La nuit se faufilait dans les moindres interstices entre les roches et les écorces des arbres calcinés. Des éclats de voix résonnaient, eux-mêmes teintés de la noirceur opaque de minuit.

- Tu n'auras pas dû faire ça, Lune Dorée.

- La ferme, papa.

- Tu as tué deux chats.

- J'ai pas fait exprès.

- Bien sûr, oui.

Lune Dorée s'arrêta et posa un regard furieux sur Ciel Étoilé dont le pelage ourlé d'étoiles scintillait dans la pénombre. La fourrure luisante de la chatte était constellée de taches de sang, mais elle n'avait que quelques égratignures.

- Je ne te reproche rien, reprit calmement son père. Je suis même impressionné que tu aies réussi à battre deux chats si forts et talentueux.

La guerrière dorée cracha par terre, méprisante. Elle haletait encore du combat qui venait d'avoir lieu.

- Qu'est-ce que tu fais là, d'abord ? Est-ce que Nuage d'Aurore est ici ? Je veux la voir !

Ciel Étoilé ferma les yeux et s'assit sur les feuilles mortes avec toute la grâce qu'il avait eue de son vivant.

- Lune Dorée, même moi, je ne comprend pas quel but tu poursuis.

Vexée qu'il évite ses questions, elle battit de la queue et s'apprêta à repartir.

- J'ai des choses à faire.

Il lui barra la route, doucement mais fermement.

- Tu sais, ma chérie, j'ai déjà sauvé Nuage de Feuilles une fois. Je ne peux pas garantir constamment sa protection.

- C'est donc toi qui a tué Croc de Tigre, grommela Lune Dorée avec un regard mauvais. Et c'est moi qui me suis faite engueuler. Bon, que veux-tu de moi ?

- Des explications ! Nuage d'Aurore est désespérée. Elle ne comprend plus sa grande sœur. Étoile de Jade radote et se maudit de je ne sais trop quoi concernant J-Jolie Lune. Et...

L'allusion à Nuage d'Aurore, sa sœur tuée accidentellement par Pluie d'Étincelles la fit dresser l'oreille et se mordre la lèvre.

- Papa, je veux voir Nuage d'Aurore. Maintenant.

Il eut du mal à résister à l'émotion forte qui émanait de son regard vert. Il cilla, troublé.

- Je n'ai pas le droit de t'y emmener...

Mais elle savait qu'elle avait gagné. Son père n'avait jamais vraiment su lui résister.

Il lui tourna le dos et partit sans l'attendre à travers les arbres. Sa fourrure noire mouchetée de blanc scintillante était la seule source de lumière du lieu désolé. Lune Dorée se hâta de lui emboîter le pas. Il marchait vite. Les yeux verts de la guerrière parcouraient les alentours avec curiosité. La Forêt Sombre n'avait aucune limite, c'était toujours les mêmes arbres à l'infini, impossible d'en sortir. Elle se demandait bien comment ils allaient pouvoir se rendre au Clan des Étoiles ainsi.

Perdue dans ses pensées, elle fut soudain aveuglée par une lumière blanche et sentit son père qui l'entraînait avec lui. Les yeux toujours clos à cause de la luminosité trop forte, Lune Dorée se sentit décoller du sol et atterrir dans de l'herbe haute. Le pelage en bataille, elle se releva péniblement en battant fébrilement des paupières, tout en tentant, vainement, d'englober ce qui se trouvait tout autour d'elle d'un seul et même regard. Le Lieu Sans Étoiles avait laissé place à un gigantesque espace qui avait dû, autrefois, d'ailleurs assez récemment sans doute, être magnifique.

Effectivement, il était été impensable de qualifier cet endroit de "magnifique", désormais. Le ciel était d'un bleu bien trop sombre pour être naturel, nuancé de rouge. Les herbes étaient hautes et denses, mais leur couleur verdoyante avait disparu et elles ne reflétaient que le brun terne de la terre sous elles. Une rivière coulait, là, mais son eau s'écoulait si lentement... On aurait dit qu'elle éprouvait de la difficulté à suivre le courant. Grise foncée, aucune vie ne l'agitait. Les roseaux ondulaient mollement dans la brise chaude, macabres, ourlés de rouge. Ce rouge était sans nul doute le reflet des zébrures écarlates qui luisaient parmi les nuages. D'ailleurs, à bien y regarder, la couleur vive gagnait du terrain sur le bleu marine flou. Les rocs et rochers dispersés dans l'herbe étaient baignés d'une lumière digne d'un coucher de soleil ; un orange lumineux les éclairaient. Mais le soleil était invisible. D'où provenait donc cette lumière ? Cette même lumière se retrouvait sur les feuilles des arbres et les troncs de ces derniers.

Lune Dorée n'aurait su dire pourquoi, mais les arbres totalement immobiles, sans oiseaux ni écureuils et la rivière si lente lui conféraient la sensation inconfortable de vivre hors du temps. Cet endroit, s'il ne ressemblait ni à un champ de bataille, ni à une victime d'une catastrophe naturelle, créait un malaise horrible, de par sa chaleur moite, notamment, mais aussi les minuscules particules lumineuses qui voletaient, la lumière sortie de nulle part, le silence pesant, la désolation totale. Autrefois, la guerrière dorée en était certaine, la rivière coulait normalement, les oiseaux chantaient, les couleurs n'étaient pas si chamboulées et le soleil brillait. Forcément, puisque c'était le terrain de chasse du Clan des Étoiles.

Mais que s'était-il passé ?

N'y avait-il pas, normalement, les chats-étoiles en train de batifoler, chasser, s'amuser ? Lune Dorée dilata ses narines et fit pivoter ses oreilles. Nulle odeur de chat. Nul bruit de pas sur l'herbe craquante.

La chaleur désagréable l'obligea à économiser son souffle. Haletante, elle se tourna, effarée, vers son père qui aplatissait les oreilles, anxieux. Ciel Étoilé croisa son regard.

- C'est étrange, n'est-ce pas ? C'est ainsi que nous vivons, désormais. Allons, suis-moi.

Les pattes de Lune Dorée semblaient faites de pierre et tous ses muscles pétrifiés par cette ambiance particulière, néanmoins, elle parvint à emboîter le pas au chat-étoile qui marchait d'un pas vif, laissant de la poussière de givre dans son sillage.

Au fur et à mesure qu'ils marchaient, Lune Dorée sentait ses poils se hérisser le long de sa nuque en découvrant le lieu. Plus elle contemplait les environs, moins elle aimait l'endroit. La terre était toute poudreuse. Une cascade qui jaillissait entre deux rochers paraissait figée, mais en y regardant mieux, on pouvait voir les gouttes défiler très, très lentement le long de la paroi rocheuse. Les particules dorées étaient de plus en plus nombreuses dans l'atmosphère. Le silence ne se faisait que plus oppressant à chaque seconde.

- Papa, que s'est-il passé ici ? miaula t-elle d'une voix éraillée en contournant un bosquet de fleurs d'apparence saine aux pétales noirs grésillants.

Ciel Étoilé agita les oreilles et souffla sur une particule lumineuse pour l'éloigner de son visage.

- C'est là qu'on vit, maintenant.

- J'avais compris ! s'impatienta la féline dorée en en chassant une à son tour de la queue. Mais vous n'avez pas toujours vécu là, n'est-ce pas ? Ou le lieu s'est transformé ? Qu'est-ce qu'il y a eu pour que ça se produise ?!

Elle reçut un regard de pitié mélancolique qui la fit battre rageusement de la queue. Son père avait toujours eu beaucoup plus de patience que tous ses enfants réunis, mais la plus curieuse et la plus impatiente était de loin Lune Dorée. Le calme et la gravité du matou tacheté ne faisaient qu'attiser davantage cette grande curiosité. Et puis ce n'était pas que de la curiosité ; aussi de la prudence, par exemple, Lune Dorée aurait bien voulu être prévenue si ce rocher prenait soudain vie. Mais pourquoi s'animerait-il ? Houlà, je dors vraiment pas assez, moi.

- La foi, murmura soudain Ciel Étoilé sans la regarder, ses grands yeux pâles emplis de tristesse. C'est la foi qui fait ce que nous sommes.

Il n'en dit pas plus ; il savait que sa fille était à même de comprendre seule avec cela, ayant hérité de son intelligence. Celle-ci écarquilla les yeux comme un poisson.

- Tu veux dire que... C'est la foi qu'ont les chats vivants envers vous qui décide du niveau de vivabilité de votre territoire ?! C'est dégueula-

- Et comme tu l'as sans doute compris, les félins qui croient encore au Clan des Étoiles se font de plus en plus rares, c'est pour cela que notre habitat verdoyant et giboyeux s'est transformé en ce désert sinistre et désolé.

Il se rendit compte qu'il s'était arrêté ; il se remit en marche, mais sa queue traînait dans la poussière. Lune Dorée songea que c'était vraiment bizarre et, vaguement, qu'il faudrait peut-être faire quelque chose pour ça, mais elle n'eut pas le temps de réfléchir très longtemps car une tache de fourrure attira immédiatement son attention.

- Nuage d'Aurore !

Elle dépassa son père en courant jusqu'à un grand rocher sur lequel une femelle au pelage constellé d'étoiles minuscules était roulée en boule. Lune Dorée vit l'effroi et la stupéfaction sur le visage d'une chatte qui n'était pas sa sœur.

Pourtant... Comme elle lui ressemblait ! Cette fourrure duveteuse d'une superbe couleur écaille, ces yeux si doux, ce visage d'une incroyable beauté, cette constitution fragile...

Le coin de la bouche de la femelle se releva tandis qu'elles se dévisageaient mutuellement.

- Tu ressembles terriblement à Flamme d'Or, toi.

Lune Dorée cilla, interdite. Qui ça ? La voix élégamment rauque de l'inconnue lui rappelait, désagréablement, celle de Jolie Lune.

- Toi, tu ressembles à Nuage d'Aurore, rétorqua t-elle sans la quitter des yeux. T'es qui ?

- C'est Plume de Corneille, c'est ta grand-mère, intervint Ciel Étoilé en arrivant à leur niveau. La mère de Jolie Lune et Plume Rouge.

Aaah, d'accord. Mais, pourquoi seule Nuage d'Aurore a hérité de son magnifique pelage et de sa beauté ? C'est pas super juste...

Ce n'était pas vrai ; elle s'en rendit rapidement compte. Pluie d'Étincelles présentait aussi une robe de cette couleur, et Plume Rouge et Perle de Lune, la grâce déstabilisante de Plume de Corneille. Jolie Lune, en revanche...

Lune Dorée se remit en mémoire, à contrecœur, l'image de sa mère. D'abord. Une chatte ronde et maternelle, affectueuse, sévère, soupe au lait, au sourire harmonieux, au poil long et doux, dotée d'un regard à la fois tendre et réprobateur. Ensuite. Une chatte massive pour ne pas dire grosse, brutale, maussade, aux traits durs, à l'épaisse fourrure roux foncé et aux petits yeux mesquins enfoncés. La guerrière dorée fronça les sourcils. Elle était parvenue à faire redescendre son moral par un simple souvenir.

- Que fait-elle là, Ciel Étoilé ? demanda Plume de Corneille, la mine anxieuse, en lui jetant un regard à la dérobée. Jeune chatte, tu as du sang sur toi.

- Comment t'es morte ?

- Lune Dorée !

- Quoi, je veux juste savoir !

- Mais tu vas spoiler les lect- tu vas lui rappeler des mauvais moments ! Plume de Corneille n'est pas une ancienne à qui tu peux réclamer une histoire ! Tu es venue là pour voir Nuage d'Aurore, alors tu-

- J'ai été une ancienne, coupa t-elle, vexée, en se redressant de toute sa hauteur - pas très haut - et je serai enchantée de lui parler de moi. Vas donc chercher Nuage d'Aurore, tiens, rends-toi utile.

- Sois pas méchante avec mon papa, bougonna Lune Dorée lorsqu'il se fut éloigné en rejoignant sa grand-mère sur son rocher. C'est qui Flamme d'Or ?

- Mon compagnon, répondit la femelle écaille et brun en cillant, une ébauche de sourire sur les lèvres, et donc ton grand-père. Quand je te vois, je le vois à travers toi. Même allure, même fourrure, même posture, et même un caractère similaire.

Lune Dorée hésita à être flattée.

- C'était un chat comment ?

- Un crétin, marmonna Étoile de Jade qui passait par là.

La chatte argentée marchait d'un pas vif dans la direction d'où ils venaient, une grimace renfrognée sur le museau.

- Allons, dit Plume de Corneille, à la fois douce et réprobatrice, tu sais bien qu'il n'avait pas un si mauvais fond.

Étoile de Jade la dévisagea comme si elle avait dit "tu peux me prêter ton oreille, s'il te plaît, j'en ai besoin pour manger une mouche."

- Par nous-mêmes, dois-je te rappeler ce que...

- Mais n'oublie pas qu'il est...

- Lune Dorée !

Le cri de l'ancienne meneuse avait provoqué un haussement de sourcils chez la concernée. Étoile de Jade semblait à la fois scandalisée et terrifiée de l'apercevoir. Elle fendit les hautes herbes en se dirigeant vers elles, ses prunelles d'un vert étincelant lançant des éclairs. Lune Dorée éprouva un crainte bien différente de celles qu'elle connaissait ; la chatte argentée s'était arrêtée face à elle et la dominait de toute sa hauteur, sévère et majestueuse. Elle ne l'appréciait pas du tout, Lune Dorée en était bien consciente.

- Qu'est-ce que tu fiches ici ? feula t-elle, le poil de ses oreilles hérissées. Comment oses-tu - comment oses-tu - venir ici, après ce que tu as fait ?!

- Je viens pour voir ma sœur ! protesta Lune Dorée assez calmement. Je n'ai aucune intention de déranger qui que ce soit !

- Nous ne tolérons pas que des meurtriers souillent de leurs pattes sanglantes le sol où nous avons élu domicile.

Le regard vert de la féline argentée était plus froid que de la glace. Elle peinait à empêcher sa queue de s'agiter d'irritation en l'enroulant autour de ses pattes.

- Alors Pluie d'Étincelles n'ira pas au Clan des Étoiles ? Pour un accident ? Mais c'est complètement stupide !

Franchement agacée maintenant, Étoile de Jade ondula du cou et se mit sur ses pattes, sa queue touffue fouettant l'air et ses oreilles rabattues en arrière.

- Il y a une différence entre tuer quelqu'un accidentellement et enfoncer ses griffes dans son poitrail pour qu'il se vide de son sang !

Lune Dorée soutint son regard sans fléchir ni broncher, avec un frémissement d'oreille cependant. Elle fait allusion à qui, à Plume Zébrée numéro un et les autres nouilles ? Bah, j'aimerais bien t'y voir ! C'était eux ou moi !

La chatte dorée éprouvait beaucoup d'admiration et de respect à l'égard de l'ancienne meneuse, mais à cet instant, elle avait juste envie de la faire tomber à la renverse pour salir sa belle robe couleur de lune. Il y a autre chose. Je sais qu'il y a autre chose. Une autre chose pour laquelle elle me déteste.

- Lune Dorée !

Son irritation disparut lorsqu'elle entendit cette voix, si familière. Aux aguets, Lune Dorée pivota et finit par apercevoir Nuage d'Aurore qui courait dans les herbes hautes, riant aux éclats, la queue dressée. Des particules dorées s'étaient déposées sur son pelage magnifique et le faisait scintiller de mille feux, s'accordant avec la poussière d'étoiles argentée qui pailletaient sa fourrure. La guerrière aux yeux verts oublia instantanément Étoile de Jade et galopa à sa rencontre, ventre à terre. Plus près... plus près... Elle y était presque, elle allait pouvoir se jeter dans ses pattes, la serrer contre son cœur, sa petite sœur...

- Urghhhh...

Elle s'était coupée avec ses propres crocs lorsque son menton avait brutalement heurté le sol et le goût âcre du sang emplissait sa gueule. Un poids l'immobilisait à terre. Un guerrier-étoile peu imposant mais non moins agile l'avait plaquée au sol dans sa course et la maintenait sans bouger d'une patte experte. Elle ne pouvait tourner la tête pour l'apercevoir, mais elle sentait son souffle chaud sur sa nuque. En face d'elle, Nuage d'Aurore reculait, inquiète, les oreilles aplaties. Son sourire avait disparu.

- Lâche-la, Feuille de Bruyère, c'est bon.

Lune Dorée sentit avec soulagement le corps du chat s'enlever de sur elle. Elle inspira avidemment et roula sur le dos pour s'asseoir et faire face à Étoile de Jade qui, perchée sur un rocher, plissait les yeux en la fixant, sévère. Le guerrier-étoile trottait vers elle, l'air embarrassé. Il était encore plus petit que ce qu'elle avait pensé. Son poil gris perle tacheté tout ébouriffé le faisait ressembler à un pigeon.

- Quoi ? Je n'ai même pas le droit de voir ma sœur ?!

Étoile de Jade ne répondit pas et fit légèrement frémir sa queue. A la grande stupéfaction de la guerrière, Nuage d'Aurore baissa le tête et trottina jusqu'au rocher où était assise l'ex-meneuse pour s'asseoir à côté d'elle. Celle-ci l'entoura de la queue d'un geste protecteur.

- Lune Dorée, explique-moi tes intentions.

- Non.

- Il le faut, fais-le, c'est un ordre.

- Tu n'as pas d'ordre à me donner.

- En fait, si.

- Je ne crois pas, non.

- Lune Dorée !

- C'est mon nom, oui.

Étoile de Jade fit claquer sa queue sur la roche, exaspérée. Feuille de Bruyère, à ses côtés, se mordit la lèvre. Il n'avait jamais vu son amie si furieuse depuis sa mort.

- Si tu veux savoir, explique-moi d'abord ce que je t'ai fait, lança Lune Dorée, entêtée.

La féline argentée ferma les yeux.

- Bien. Je vais tout te dire, c'est le moment.

Lune Dorée s'assit de la même façon qu'elle s'asseyait, apprentie, lorsqu'elle écoutait les histoires des anciens, les pattes arrières repliées sous elle, le buste droit et les pattes sur les cuisses.

- Lorsque j'étais jeune...

- Oh, mais tu l'es toujours.

- La ferme, toi, siffla t-elle au félin qui venait de parler et d'apparaître.

Il était très beau, et il avait l'air d'en avoir conscience. Un sourire charmeur fleurissait au coin de ses lèvres. Son poil long, blanc, et doté de rayures brun-roux était parsemé de petites étoiles blanches.

- Qu'est-ce que tu fais là, d'abord ? poursuivit l'ancienne meneuse argentée, accusatrice, sans le lâcher des yeux.

Lune Dorée fut amusée par son attitude. Quelque chose lui disait qu'ils se connaissaient depuis longtemps et qu'ils étaient proches. Étoile de Jade s'efforçait de paraître agacée par son intervention mais elle peinait à empêcher son sourire d'éclater. Le chat tigré et blanc sauta sur le rocher d'un bond habile et se frotta contre elle en ronronnant, sa queue touffue lui chatouillant le museau.

- Tu arrives au pire moment, rouspéta t-elle encore, j'allais tout lui raconter.

- Je peux t'aider. J'étais là, moi aussi.

Son regard amusé, d'une jolie couleur mêlant ambre et noisette glissa sur le dénommé Feuille de Bruyère.

- Pas toi, par contre, hihi. Toi t'étais déjà mort.

Le chat gris lui fit une grimace agacée et s'écarta un peu de lui. Étoile de Jade lui jeta un regard réprobateur, mais il ne le vit pas.

- Hum, donc je disais, reprit-elle en s'éclaircissant la voix, quand j'étais jeune, la guérisseuse du Clan du Tonnerre...

- Était une vieille chouette désagréable, lança le matou tigré de brun-roux.

Nouveau regard mi-amusé mi-agacé auquel il répondit par un clin d'œil.

- Aussi. Mais elle était surtout très sage, et très compétente. Un jour, elle a reçu une prophétie du Clan des Étoiles qui me concernait. Elle me l'a révélée... euh... le jour de mon baptême de chef. J'étais encore très jeune.

- Oh, fit le félin tigré en dressant les oreilles, tu te rappelles d'Étoile du Cerf ? Comment il est mort ?

Il éclata de rire et se fit gronder.

- Plume de Fougère !! C'est un manque de respect ! Je te vire si tu n'es pas capable de rester sérieux !

- Ohé, lança mollement Lune Dorée qui s'impatientait.

- Et cette prophétie me mettait en garde contre une naissance à venir. La Destructrice, qu'elle disait, il faut empêcher la naissance de la Destructrice. Tu sais, j'ai fait un rêve, en allant à la Pierre de Lune en tant qu'apprentie, et dedans, tu tuais tout le monde, c'était assez horrible. Du coup, je me suis dit : okay, le Clan des Étoiles m'a chargée d'une tâche assez complexe : empêcher la naissance d'une chatonne dorée. Sauf que, le pelage, on le voit qu'à la naissance... A l'époque, il n'y avait aucun félin au pelage doré sauf un : Flamme d'Or, le compagnon de Plume de Corneille et... Et je ne l'aimais pas beaucoup.

Elle marqua une pause. Plume de Fougère retroussa le museau.

- Euh, t'avais carrément la haine de lui, ouais ?

- Et donc j'ai attendu, anxieuse, le moment où il allait avoir une compagne. Il a choisi Plume de Corneille, la plus belle chatte du Clan qui fut célibataire.

- Ah, oui, parce que la vraie plus belle, c'était toi, et t'étais pas du tout célib-

- Ils ont parlé d'avoir des chatons, continua la chatte argentée qui s'empourprait, et je savais que je ne pourrais pas les en empêcher. Mais heureusement, la seule et unique portée qu'ils ont eu se composait d'un mâle écaille et de trois femelles rousses, genre roux sombre.

- Leurs noms ? l'interrompit Lune Dorée.

- Plume Rouge, Jolie Lune, et l'autre je sais plus, elle est partie dans le Clan du Vent et elle est morte. Le mâle aussi.

- Oui, enfin bon, moi aussi je suis morte, hein, marmonna Plume Rouge en apparaissant de derrière un rocher.

- Plume Rouge !!

Lune Dorée contint difficilement son excitation et parvint à s'empêcher de se jeter sur sa tante. Elle l'avait toujours adorée, mais elle était morte prématurément en mettant bas. Sa fille, Cœur de Plume, avait cependant survécu.

- Salutations, Lune Dorée. Je peux écouter la suite ?

Étoile de Jade fit la tête du chat qui veut s'attacher à une pierre et se jeter dans la rivière.

- Si tu blablates pas tout le temps comme l'autre idiot, soupira t-elle.

L'autre idiot lui tira la langue.

- Donc, j'étais rassurée, et je me disais, naïvement, que le Clan des Étoiles s'était trompé et que la prophétie ne m'était pas destinée. Mais le Clan des Étoiles ne se trompe jamais. Ça, je l'ai compris quand Plume de Corneille a appelée sa première-née Petite Lune.

- Plume Rouge, tu as un poil qui rebique sur le front, la coupa Plume de Corneille en toisant sévèrement sa fille. Viens ici que je te fasse ta toilette.

L'intéressée rougit violemment et se cacha derrière le rocher, le pelage en bataille. Plume de Fougère n'en pouvait plus de rire.

Ils sont assez relax, quand même, commenta intérieurement Lune Dorée. La forêt est quand même censée être détruite ou j'sais plus quoi...

- J'ai alors cru que Petite Lune était la Destructrice et j'ai... j'ai fait plein de choses horribles.

- Elles auraient dû aboutir, marmonna Plume de Fougère, si bas que la guerrière dorée fut la seule à l'entendre. Elle approuva silencieusement.

- Mais en grandissant, elle s'est révélée être extrêmement douce et délicate, et je me suis dit que c'était impossible que ce soit elle qui cause la perte des Clans. Puis je suis morte, mais j'ai continué à suivre sa vie depuis la Toison Argentée. Elle n'a pas tardé à mettre bas.

- Nous, miaula Lune Dorée en hochant la tête.

- Non, justement.

Les yeux verts de la féline argentée luisirent.

- Vous ne furent que sa deuxième portée. Sa première, elle l'a eue avec un chat du Clan de l'Ombre, l'imbécile, et elle a dû l'abandonner dans la forêt,enfin je sais plus très bien.

Surexcitée, Lune Dorée bondit sur ses pattes et s'exclama :

- Les chatons ! Combien ? Comment ?

- Deux. Deux mâles. Ils étaient tous les deux aussi roux que leur mère. J'ignore ce qu'il leur est arrivé.

- Rouquin, murmura Nuage d'Aurore en levant ses grands yeux bleus vers elle. Tu crois que c'est l'un d'eux ?

- Possible. Peu importe. Bien des lunes après, Jolie Lune a eu une nouvelle portée, et cette fois, c'était vous. J'avoue que j'ai été assez perdue. L'une des chatonnes était bien dotée d'une fourrure dorée, mais une autre s'appelait également Petite Lune, et cette dernière était tigrée. Je n'ai jamais soupçonné que ton nom de guerrière serait celui-là, soupira Étoile de Jade en posant sur Lune Dorée un regard plus doux. Et quand je l'ai su, je n'ai plus dormi. Je suis restée recroquevillée sur le sol pendant près de deux lunes. La culpabilité qui m'envahissait était indescriptiblement affreuse. Je n'ai pas su accomplir la mission qu'on m'avait assignée.J'avais suivi de près l'enfance de cette chatte et je n'ai rien pu faire pour l'empêcher d'aller dans la Forêt Sombre.  Pourquoi y es-tu allée ? Réponds !

Sa voix, tremblante au début, s'était faite acérée et brisée à la fin.

Tout prenait enfin un sens dans la tête de Lune Dorée. Étoile de Jade la détestait parce qu'elle s'en voulait de ne pas avoir pu empêcher ce qu'elle allait devenir. Mais quelque chose n'allait pas.

- Honnêtement, Étoile de Jade, je n'ai aucune raison de détruire la forêt et je ne le ferai jamais, ils ont dû se gourrer...

- Le Clan des Étoiles ne se gourre pas, miaula froidement la féline aux yeux verts en la fusillant du regard. Tu es dangereuse. Tu tueras tout le monde. Maintenant, dis-moi quel but tu poursuis en massacrant des chats de la sorte !

- Je ne peux pas te le dire, mais je jure solennellement que mes intentions ne sont pas mauvaises !

- Lune Dorée, c'est un ordre, dis-le moi, grogna t-elle férocement en montrant les crocs.

- NON !

Nuage d'Aurore avait caché son visage dans la fourrure de la chatte argentée. Elle ne supportait pas les cris. Plume Rouge et sa mère s'étaient éclipsés et Ciel Étoilé n'était plus là. Plume de Fougère jouait, imperturbable, avec la queue d'Étoile de Jade et Feuille de Bruyère observait la scène, l'air grave.

- Tu dois m'obéir !

- Non, tu n'as pas d'ordres à me donner ! Tu n'es pas ma mère, sacré bon sang !

Les yeux de jade de l'ancienne meneuse se réduisirent à deux fentes alors qu'elle sifflait entre ses dents :

- Non, mais je suis ta tante.

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Voilà pour le prologue de ce troisième tome, un peu long, mais il fallait bien. Je vous remercie de me lire.