossible.
Clervie demeura silencieuse.
— C'est impossible, répéta-t-elle. Je ne peux pas... Je n'arrive même pas à me concentrer !
— Madame Constance est passée par là, elle aussi. Tu peux lui dire, elle se montrera compréhensive.
Mais Lizzie, elle, pensait à toute autre chose. Les mots de Clervie tournaient en boucle dans son esprit.
Ambroise était un homme.
Lui n'était pas passé par là.
Et elle ne pouvait pas se concentrer.
Alors se battre ?
***
Hors d'haleine, Lizzie franchit la porte du vieux théâtre. Elle ne put manquer la silhouette d'Ambroise, perché sur la scène comme à son habitude.
— Vous êtes en retard, Élisabeth.
— J'ai été retenue.
Il n'était pas question qu'elle lui dise qu'elle avait passé les dernières heures prostrée à l'infirmerie, à se demander comment elle trouverait le courage de le rejoindre. Elle plongea dans une révérence – même si Ambroise lui tournait le dos ; il tenait un bâton dans chacune de ses mains, et elle grimaça à l'idée de l'entraînement qui l'attendait. Il sauta en bas de l'estrade et se dirigea vers elle.
Le souffle de Lizzie était court, et elle tremblait de tous ses membres. Ses jambes flageolantes peinaient à la porter, et elle dut se rattraper à la porte derrière elle. La lâcha à contrecoeur pour attraper le bâton qu'Ambroise lui lançait. Mais ses doigts, pourtant mus par l'habitude, manquèrent l'arme de fortune, qui heurta douloureusement sa poitrine avant de tomber sur le sol. Elle se baissa pour ramasser le simulacre d'épée, trouvant un peu de réconfort dans le contact familier du bois glacé.
— Prête ?
Non, faillit-elle rétorquer. Mais le mot ne put se résoudre à franchir ses lèvres. Elle se força à hausser les épaules d'un geste désinvolte et à avancer dans la longue pièce.
Elle se mit en garde, et Ambroise fit de même.
Ils se dévisagèrent pendant quelques secondes. Lizzie savait qu'Ambroise attendait qu'elle engage le combat ; dans le cas contraire, il aurait déjà attaqué. Ce qui signifiait que plus elle attendait, plus elle lui laissait l'opportunité de lire ses intentions. Il lui faudrait se montrer ingénieuse. Mais aujourd'hui ? Face à la souffrance qui tenaillait son ventre ? Elle n'en avait pas la moindre envie. Même son bâton lui semblait lourd entre ses mains.
Elle opta pour viser la gorge. Son mouvement fut lent et gauche, inutilement large. Si maladroit, en vérité, qu'elle entendit distinctement Ambroise pousser un soupir lorsqu'il pivota et se coula le long de son bras. Il asséna un coup sur son poignet. Son arme lui échappa et percuta le sol avec fracas ; celle d'Ambroise, elle, vint frôler sa gorge.
Il n'émit aucun commentaire, et, lorsqu'il rompit d'un pas, Lizzie se contenta de récupérer son arme et de se remettre en position.
À quelques mètres d'eux, la chaise qui reposait contre le mur paraissait lui tendre les bras, cruelle et ironique. Elle pouvait peut-être simplement l'informer qu'elle ne se sentait pas bien, qu'elle couvait une maladie quelconque. Cela ne serait pas la première fois. Mais si cela recommençait tous les mois ? Grands dieux, elle ne voulait pas y pens...
Ambroise attaqua. Si vif qu'elle le vit à peine bouger. Si rapide qu'elle ne songea même pas à s'écarter de sa trajectoire – un arc-de-cercle imparable.
Le bâton d'Ambroise frappa ses doigts. Lizzie n'était pas certaine qu'il l'avait fait exprès ; quoi qu'il en soit, elle fut une nouvelle fois dépossédée de son arme de fortune, qui roula jusqu'à s'immobiliser sous la botte d'Ambroise.
— Élisabeth !
— Je suis désolée.
Des larmes piquèrent des yeux, sans qu'elle ne sache si cela était dû à la souffrance qui se propageait dans sa main ou à sa remontrance. Il lui tendit son bâton. Lizzie se repositionna en chassant les larmes qui menaçaient. Ambroise, de toute façon, ne se laisserait pas attendrir. Ambroise s'était à peine mis en garde qu'elle fondit sur lui. Il para sans mal son coup. Il eut la grâce, cette fois, de ne pas frapper assez fort pour la départir de son arme et de la laisser asséner une seconde attaque. Mais le choc qui s'était réverbéré dans ses bras était tel qu'elle avait faillit lâcher son arme.
Puisqu'Ambroise les lui accordait, l'air de rien, Lizzie profita de quelques seconde pour remettre de l'ordre dans sa respiration chaotique comme dans ses pensées. Analyser la situation. Ambroise était solidement campé face à elle, mais si elle feintait... Elle se propulsa vers lui pour viser sa jambe, déplaçant dans le même mouvement ses mains vers le centre du bâton. Mais à l'instant où l'autre extrémité allait s'abattre sur l'épaule d'Ambroise, il disparut. Lizzie cilla. Sans qu'elle ne sache comment, Ambroise se retrouvait derrière elle. Et avant qu'elle n'ait le temps de pivoter, il crocheta sa jambe. Elle se chuta au sol, ses poumons vidés de leur air sous le choc.
— Concentre-toi, entendit-elle à travers les étoiles qui dansaient devant ses yeux.
Ils s'étaient entrainés ainsi des dizaines, des centaines de fois. Lizzie pouvait compter sur les doigts d'une main le nombre de fois où elle avait gagné face à Ambroise, mais, d'ordinaire, elle parvenait au moins à esquiver ses coups. Un sanglot monta dans sa poitrine.
— Je ne peux pas me concentrer ! s'écria-t-elle.
— Tu ne peux pas te concentrer ?
— Non !
— Oh, je vois. Te serais-tu encore faite réprimander par madame Constance parce que tu n'écoutais pas en cours ?
Lizzie s'assit à même le sol. Il lui semblait que ses jambes seraient incapables de supporter son poids si elle se relevait. Elle leva les yeux vers Ambroise qui la dévisageait, si loin au-dessus d'elle.
— Non.
Mais sa voix avait sonné d'une façon si mal assurée qu'Ambroise la regarda de travers.
— Oui, avoua-t-elle. Mais cela n'a rien à voir !
— Malcræft, quelle excuse vas-tu encore inventer cette fois ?
— Je... saigne.
Il l'examina longuement. Lui qui d'ordinaire voyait tout, ne voyait rien.
— Je saigne comme les femmes saignent, s'impatienta-t-elle.
Elle regretta d'avoir prononcé ces mots à l'instant où ils sortirent de ses lèvres.
Ambroise tiqua, si nettement qu'un flot de gêne et de honte s'abattit sur elle. Il se ressaisit, mais les joues de Lizzie, elles, étaient en feu.
— Tu es devenue une femme, donc.
— Oui, tout le monde me dit cela depuis ce matin, rétorqua-t-elle. Un peu d'originalité ne vous tuerais pas.
— Me suggères-tu de ne pas mettre ton insolence sur le compte de ton état ?
Lizzie le foudroya du regard. Mais elle préférait se montrer impertinente plutôt que de dévoiler une seule seconde le malaise qui l'étreignait à l'idée qu'elle avait une telle conversation avec Ambroise.
— De toute façon, je ne me sens pas plus femme qu'hier, alors cessez avec cette rengaine !
Elle baissa la tête pour ne pas voir les traits sévères d'Ambroise. Mais il s'agenouilla à côté d'elle. Il y avait quelque chose sur son visage, quelque chose qui ressemblait à de la préoccupation, mais plus rien de l'expression stricte qu'elle avait cru y discerner quelques secondes plus tôt.
— Et puis... commença-t-elle.
Les mots se bousculaient sur ses lèvres en une si âpre bataille que tous y moururent.
Ambroise attrapa sa main – celle qui avait été gratifiée un moment auparavant d'un coup de bâton, et qui était désormais rougie et un peu enflée. Lizzie sentit le cræft affluer au bout de ses doigts.
— Et puis ? répéta-t-il.
Lizzie secoua la tête en fixant sa main qui, sous l'action du cræft d'Ambroise, reprenait une teinte plus normale.
— Pourquoi saigne-t-on ? demanda-t-elle de but en blanc.
Le cræft reflua brutalement. Avant de reprendre, comme si de rien n'était.
— Mais, commença-t-il, avec les hommes qui avaient été faits vertueux, vinrent les vices ; et bientôt le premier sang fut versé. Werran, dieu de la Guerre et de la Paix, naquit des larmes de la déesse qui contemplait ses enfants ensanglantés.
Lizzie poussa un soupir exaspéré. Elle s'était attendue à tout, mais certainement pas à ce qu'Ambroise lui cite la Geste des dieux.
— Certes. Mais à quoi cela sert-il ? Le sang ? Pourquoi devrais-je devenir une femme ?
Cela, personne n'avait daigné le lui expliquer. Elle n'était pas sûre que quiconque à la Pension en connaisse la réponse, alors Ambroise ? Grands dieux, elle allait mourir de honte avant la fin de cette discussion.
— Lorsque les femmes saignent, expliqua-t-il, c'est que leur corps est... apte à concevoir.
— Concevoir ?
— Des enfants.
Lizzie s'empourpra davantage encore.
— Oh. Et...
— Posez vos questions à madame Constance, voulez-vous ?
Son ton avait été léger. Mais ce vouvoiement — sa façon de la mettre à distance — lui était insupportable.
— Cela ne fait donc pas partie des choses que vous devez m'enseigner ?
— Au cas où cela vous aurait échappé, je suis un homme.
— Alors vous ne savez rien de... tout ça ?
— Si. Mais, pour l'amour des dieux, Élisabeth, vous êtes encore une enfant.
— Je croyais que j'étais devenue une femme.
Ambroise la foudroya du regard et prit une profonde inspiration.
— Femme ou non, nous aurons cette conversation une autre fois, veux-tu ? Quand tu seras plus âgée.
— Mais...
— Une autre fois.
— Une dernière question. Une seule, s'il vous plaît.
— Une seule.
— Si je suis apte à...
Concevoir des enfants. Les mots ne purent se résoudre à franchir ses lèvres. Concevoir des enfants était un monde empli de mystères. Une réalité cachée derrière un voile trop lourd pour qu'elle puisse le soulever. Trop tabou pour qu'elle se résolve même à s'y risquer.
Elle opta pour un vague geste de la main.
— Cela signifie que je suis en âge d'être... mariée ?
— Oui. Mais seulement lorsque tu seras prête, pas avant.
Puis, comme s'il avait lu la tension en elle :
— Ne t'inquiète pas. Nous avons encore de longues années devant nous.
De longues années. Par tous les dieux.
— Vous devez savoir que je... je vais saigner... tous les mois.
— Je le sais.
— Non, ce que je veux dire, c'est que je serai... ainsi... tous les mois.
— Ainsi ?
Lizzie battit des cils pour chasser les larmes qui menaçaient à nouveau.
— Je n'ai pas l'impression d'être en état de me battre, avoua-t-elle dans un filet de voix.
— Alors tu ne te battras pas.
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