
Épilogue
Ambroise tituba.
Une tache rouge maculait sa chemise. Mais il ne sentait pas la souffrance qui irradiait dans son bras. Non.
C'était le choc qui le fit se raccrocher à la façade d'une vieille maison de l'Oudehaven, à l'embouchure d'une multitude de ruelles.
Il avait perdu Lizzie Prudence.
Et il avait échoué.
Il serra les dents. Et Carlton Belvild s'était probablement échappé — comme le rat qu'il était.
Non. Ambroise avait été trop occupé à la pourchasser, elle ; à la chercher dans la foule ; à hurler son nom, ce nom qui avait éclot tant et tant de fois sur ses lèvres. Au lieu de faire son devoir et de trouver Belvild.
Lizzie.
Il martela la pierre glacée de son poing. Encore, et encore. Ignorant la douleur qui meurtrissait ses phalanges. C'était son amour-propre qui se déchirait. Son honneur. Et son cœur était lui aussi transpercé. Ce n'était pas la première fois.
Il survivrait, comme il avait survécu toutes les autres fois.
Ambroise se redressa.
Il fixa le labyrinthe de ruelles qui s'étendait devant lui. Les déflagrations vrillaient ses tympans. Les lueurs qui éclataient dans le ciel donnaient à la ville une allure sinistre, et la rumeur du brasier gémissait comme un cri. Une odeur de fumée planait dans l'air, âcre, étouffante. L'incendie se mouvait comme un corps, s'étendant lentement, inexorablement, aux bâtiments alentour.
Ambroise se détacha du mur, se demandant par quel exploit il parvenait à tenir debout sous le poids de l'humiliation et du déshonneur. Et de la douleur qui commençait à s'éveiller dans son bras, lancinante. Il avait reçu de nombreuses blessures dans sa vie. Mais la plaie qui s'ouvrait dans sa chair était la plus terrible de toutes — la brûlure féroce de la trahison.
Pourquoi n'avait-il pas tiré sur Van Stoker ?
Il n'avait pas tiré, précisément, à cause d'elle. Il s'était montré trop tendre. Trop conciliant. Comme à chaque fois.
Et il l'avait perdue.
Il l'avait perdue peut-être pour toujours.
Lizzie.
Un gémissement lui échappa. Il en eut aussitôt honte. Il l'étouffa de son poing rougi de sang. Et continua à avancer dans le dédale de ruelles.
Il posa sa main meurtrie sur la crosse de son pistolet. Juste au cas où. Au cas où elle se trouverait là — mais il savait bien qu'il n'entendait pas son cœur battre dans la nuit.
Elle pouvait être n'importe où. Il lui avait appris tout ce qu'il savait. Il lui avait appris à se fondre dans les ombres, et à prendre mille apparences.
Et dire que, derrière cette mascarade, il avait cru être le seul à savoir qui elle était vraiment. Désormais, il avait la certitude qu'il était incapable de la reconnaître. Elle n'était plus sa Lizzie. Elle était quelqu'un d'autre. Même son regard avait changé : il l'avait vu à l'instant où il s'était présenté devant elle.
Où qu'elle aille, elle ne reviendrait pas.
Mais il savait où aller, désormais.
Les rues enténébrées défilèrent sous ses pas chancelants. Il progressa ainsi, jusqu'aux quartiers nantis. Depuis cette partie de la ville, on voyait sans mal l'incendie qui étendait ses bras monstrueux dans l'Oudehaven, mais le bruit des détonations était assourdi. La plupart des fenêtres étaient éteintes.
Il s'arrêta dans une ruelle qui bordait la mer.
Rue Sint-Saskia.
De l'autre côté, derrière les flots, songea-t-il avec amertume, se trouvait l'Ardrasie. Son royaume. Leur royaume. Le royaume qu'elle avait trahi, en le trahissant lui.
Elle avait choisi son camp.
Lizzie.
Il ferma les yeux. Un instant. Il se recomposa un visage assuré, où il laissa filtrer une partie de sa colère.
Puis il gravit le perron de la demeure de Geert van Stoker.
Il dut frapper longtemps avant qu'un majordome ne vienne lui ouvrir, tenant une lanterne à cræft pour tout éclairage. Le regard méfiant de la silhouette mangée d'ombres pesa sur Ambroise.
— Monsieur ?
— Je dois parler à Van Stoker.
— Nous sommes au beau milieu de la nuit, monsieur.
— Cela concerne son fils, et l'incendie du Burgsæl.
L'homme eut un mouvement de recul.
— L'incendie dû...
Il écarta sans ménagement Ambroise pour se précipiter dans la nuit. Les flammes se découpaient nettement dans le ciel noir, agrémentées des lueurs bleutées des artifices.
— Par tous les dieux ! Que...
Ambroise pénétra dans le vestibule plongé dans l'obscurité.
— Allez réveiller votre maître. Maintenant.
Le domestique rentra à l'intérieur et disparut dans les escaliers qui montaient à l'étage sans demander son reste.
Ambroise alluma les lampes à cræft, dévoilant la somptueuse entrée, ses dorures, ses colonnades sculptées, son sol de marbre. Assurément, la maison de son fils faisait pâle figure.
Il profita d'avoir enfin un peu de lumière pour inspecter sa blessure. La balle n'avait pas traversé, elle était donc toujours logée quelque part dans sa chair. Du sang s'échappait de sa blessure, imbibant la manche de sa chemise, et gouttant sur le sol de marbre. Désormais, la douleur était intense, brûlante, et pulsait jusque dans son épaule. Il allait avoir besoin d'un médecin. Il serra le poing de son bras valide, sentant à peine la souffrance que ce geste provoquait dans sa main meurtrie.
Lizzie ne l'avait pas manqué, cette...
Il barra le chemin au juron qui menaçait de poindre dans son esprit. Il devait se reprendre. Se contrôler. Maîtriser ses sentiments. Maîtriser la colère qui bouillonnait en lui. Maîtriser, toujours.
Ce fut ce moment que choisit Geert van Stoker pour apparaître en haut des escaliers qui surplombaient le hall. Il avait enfilé en hâte des vêtements de jour — luxueux, comme tout ici.
Ambroise attendit que l'homme eût descendu les degrés pour se fendre d'une brève inclinaison du buste.
— Bonsoir, monsieur.
— Qui êtes-vous ?
— Ambroise Auguste. Le frère de Lizzie.
Geert van Stoker cligna des yeux, hébété.
— Lizzie ?
— Élisabeth. Votre belle-fille.
Rien ne put dissimuler le mépris qui traversa les traits de l'homme.
Ambroise jugula la colère nouvelle qui montait en lui.
Il avait passé des heures, des jours, des semaines à guider Lizzie sur la façon dont elle devait parler, se mouvoir, manipuler le père et le fils pour obtenir toutes les informations, ouvrir toutes les portes dont elle aurait besoin à Fort-Rijkdom.
Tous ces efforts, toute cette préparation pour rien. Jan van Stoker savait déjà qui était Lizzie avant de l'épouser, et son père n'avait jamais mordu à l'hameçon.
Sans ajouter un mot, Geert van Stoker le conduisit dans une salle de réception. Il leur servit un verre. Si l'homme s'assit, Ambroise resta debout.
— Vous saignez, fit tout à coup le commerçant wallend.
— Ce n'est rien qu'une égratignure.
Il s'empara du verre que Geert van Stoker lui tendait et but une gorgée. L'alcool brûla sa gorge, mais la chaleur qu'il répandit dans ses veines le raffermit.
— Puis-je savoir, monsieur, ce qui vous amène ? Mon domestique est aussi terrifié que s'il avait vu Mercyng en personne, et je dois dire que je suis surpris par votre irruption nocturne.
— Il y a eu un incendie au Burgsæl.
Geert van Stoker pâlit.
— Jan...
— Il est en vie.
Plus pour longtemps, se jura-t-il.
— Ma sœur également.
Il fit fulgurer dans ses yeux une lueur de colère.
— Elle ne mérite pas de porter votre nom, ajouta-t-il.
L'homme fronça les sourcils.
— Certes, je l'ai toujours pensé. Mais je ne suis pas certain de comprendre votre présence en ces lieux et à cette heure tardive, s'ils sont tous les deux sains et saufs.
Il fallut à Ambroise plusieurs secondes pour parler. Les mots restaient coincés dans sa gorge. Il se redressa et croisa les mains dans son dos, ignorant la souffrance que ce geste provoquait.
— Ma sœur s'est enfuie. Avec votre fils.
— Je ne comprends pas.
— Vous devez savoir qu'il y a eu un incident. Plus tôt dans la soirée. Un incident qui a révélé...
Ambroise fit une pause théâtrale, et laissa un vif émoi passer sur son visage.
— Croyez-moi, si j'avais su... j'aurais fait empêcher ce mariage. Des questionnements ont commencé à émerger, et mon royaume s'est empressé de me demander de me rendre ici afin d'enquêter discrètement. Mais les évènements de ce soir ne laissent planer aucun doute.
Ambroise prit une inspiration tremblante.
— Ma sœur...
Il se crispa. Il perdait pied, et cela était tout bonnement ridicule.
Malcræft. Dis-le.
Mais les mots hésitèrent encore un instant sur ses lèvres. Puis sortirent de façon bien moins assurée que ce qu'il avait espéré.
— Lizzie est une meurtrière. Elle a épousé votre fils dans le seul but d'approcher l'élite de Fort-Rijkdom. C'est elle qui est responsable des assassinats qui ont secoué la ville.
Le commerçant se leva. Se retrancha derrière son fauteuil.
— Je vous demande pardon ?
Ambroise ferma les yeux et déglutit.
— Ne me forcez pas à me répéter, je vous en prie.
— Je ne peux croire ce que vous me dites.
— Croyez-moi, j'aurais préféré que cela soit faux, souffla-t-il.
— Êtes-vous venu pour me tuer ?
— Je ne suis pas votre ennemi, monsieur, mais votre allié. Je dois retrouver ma sœur avant qu'elle... avant qu'elle ne commette une autre de ces atrocités.
— Non. Non, vous êtes de mèche avec elle ! s'exclama-t-il en reculant encore.
Il s'approchait de la cheminée éteinte, et du tisonnier. Ambroise n'aurait aucun mal à se défendre, même avec sa blessure, mais il ne pouvait laisser l'homme vociférer ainsi.
Il eut un soupir las. Il bougea son bras, de façon à exposer la tache qui maculait la manche déchirée de sa chemise, et laissa un tressaillement le parcourir. Il ne servait plus à rien de cacher la douleur qui irradiait dans son membre. Le regard de Van Stoker s'arrêta sur le sang qui imprégnait sa chemise.
— Pensez-vous que ma propre sœur m'aurait tiré dessus, si tel était le cas ?
Ambroise se crispa. L'image de Lizzie faisant feu était vive dans son esprit.
— Vous n'imaginez pas à quel point je me sens trahi, ajouta-t-il.
Il n'eut pas besoin de feindre quoique ce fut. L'émotion qui venait de poindre dans sa voix était réelle, et cela le déstabilisa un instant.
Il devait se reprendre.
Jouer son rôle.
— Pourquoi vous a-t-elle...
— J'ai essayé de l'arrêter.
— De l'arrêter ?
— Elle était sur le point d'assassiner votre fils.
Cette fois, l'homme devint livide.
D'un mouvement prudent, sans quitter Ambroise du regard, il se rassit. Secoua la tête.
— Pour le compte de qui agit-elle ?
— Je compte le découvrir. C'est pour cela que je dois la retrouver.
— Et pour la mettre en sûreté.
Ambroise frémit.
— Non, fit-il d'une voix ferme. Je veux la retrouver pour que justice soit rendue. Je ne puis la laisser bafouer ainsi l'honneur de notre famille.
Il croisa le regard de Geert van Stoker.
— De nos familles.
Ambroise s'approcha.
— Monsieur, vous devez m'aider. Avez-vous la moindre idée de l'endroit où ils ont pu se rendre ?
— Mon fils... Si cette... cette sorcière a essayé de le tuer...
— S'ils sont en fuite, il lui est plus utile vivant que mort. Pour l'instant.
— Pour l'instant ?
— Elle ne connaît pas le Pays d'en Haut, à l'inverse de votre fils. Une fois en sécurité, elle essaiera sans doute de se servir de lui comme d'une monnaie d'échange pour négocier sa liberté. Comme elle s'est servie de lui, tout ce temps. Mais si cela tourne mal ? Je ne donne pas cher de la vie de Jan. Je dois les retrouver, tous les deux.
Les traits de l'homme étaient blêmes.
— Je ne peux prendre le risque que mon garçon soit livré à la garde.
— Votre fils sera hors de tout soupçon. Il n'est en rien responsable, Lizzie le tient sous sa coupe.
— Sous sa coupe ?
— Lizzie a toujours séduit tous ceux qui l'approchaient. Cela est... dans sa nature. Comment a-t-elle pu obtenir une telle dot du Roi, selon vous ?
Ambroise chassa les remords qui obscurcissaient son esprit.
— Votre sœur... pratique la wiccecræft ? balbutia Geert van Stoker.
Le jeune homme pinça les lèvres. Non, voulut-il hurler. Si une telle rumeur s'ébruitait, cela vaudrait à Lizzie la torture et le bûcher. Un sort pire que la pendaison pour meurtres qui l'attendait.
Pourtant, il le devait.
— Elle est pourvue d'un don de charme par le cræft, mentit-il.
Cela avait été son impression première lorsqu'il l'avait rencontrée. Depuis, Ambroise avait côtoyé Lizzie assez longtemps pour savoir que cela était faux. Lizzie dégageait simplement une puissance incomparable. Une aura qu'il n'avait vue chez personne d'autre. Et qui le fascinait.
Il s'admonesta mentalement. Il devait arrêter. Arrêter de penser à elle.
— Un pouvoir auquel votre fils a succombé. Mais auquel vous êtes, je crois, tout comme moi insensible.
Ambroise eut un sourire amer.
— Je connais bien ma sœur. Lizzie ne prendra pas le risque de rester à Fort-Rijkdom ni de retourner dans les Bas-Royaumes. Elle devrait se rendre dans un endroit où elle s'estimera en sécurité, protégée.
La voix de Lizzie résonna brutalement dans sa tête.
Jan a émis une hypothèse intéressante. Les Útlends...
Ambroise se figea.
— Monsieur, la mère de votre fils avait-elle de la famille au Pays d'en Haut ? Des relations auxquelles votre fils serait susceptible d'accorder sa confiance ? Des personnes chez qui il songerait à se rendre ?
L'homme serra les poings.
Il y avait quelque chose dans son regard — comme une douleur.
— Non. Non, il n'y a plus personne.
Un silence.
Une hésitation qu'Ambroise perçut sans mal.
— Dites-moi, souffla-t-il. Pour le bien de votre fils.
Geert van Stoker lui jeta un regard empli d'espoir.
— Il n'y a plus personne. Mais il y a peut-être un endroit.
Ambroise se saisit du verre que Geert van Stoker avait posé sur la table basse pour lui.
Il contempla un instant le liquide ambré à la lueur vacillante des flammes.
Reporta son attention sur l'homme qui lui faisait face.
— Je vous écoute.
<<<< À suivre... >>>
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