
Andante
Dix-huit heures précises, comme tous les soirs. Noël, puis le Nouvel An, avaient passé, sans aucune nouvelle de Rose, malgré les appels et messages de Thomas. Seul le morceau de Beethoven, la voix douce mais trop souvent répétée pour contenir encore la magie de la présence de son amie, puis le silence, répondaient à l'adolescent aux yeux bleus, qui ce soir-là, un soir de février, entrait comme tous les soirs dans la salle d'orchestre vide, pour s'asseoir au sol devant la chaise vide de la petite musicienne, sortant son violon pour répéter, comme chaque soir, l'Oiseau de Feu, qu'il ne parvenait pas à jouer aussi bien que la jeune fille au violon. Elle lui manquait...
Avec sa peau de porcelaine, ses mèches brunes et ses yeux sombres, délicate, gracieuse et souriante, elle avait tout d'une elfe, d'une fée, et comme ces immortels, jamais le jeune homme n'aurait pensé qu'elle pourrait disparaître. C'était tout simplement impossible, et pourtant, la jolie fleur éphémère n'était plus là. Et chaque soir, elle lui manquait un peu plus. Il aurait tellement voulu la voir s'envoler à nouveau, flamboyante, lumineuse, vers le ciel étoilé, avec les mélodies enchanteresses qu'elle jouait. Il aurait tellement voulu la voir lui sourire tandis qu'ils discutaient, comme avant. Il l'aimait, elle était son amie. Mais elle avait disparu.
Ce soir-là, un soir de février, peu avant Carnaval, la neige tourbillonnant encore au-dehors, pourtant, cette triste habitude changea : une mince silhouette avançait sur le chemin, face aux baies vitrées, vêtue d'une cape bleue à liseré pourpre, une jeune fille qu'il aurait reconnue n'importe où. Le coeur battant, l'adolescent aux mèches soyeuses posa son instrument, se releva, et s'élança vers l'entrée du conservatoire, si vite qu'on eut pu croire qu'il volait. Rose était de retour... S'il avait fait davantage attention, il aurait remarqué qu'elle ne portait pas son violon, et qu'elle cachait ses mains sous le tissu. S'il avait été plus proche, il aurait vu qu'elle ne souriait plus, lu la tristesse dans ses yeux légèrement en amande, autrefois si espiègles, et remarqué qu'elle ne chantait plus. Mais tout ça, Thomas ne le vit pas.
Quand le jeune homme arriva à la porte, Rose montait les dernières marches, les joues rosies par le vent, esquissant un petit sourire, discret et pâle, mais malgré tout lumineux. Un sourire semblable au soleil, un matin de printemps, frissonnant encore de l'hiver qui s'achevait lentement. Il lui sourit en retour, avec tendresse, espièglerie et joie de la revoir, puis fit mine de s'incliner et lui offrit son bras, qu'elle prit avec un regard amusé, tous deux regagnant la douce chaleur du bâtiment, qu'offrait le feu dans la cheminée de cette pièce. La secrétaire sourit en les voyant ensemble, saluant Rose, qui s'excusa, de sa voix mélodieuse que nul en ce lieu n'avait entendue depuis des mois :
« Je suis désolée de ne pas avoir prévenu pour mon absence, j'étais malade... Je ne pense pas que rattraper toutes ces leçons sera possible ? Du reste, l'orchestre doit avoir bien avancé sans moi. Je suis tout simplement désolée. »
« Tu as effectivement manqué trop de leçons pour les rattraper toutes. » fit doucement la femme, feuilletant les emplois du temps. « Mais l'important, c'est que tu reviennes... Ça va mieux ? »
« Et tu sais... » ajouta Thomas. « L'orchestre a avancé, sans te remplacer. Tous tes solos sont encore là, et je suis sûr que tu peux jouer les morceaux qu'on travaille en ce moment. Miss Wagner dit que tu les connais déjà et que tu peux reprendre ta place quand tu veux. »
Un éclair de tristesse passa dans le regard sombre, fugace, plein de douleur, que le garçon crut avoir rêvé, puis la jeune fille au violon, Oiseau de Feu, eut un rire, une étincelle revenant illuminer son regard, en un mensonge que nul ne décela, tandis qu'elle répondait, heureuse en apparence, se créant un masque souriant pour cacher toute l'étendue de sa peine et de son désespoir :
« Merci. Et oui, je vais mieux. Pour l'orchestre, Thomas, tu sais bien que Miss Wagner exagère toujours quand elle parle de moi. Sa pupille, sa petite merveille ! Elle partage mes rêves de musique et croit en mon avenir... Sa fierté, sa joie et son amitié l'aveuglent, je pense. Cela dit, je veux bien que tu me montres les partitions. »
« Viens, alors ! »
Et l'adolescent aux prunelles d'océan s'élança vers la salle d'orchestre, au sein de l'immense violon de verre, passant le pont en forme d'archet, ce fragile pont entre rêves et réalité. Rose salua une dernière fois, puis le suivit plus lentement, sans bruit. Elle n'avait plus envie de chanter. Après tout, n'était-elle pas réduite au silence ? Face au monde, elle souriait, mais dans l'ombre, son coeur se brisait. Cependant, personne ne le voyait... Un sourire, une étincelle dans les yeux, quelques mots joyeux d'apparence, et elle trompait tout le monde, y compris Thomas. Elle ne voulait pas encore lui dire, même si un jour où l'autre elle y serait obligée. Comment réagirait son ami ? Elle l'ignorait, et cela la terrifiait. Elle ne voulait pas de sa pitié, mais ne voulait pas le perdre. Alors, en franchissant le seuil de la salle d'orchestre, elle retrouva son visage paisible et vint s'asseoir près du garçon, qui feuilletait à gestes vifs ses partitions.
Doucement, celui-ci tourna la tête vers la jeune fille au violon, et esquissa un joli sourire, avant de commencer à lui parler des nouveaux morceaux qu'ils travaillaient. Il lui raconta Vivaldi, Mozart, Beethoven, Bach, la comédie musicale du Fantôme de l'Opéra dont ils avaient tiré plusieurs mélodies, il lui raconta ses travaux sur l'Oiseau de Feu. Il lui raconta tout ce qu'elle avait manqué, le lycée, les livres qu'il avait lu, un exposé sur la musique classique à rendre deux semaines plus tard, il parla tant qu'elle le voulait. Puis Thomas se tut, et tous deux restèrent là, un long moment, avant qu'il ne murmure simplement :
« Je suis content que tu sois revenue. »
« Et moi, je suis contente d'être revenue. » lui sourit-elle, sincère.
« Tu veux bien jouer ? Je te prête mon violon, si tu veux, petit Oiseau de Feu. »
« Je n'ai rien préparé, tu sais. Je ne sais pas quoi jouer. » fit alors Rose.
« Alors joue n'importe quoi, un morceau au hasard, ce que tu veux. »
L'adolescente lui lança un long regard, une étincelle d'amitié et de joie triste mêlée scintillant dans les prunelles chocolat, puis se leva, alla s'agenouiller devant l'étui du violon de son ami, et délicatement le serra contre elle avant de l'ouvrir. Le jeune homme ne vit pas qu'elle ne se servait que d'une seule de ses mains, et de son autre bras sans bouger les doigts, autant que possible, un éclair de douleur passant dans ses yeux, vif et subtil mais éloquent. Elle lui tournait le dos. Elle aurait voulu continuer ces faux-semblants, continuer de prétendre que tout allait bien... Mais c'était faux, et Thomas méritait la vérité. La petite musicienne ne pourrait lui cacher éternellement la vérité, pas à jamais. Sans qu'elle ne puisse les contrôler, la jeune fille sentit les larmes rouler sur ses joues, perles de rosée scintillantes, s'écrasant sur le tissu de sa cape pour y tracer de sombres arabesques, d'autres formant une cascade pure et cristalline sur sa peau de porcelaine. Tristesse, douleur et désespoir se mêlaient dans ce simple souffle, que son ami n'entendit qu'à grand-peine :
« Je ne peux pas... Je ne pourrai plus jamais, Thomas. »
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