Chapitre 18 - Le pourpre et l'azur
La peur déferla sur Lizzie avec la violence d'un coup de tonnerre, et elle se sentit pâlir.
La seconde d'après, elle heurtait le sol, le corps d'Ambroise au-dessus d'elle.
— Malcræft, l'entendit-elle jurer par-dessus les pulsations effrénées de son cœur.
Et en un instant, ce fut le chaos.
Une salve répondit à la précédente – en provenance des soldats ardrasiens.
Une autre, venant de l'autre côté de la forêt.
Et des cris.
Le vacarme résonna dans la moindre parcelle du corps de Lizzie, faisant bourdonner ses tympans et frémir tous son corps. Chaque détonation vrillait ses entrailles et accélérait l'affolement de son cœur.
C'était le son de la guerre. De plus en plus proche.
Lizzie ferma les yeux.
Elle savait ce qu'elle devait faire. C'était ce qu'elle avait toujours fait. Maintenir la peur à distance.
Elle l'avait fait tant et tant de fois. Lorsqu'elle se tenait dans le réfectoire de la Pension. Face aux réprimandes de madame Constance et d'Ambroise. Et à chacun de ses meurtres.
Là, dans l'obscurité rougie de ses paupières, Lizzie se concentra sur sa respiration. Sur les battements de son cœur. Elle devait maintenir la peur à distance. Affûter son esprit. Oublier la peur, la laisser couler sur elle sans l'atteindre ; rien qu'un écho dans un recoin de sa conscience.
Dans ses veines, l'adrénaline remplaça la terreur. Et malgré les détonations qui fusaient, son cœur retrouva, sinon son calme, au moins la régularité qui lui faisait défaut.
Lorsque Lizzie rouvrit les yeux, Ambroise se tenait toujours au-dessus d'elle. Il ne la regardait pas. Elle pria pour qu'il n'eût pas vu l'angoisse qui l'avait submergée ; elle aurait aimé qu'il vît comment elle se dressait à présent contre sa propre peur.
Lizzie tourna la tête. Le bras droit d'Ambroise se trouvait replié à quelques centimètres de ses yeux – une protection vaine, si un tir venait à se perdre dans leur direction. Il n'avait pas dégainé son arme. Ce détail si incongru troubla Lizzie. Pourquoi ? Réfléchis, s'admonesta-t-elle. Il n'en avait pas besoin, car les troupes n'avaient pas encore connaissance de leur présence. Cela signifiait qu'ils étaient encore en relative sécurité, le seul danger représenté par une balle perdue. Non. Réfléchis.
Le Nærmark d'un côté ; l'Ardrasie de l'autre.
Les armées allaient les prendre en tenaille.
La peur s'engouffra à nouveau dans les interstices de son esprit. Inspirer. Expirer. Rien qu'un écho dans un coin de sa conscience. Ne faire qu'un avec le vacarme qui les environnaient.
Les armées allaient les prendre en tenaille. C'était pour cela qu'Ambroise ne tirait pas ; parce que tirer serait inutile. Parce que, d'une façon ou d'une autre, ils allaient se trouver entre les deux feux. Et mourir.
Lizzie considéra la silhouette d'Ambroise au-dessus d'elle. Il avait baissé la tête et elle sentait son souffle sur son front. Ses cheveux blonds tombaient sur ses sourcils froncés, et derrière lui, les cimes et le ciel bleu ; et ses yeux du même azur que le ciel étaient figés dans le vague – il écoutait les salves qui faisaient vibrer l'air autour d'eux. Lizzie tourna la tête vers le bras d'Ambroise qui reposait à même le sol, juste à côté de son crâne. Elle prit soudain conscience de la position de son autre main, qui clouait son épaule au sol. De son genou enfoncé dans sa cuisse pour la maintenir à terre. Et de la façon dont tout le corps d'Ambroise, si grand par rapport au sien, était ployé au-dessus d'elle, protégeant la moindre parcelle de son corps. Un rempart.
Lizzie se débattit et repoussa Ambroise – il n'était pas question qu'il risque sa vie pour elle.
— Lizzie ! siffla-t-il.
Mais elle ne l'écouta pas et se dégagea tout à fait, chassant le bras qu'il tendait vers elle. Elle n'était pas une petite chose fragile qu'il devait protéger au péril de sa vie.
À travers les fougères qui les dissimulaient, Lizzie se redressa légèrement pour risquer un coup d'œil vers la seconde armée. À travers la cacophonie des canons levés, elle reconnut l'uniforme cramoisi du Nærmark.
Une second plus tard, la main d'Ambroise la plaqua au sol, lui arrachant un cri.
— Pour l'amour des dieux, Lizzie !
Lizzie l'entendit à peine. Elle tâchait de se souvenir de ce qu'elle avait vu. D'analyser. Les troupes étaient éparpillées dans l'immensité de la forêt, mais couvraient le terrain en un maillage à travers lequel il serait périlleux de passer.
— C'est le Nærmark, répliqua-t-elle. Ils...
— Je le sais, je les entends.
— Et vous n'avez pas jugé utile de me communiquer cette information ?
Il grimaça alors qu'une nouvelle salve retentissait. Le bruit, amplifié, devait être insupportable pour Ambroise.
Lizzie elle-même ne s'entendait plus penser par-dessus le vacarme. Mais elle repoussa la panique qui menaçait de la submerger à nouveau. C'était simple ; elle l'avait fait tant et tant de fois, se répéta-t-elle. Elle se força encore à se concentrer sur sa respiration, sur la main d'Ambroise dans la sienne – depuis combien de temps la tenait-il ainsi ?
— Pour l'instant, nous ne risquons pas grand-chose, énonça Ambroise d'une voix calme. Ils se contentent de tirer vers l'ennemi. Tant que cela ne se transforme pas en mêlée, nous sommes relativement à l'abri.
Un tir se perdit juste à côté d'eux, faisant frémir les fougères et voler en éclat l'écorce d'un tronc d'arbre. Lizzie laissa s'échapper un cri. Maintenir la peur à distance. Oublier la peur. La main d'Ambroise pressa plus fort la sienne.
Ce n'était rien.
Ce n'était qu'un tir isolé.
Ils n'allaient pas mourir, pas ici, pas maintenant. N'était-il pas ?
Lizzie se le refusait.
Lizzie inspira. Expira. Inspira. Son cœur tambourinait entre ses côtes, incroyablement douloureux. Elle entendit à peine le chuchotement d'Ambroise.
— Bien. Nærmark ou Ardrasie ?
— Quoi ?
Tout en parlant, il dégaina le pistolet qui pendait à sa ceinture. Ses gestes étaient empreints d'une sérénité telle que Lizzie se calma un peu. Mais les traits d'Ambroise le trahissaient.
— Nærmark ou Ardrasie ? Nous devons décider de quel côté nous allons nous enfuir. Nous sommes suffisamment proches de Fort-Rijkdom pour qu'ils connaissent tous ton identité. Si nous sommes attrapés par le Nærmark, ils pourraient bien nous prendre en otage ou nous tuer. Après tout, nous sommes Ardrasiens et ta tête est mise à prix. Mais je ne te cache pas que préférerais éviter de tirer sur nos soldats ou prendre le risque de les laisser te capturer. Les ordres de De Glaves te concernant sont clairs.
Lizzie déglutit.
Qu'ils partent d'un côté ou de l'autre, ils défendraient leurs vies. Elle ne parvenait pas à concevoir ce qui adviendrait ensuite ; tout son esprit butait sur l'éventualité de leur mort prochaine.
— Nærmark, décida-t-elle.
L'Ardrasie ne lui laisserait pas la vie sauve. Elle était même à peu près certaine que son sort serait bien pire entre les mains de son propre royaume, où Ambroise n'aurait d'autre choix que de la livrer. Et puis, elle pourrait toujours se faire passer pour wallende auprès des soldats du Nærmark.
— Bien.
Il raffermit sa prise sur sa main.
— Ne me lâche pas. Nous allons essayer de contourner les troupes. Il y a un tronc couché, trente mètres derrière toi. Je te couvre.
— Non !
Ses prunelles se muèrent en glace en percutant les siennes.
— Je te couvre, Élisabeth.
Le cœur de Lizzie tressauta. Elle faillit protester encore, mais elle n'avait plus de cræft, et ils avaient l'un comme l'autre vu ce qu'il s'était produit la dernière fois qu'elle avait essayé de tirer. Alors elle tourna la tête pour regarder dans la direction qu'il désignait : un chêne centenaire fauché par une tempête, une trentaine de mètres plus loin. Elle acquiesça.
— Allons-y, souffla-t-elle.
— Un.
Elle croisa le regard d'Ambroise, et ne put manquer la lueur d'inquiétude qui y dansait. Avait-il peur pour leurs vies, ou doutait-il simplement de ses capacités ? Elle repoussa la pensée amère au fin fond de son esprit.
— Deux.
Lizzie s'accroupit, prête à bondir en avant. À côté d'elle, la main d'Ambroise était si crispée sur son pistolet que ses phalanges en étaient livides.
— Trois !
Lizzie s'élança.
Presque aussitôt, elle entendit l'arme d'Ambroise qui entrait en action. Les déflagrations résonnaient dans ses tympans, au rythme de ses pas.
Il y avait des cris et des coups de feu, il y avait du chaos et de la mort. Lizzie gardait les yeux rivés sur le tronc. Maintenir la peur à distance.
Encore vingt mètres.
C'était comme lorsqu'elle lançait des poignards, comme lorsqu'elle tirait. Une cible à atteindre. La seule chose qui comptait.
Quinze mètres.
La cible ; c'était tout ce qui comptait.
Rien d'autre n'avait d'importance.
Ni les silhouettes vêtues de rouge qui se rapprochaient dangereusement d'elle, ni l'écorce qui volait en éclat à quelques centimètres de sa tête.
Dix mètres.
La cible. Rien d'autre n'avait d'importance. Ni ses poumons brûlants, ni la douleur qui irradiait tout à coup dans sa cuisse droite.
Encore cinq mètres.
Lizzie tituba. Ses genoux tremblaient et elle n'était pas certaine de réussir à...
Trois mètres.
Un violent choc dans son dos la propulsa derrière le tronc.
À l'abri.
Ambroise se tenait à côté d'elle, le canon de son arme fumant entre ses mains parfaitement calmes. D'un geste pourvu de toute l'assurance que conférait l'habitude, il introduisit une nouvelle dose de poudre à l'intérieur.
Lizzie releva la tête et le regretta aussitôt.
Elle venait d'apercevoir des Útlends parmi les rangs du Nærmark.
Elle se tourna vers Ambroise, mais il avait fermé les yeux. Elle savait qu'il écoutait ce qu'il se déroulait dans la forêt, qu'il percevait le moindre bruissement, la moindre respiration, le moindre battement de cœur. Elle commanda à son cœur de cesser ses pulsations frénétiques, mais celui-ci, bien sûr, ne lui obéit pas.
— Ils vont charger, murmura Ambroise en rouvrant les yeux.
Son ton était si neutre que Lizzie crut avoir mal entendu.
— Il y a un ruisseau à l'orée du bois. Par là. Si nous l'atteignons, nous serons en sécurité.
— Est-ce loin ?
— Peut-être à deux minutes d'ici. Mais si nous devons éviter de nous faire tuer en même t...
Il n'acheva pas sa phrase.
Les cris, de chaque côté de la forêt, s'intensifièrent brusquement.
— Vite ! aboya-t-il en attrapant sa main pour la forcer à se lever. Je te couvre !
Mais le sol de la forêt se mit à trembler. C'était le martèlement de centaines et de centaines d'hommes. Figée, Lizzie fixa Ambroise dans le fracas assourdissant ; et lui aussi la regardait, livide. Il l'entraîna en avant, pendant que les deux armées fondaient droit sur eux.
Lizzie ne sentait plus son corps. Elle ne sentait plus rien du tout, rien d'autre que les doigts d'Ambroise dans les siens, ce bras qui la tirait en avant. Le canon d'Ambroise crachait et crachait encore, implacable, détonation après détonation. Et autour d'eux...
Les deux armées rentrèrent en collision. Le bleu et le rouge se mêlait sans harmonie aucune. Les lames s'entrechoquaient, les mousquets tiraient et tiraient dans une symphonie sinistre. Ambroise la poussa en avant, lui faisant éviter de justesse un coup de feu, esquiver des corps et des baïonnettes.
Lizzie n'avait jamais imaginé la guerre ainsi.
Même dans les livres d'histoire qu'elle avait étudiés à la Pension, elle avait toujours vu les batailles comme des affrontements rangés, bloc contre bloc. Des lignes sagement formées. Un ensemble ordonné à la façon des échiquiers sur lesquels elle jouait avec Ambroise, dans la lumière tamisée du vieux théâtre.
Non, Lizzie n'avait jamais imaginé la guerre ainsi.
Un chaos.
Un vacarme indicible.
Du sang, partout.
Et la terreur.
Et elle se sentit tomber à l'intérieur d'elle-même. Tout était flou, et le monde n'avait plus de consistance.
Ambroise la plaqua contre un amas de pierre. Lizzie cligna des yeux, hébétée. Les roches, polies par les millénaires, formaient un minuscule creux, à peine assez grand pour qu'ils s'y tiennent tous deux accroupis. La main d'Ambroise la lâcha afin de recharger son arme.
— Reprends ton souffle. Trente secondes, pas une de plus.
Trente secondes.
Lizzie avait le vertige. Son cœur était si douloureux qu'elle était surprise qu'il battît encore. Trente secondes. Elle se força à prendre d'amples respirations.
Ambroise reprit sa main. Mais elle n'était pas prête. Elle n'était pas prête ! Elle s'accrocha au bras d'Ambroise.
— Non ! gémit-elle.
Elle ne voulait pas y retourner. Pas encore.
Un homme vêtu de rouge tomba juste à côté d'eux, le crâne ensanglanté. Une gerbe de sang macula la pierre claire.
Lizzie se recroquevilla contre la pierre en poussant un cri. Elle ferma les yeux et réprima un haut-le-cœur. Dans les ténèbres, elle se sentit mieux.
— Garde-les yeux ouverts, Lizzie.
Elle secoua la tête. Elle savait qu'elle ne pouvait pas rester ainsi. Ici. Ambroise n'était pas en mesure de les protéger tous les deux, pas alors que des hommes armés progressaient de tous les côtés. Elle savait qu'elle devait se montrer vigilante. Regarder.
— Malcræft, nous devons avancer !
Mais elle ne pouvait pas. Elle ne pouvait plus. Pas alors qu'un corps gisait à quelques centimètres d'elle, la tête à moitié arrachée par un coup de feu. Pas alors que ses yeux morts la dévisageaient.
— Tu en as vu d'autres. Ce n'est même pas toi qui l'a tué.
Elle secoua encore la tête. Ambroise se trompait.
Elle l'avait tué.
Tout ce désordre, toute cette douleur. Tous ces cris de détresse et ces détonations assourdissantes. Elle en était responsable. Et elle savait que si elle ouvrait les paupières, les fantômes reviendraient. Ils revenaient toujours, tous ces yeux morts dont elle avait aspiré la vie.
Ils revenaient toujours.
Elle prit une profonde inspiration et se força à regagner la lumière. Les couleurs vives des feuilles et du sang mêlés s'imprimèrent sur sa rétine. Maintenir la peur à distance. La laisser couler sur elle. Inspirer. Expirer.
— Bien, souffla Ambroise. Concentre-toi sur ma voix. Nous devons partir d'ici, Lizzie. Aller jusqu'au ruisseau. D'accord ?
Elle sanglota sans pouvoir s'en empêcher. La voix d'Ambroise résonna contre son oreille, cinglante.
— Assez de tes jérémiades. Lève-toi. Tu...
Ambroise se tut.
Une voix en nærmarkien prit le relai, et Lizzie se sentit trembler.
Les mots, confus dans la terreur qui l'habitait, avaient la consistance d'un rêve. Mais Lizzie entendit Ambroise qui répondait. Il avait levé les mains en l'air et posé son arme, qui reposait à présent sur sa cuisse.
Puis tout à coup, une phrase perça le brouillard.
— Is þæt hēo lā ? Þe wicce ?
C'est elle ? La sorcière ?
Lizzie cligna des yeux. Elle aperçut un homme en uniforme pourpre qui se dressait devant eux. La lame de sa baïonnette rougie de sang était pointée droit sur elle.
— Gēa, répondit Ambroise. Ic brenge hēo tō Fort-Rijkdom. For hire dōm.
Lizzie tressaillit. Oui. Je l'emmène à Fort-Rijkdom. Pour qu'elle y soit jugée.
Au même moment, la main d'Ambroise attrapa son coude et l'attira violemment vers lui. Elle poussa un cri.
Une nouvelle secousse sur son bras lui répondit. Les doigts d'Ambroise serrèrent à lui en faire mal.
L'homme proféra une nouvelle phrase en nærmarkien que, cette fois, Lizzie ne comprit pas. Tout ce qu'elle perçut, ce fut Ambroise qui hochait la tête d'un air entendu, avant de jeter à Lizzie un regard si froid qu'elle en frémit.
Elle sut tout à coup ce que la pression douloureuse d'Ambroise signifiait. Joue ton rôle. Lizzie battit des cils pour chasser les larmes qui s'y accrochaient. Se tourna vers l'homme – elle n'avait guère besoin de feindre la peur.
— S'il vous plait, sanglota-t-elle en ardrasien, aidez-moi. Je ne veux pas mourir.
Ses supplications se noyèrent dans le chaos qui les environnaient. L'homme eut un signe de tête, accompagné d'un mouvement d'arme vers le reste de la forêt.
Ambroise, de sa main libre, resserra sa propre prise sur son arme. De l'autre, il mit Lizzie debout. Une nouvelle crispation sur son bras. Malgré la confusion qui régnait dans son esprit, Lizzie parvint à gémir quelques mots.
— Non, s'il vous plait... Non !
Et elle ne savait pas à qui elle s'adressait. À l'homme qui la menaçait de sa lame écarlate ; à la main d'Ambroise qui la tirait une fois de plus vers le chaos et la mort.
Derrière eux, des détonations retentirent.
L'homme les couvrait.
Ambroise n'avait pas lâché son bras. De sa main libre, il continuait à tirer, assurant leurs arrières dans une danse implacable et mortelle.
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