En ce moment, la solitaire ramenée par la patrouille de l'aube mangeait.

Non loin de l'ex-errante, Petit Nuage, tentant vainement de se tapir sur le sol gelé, l'épiait avec toute sa discrétion - c'est-à-dire, pas grand-chose. Cette solitaire l'intriguait du plus haut point; qui était-elle? Pourquoi était-elle venue sur leur territoire? Que venait-elle faire ici? Que de questions, qui tournoyaient dans son jeune esprit.

Petit Nuage, agacée, agita le bout de sa queue. Cela faisait déjà quelques heures que la femelle était arrivée, et elle n'avait toujours pas ses réponses. Elle en avait assez d'attendre. Oh, et puis, pourquoi n'irait-t-elle pas la voir directement pour lui poser ses questions? Ce n'était pas une chatte perdue et sans défense comme elle qui allait lui faire peur.

Mais, avant même que Petit Nuage, sa décision prise, n'ait pu se redresser, une petite patte plaqua sa queue toujours frétillante au sol.

« Tu devrait baisser ta queue. Sinon, si tu chasses comme ça, tu risques de rater ta proie; je ne veux pas que ça t'arrive, ce serait dommage, lui claironna une voix débordante de bonnes intentions. »

Petit Nuage se redressa, se défaisant de l'emprise de la patte d'un mouvement brusque. Puis, elle pivota, et riposta méchamment;

« Qu'est-ce que tu en sais, Petite Pluie? »

L'intéressée remua les moustaches avec un ronron joyeux.

À peine plus grande que sa sœur, Petite Pluie était un chaton magnifique. La rotondité de son visage et la chaleur de ses yeux jaunes, presque dorés, transmettaient une innocence tout ce qu'il y a de plus enfantin; cependant, ses grandes oreilles perpétuellement dressées, la minceur hautaine que soulignait son pelage lissé et la finesse précoce de ses traits laissaient présager sa future apparence d'adulte, qui seraient sans doute autant un bijou pour les yeux que l'actuelle; il n'y avait aucun doute là-dessus.

Pourtant, la ressemblance entre Petite Pluie et Petit Nuage ne faisait qu'agacer cette dernière; en effet, elle ne jugeait pas sa sœur à la hauteur d'aborder une telle apparence; celle-ci convenait bien mieux à une personne aussi incroyable - et modeste, évidemment - qu'elle-même.

Petite Pluie posa les deux soleils qui lui servaient d'yeux sur sa sœur; celle-ci répliqua de par son regard vert foudroyant. Puis, elle répondit tranquillement, sans une once de mépris;

« Nuage d'Écorce me l'a dit.

- C'est impossible, contesta Petit Nuage en haussant le ton. Sinon, il me l'aurait dit à moi aussi.

- Oh, Petit Nuage... Écoute, je suis désolée qu'il ne te l'ait pas dit. Mais c'est la vérité. »

La gentillesse qui émanait de sa voix était si sincère que Petit Nuage crut qu'elle allait vomir. De plus en plus agacée, elle fit claquer le bout de sa queue sur le sol.

« De toute façon, je ne chassais pas, siffla-t-elle. Ton conseil sert à rien.

- Qu'est-ce que tu faisais? Tu t'entraînais?

- Non. »

Les yeux de Petite Pluie trahirent sa curiosité; une lueur s'était allumée au fond de ses pupilles.

« Alors, qu'est-ce que tu faisais? »

Petit Nuage désigna la solitaire qui grignotait toujours sa proie de façon très malpropre sous le regard atterré de Petite Pluie. Cette dernière tourna la tête vers sa sœur.

« Tu espionnais Ophéa? couina Petite Pluie, les yeux écarquillés. »

Petit Nuage se demanda si Petite Pluie était vraiment aussi répugnée par cet acte, ou si elle faisait semblant. Du point de vue de la petite, cela n'avait rien de répressible.

« Espionner est un grand mot. Je l'observais, disons. »

Mais ce n'était pas ça qui intéressait Petit Nuage;

« Tu l'as appelée Ophélia? C'est son nom? Comment tu le sais?

- C'est Ophéa. Et c'est Nuage d'Écorce qui me l'a dit, répondit Petite Pluie en toute simplicité. »

Agacée, Petit Nuage agita une oreille en fixant sa sœur. Qu'est-ce que Nuage d'Écorce lui trouve, à celle-là? se demanda-t-elle en contemplant la magnificence de sa sœur, ainsi que son expression trahissant sa gentillesse, mais aussi sa naïveté et son incapacité à mentir et à faire du mal à quiconque.

« Bon. Est-ce que Nuage d'Écorce t'as dit autre chose à propos d'elle? demanda Petit Nuage, laissant finalement parler sa soif de savoir sur la fameuse Ophéa.

- Eh bien... Je sais que c'est une solitaire qu'on a trouvé sur notre territoire, qu'elle est blessée à l'œil...

- Tu me prends pour une idiote, ou quoi? Je ne suis pas née de la dernière pluie, je sais tout cela.

- Comment ça? Il ne pleuvait pas, lors de notre naissance! Nuage d'Écorce me l'a dit. »

Petit Nuage fixa sa sœur, ébahie par tant de stupidité. Était-t-elle sérieuse ou se fichait-t-elle ouvertement d'elle? Et puis, comment était-t-elle venue à parler de leur naissance, avec Nuage d'Écorce? Est-ce que diable, elle savait quelque chose qui ne lui avait pas été dite par le novice? Elle commençait à croire que sa phrase préférée était le fameux « Nuage d'Écorce me l'a dit. »... Vraiment...

Finalement, ne désirant guère rester avec la boule de poil parlante qui lui servait de sœur, Petit Nuage tourna les talons et s'éloigna, la plantant là. Elle se fit un plaisir de l'ignorer lorsqu'elle lui demanda, de sa voix écœurante de gentillesse, où elle s'en allait.

Soudain, un bruit attira son attention; Petit Nuage tourna la tête vers sa source, et son regard croisa celui de Pelage de Galet, qui sortait de la tanière d'Étoile du Soir. Il semblait énervé; le bout de sa queue ne cessait de battre l'air. Il la foudroyait de son regard ambré.

Puis, Petit Nuage comprit ce qu'Étoile du Soir avait sûrement dit à Pelage de Galet; elle allait devenir guérisseuse! Qu'est-ce qui pourrait plus le mettre en colère contre elle, hum? Elle adressa ainsi à Pelage de Galet un sourire débordant d'hypocrisie et tourna les talons pour se rendre à la pouponnière.

Elle n'eut pas besoin de se retourner pour deviner que l'expression du guérisseur s'était encore assombrie. 

*

Une dizaine de minutes plus tôt, Pelage de Galet, agitant son oreille intacte, avançait à pas feutrés vers la tanière de son meneur. Sa marche légère fit crisser l'herbe gelée sous sa patte. 

« Étoile du Soir? hésita-t-il. »

Il attendit quelques instants avant de se rendre compte que sa voix avait à peine dominé le gémissement du vent; le meneur ne l'avait sûrement pas entendu. Se maudissant et se promettant du travail supplémentaire pour se punir de son erreur, il répéta le nom de son chef d'une voix plus forte, signalant sa présence de par cette action.

« Entre, lui répondit l'intéressé d'une voix lasse.

- Tu m'avais demandé? questionna Pelage de Galet en se faufilant dans le gîte, non sans omettre de soupirer de soulagement en constatant la tiédeur du lieu. »

Étoile du Soir hésita, marquant une pause dans leur dialogue. 

« Mh. J'ai quelque chose à te dire. 

- Eh bien, je suis toute ouïe. Que se passe-t'il? »

Il fronça le museau.

« Des problèmes avec les autres Clans? siffla le balafré avec un semblant d'inquiétude. 

- Non. Du moins, pas encore. J'ai... reçu une prophétie. »

Les oreilles du guérisseur se dressèrent à l'entente de ces mots. Un mélange de surprise et d'inquiétude teinta ses prunelles. Il n'était pas complètement stupide, et devinait que, de par l'expression de son meneur, ces nouvelles n'étaient sûrement pas bonnes. 

« Quand?

- Il y a quatre lunes, environ.

- Quatre lunes? s'étrangla Pelage de Galet. Et tu ne m'en parles que maintenant? Pourquoi?

- Peu importe! s'impatienta le meneur en agitant la queue. Veux-tu l'entendre, oui ou non?

- Je suis ici pour ça, grogna Pelage de Galet avec un certain agacement.

- Bon. »

Étoile du Soir se lança:

« Voici ce qu'on m'a dit: il y aura deux chemins pour elle; Le premier la fera grimper jusqu'aux étoiles, le second la confinera dans la noire forêt. L'avenir des Clans sera à jamais bouleversé par sa décision; il pourra être à jamais différé, rendu magnifique, ou alors il restera tel quel, hanté par la convoitise et la laideur, et le Serpent sera écrasé. La lumière, les ténèbres; à elle de choisir. »

À la façon dont il avait répété le texte, on devinait que ce n'était pas la première fois qu'il le récitait; Pelage de Galet l'imaginait bien, au beau milieu de la nuit, murmurant les paroles sur le bout des lèvres, l'estomac noué d'angoisse.

« Sais-tu qui est « elle »? demanda-t-il en inclinant les oreilles, haussant un sourcil. 

- Une de mes filles, répondit le meneur d'une voix étranglée qu'il tentait en vain de maîtriser. »

Le guérisseur émit un « hum » compatissant. Il n'avait jamais eu de petits - et n'était pas près d'en avoir, d'ailleurs -, mais il imaginait bien l'angoisse que devait ressentir Étoile du Soir. 

Il se mit à réfléchir sur ce que la prophétie impliquait. Une des filles du meneur - Petite Pluie ou Petit Nuage - se devait de choisir entre deux destins, un glorieux, et l'autre funeste. Mais que pouvait bien être le choix qui fera ou non basculer sa vie? Les possibilités étaient si grandes... Et qui était le « Serpent »? Pelage de Granit décida de ne pas s'en soucier pour l'instant.

Donc, deux possibilités... Il supposa que c'était le choix entre guérisseur ou guerrier, sans vraiment en être sûr. Après tout, ce n'était pas les seuls titres qu'on pouvait avoir dans un Clan; reine, lieutenant... voire même chef. Et même là, qui disait que c'était le choix entre deux titres?

Le guérisseur remarqua qu'Étoile du Soir, pendant qu'il réfléchissait, l'observait du coin de l'œil. Depuis qu'il avait ses cicatrices, c'était souvent le cas. Les chats qui le voyaient pour la première fois - souvent des nouveaux apprentis pendant l'Assemblée - avaient généralement un sursaut en le voyant, et une expression à la fois surprise, effrayée et dégoûtée passait sur leur visage. Certains la masquaient mieux que d'autres, mais elle était toujours là. Puis, on l'observait discrètement, on chuchotait à son voisin « Hé, regarde la tête de ce chat, c'est le guérisseur du Clan du Vent... ». Pelage de Galet aurait dû y être habitué, mais ces réactions, il les détestait toujours autant. Il avait beau avoir tendance à éviter son reflet, il s'apercevait toujours dans le visage dégoûté de ses semblables.

C'est en partie ce pourquoi il se retourna brusquement vers Étoile du Soir, qui détourna aussitôt le regard. Faisant comme s'il n'avait rien vu, le guérisseur dit:

« Petit Nuage veut devenir guérisseuse. Je devrais la laisser faire, d'après toi? »

Le meneur soupira.

« Je n'en sais vraiment rien... 

- Je la vois très mal guérisseuse, plaida Pelage de Galet. 

- Je sais, mais peut-être faudrait-t'il quand même essayer (Le sourcil de Pelage de Galet tiqua; il n'était vraiment pas enthousiaste à l'idée d'avoir cette démone à moustaches comme apprentie). Laissons lui une chance. Et Petite Pluie...

- ... veut devenir guerrière. Reine par la suite, sans doute. »

Étoile du Soir hocha la tête. 

« Laissons-les décider pour l'instant. On avisera ensuite. »

Pelage de Galet, d'un air agacé, fit claquer le bout de sa queue contre le sol. Il n'avait vraiment, vraiment pas envie d'avoir Petit Nuage comme apprentie. Néanmoins, il inclina tout de même la tête en signe de respect. 

« Bien, émit-t-il d'une voix hachée. Si c'est tout ce que tu voulais me dire, je vais me retirer. »

Étoile du Soir hocha la tête, l'air légèrement plus détendu. 

En sortant de la tanière, le regard de Pelage de Galet tomba sur Petit Nuage. La jeune chatte venait visiblement de prendre congé de Petite Pluie, qui était assise un peu plus loin. Les deux félins échangèrent un regard; puis, l'expression de Petit Nuage s'éclaircit, comme si elle venait de comprendre la situation; elle lui adressa un sourire triomphant qui fit pétiller ses beaux yeux verts, puis se dirigea d'un pas majestueux - du moins, qu'elle essayait de rendre majestueux - vers la pouponnière. 

Pelage de Galet émit un petit grognement et agita son oreille. Il le sentait déjà, les lunes à venir n'allaient pas du tout être repos pour lui...