Chapitre 2
Les rayons fades du matin s'immisçaient dans la pouponnière et caressaient les pelages de ses occupantes. Petit Nuage, de son côté, s'extirpait lentement de son lourd sommeil, les membres raides; la fraîcheur de la nuit avait comme laissé un aura de froid autour du pelage du chaton. En effet, la mauvaise saison approchait; parfois, le matin, un brouillard enveloppait même le camp de son étreinte glacée et l'herbe se retrouvait luisante et craquante sous le givre. Petit Nuage n'avait jamais vu la saison froide dans toute sa splendeur. Comme elle était née à la fin de cette saison redoutable, ses souvenirs étaient trop lointains dans sa mémoire pour qu'elle puisse se les remémorer. En tout cas, la température qui chutait à chaque nuit laissait présager que la neige ne tarderait pas à recouvrir le sol de sa terrible nappe gelée.
Lentement, la petite étira ses membres endormis dans un vain effort pour se réveiller. Frissonnante sous l'emprise du froid, elle se colla un peu plus contre sa mère, Plume d'Hirondelle, et sa sœur, Petite Pluie pour tenter de se réchauffer un peu. Elle prit bien de temps de pester contre la structure de la pouponnière qui n'était pas assez étanche pour retenir la chaleur; aussi, elle se nota mentalement la tâche d'aller s'en plaindre pour que des guerriers viennent réparer le gîte. Une fois ceci fait, Petit Nuage put finalement se permettre d'ouvrir les yeux, toujours ensommeillée, et de se redresser péniblement en position assise. La petite chatte balaya le gîte de son regard péridot.
Près d'elle, Plume d'Hirondelle et Petite Pluie dormaient, pelotonnées l'une contre l'autre. Au fond de la pouponnière, plus discrète, Plume d'Étourneau semblait profondément assoupie. Son thorax se soulevait et descendait avec une lenteur égale. Son ventre était maintenant énorme; elle n'allait sans doute pas tarder à mettre bas des petits de Pelage d'Argent.
Ennuyée par ce décalage d'horaire, Petit Nuage se redressa sur ses pattes et décida de sortir dehors pour aller à la rencontre de ceux qui se levaient à une heure décente. Vraiment... La femelle donna donc un ou deux coups de langue à sa fourrure en bataille et chaude de sommeil avant de sortir dehors.
Dès qu'elle posa la patte hors du gîte des reines et des chatons, Petit Nuage regretta sa décision; en effet, il faisait bien plus froid en dehors de la pouponnière. La petite gonfla son pelage pâle dans un vain effort pour se réchauffer, et plaqua ses oreilles. Une bourrasque un peu trop forte faillit renverser son corps frêle, spectacle qui aurait été très drôle pour quiconque ayant pu le voir. Petit Nuage jeta un regard autour d'elle en se ressaisissant tant bien que mal.
Dans la tanière des guerriers, elle crut voir remuer une silhouette semblable à celle de Patte Lactée. Guerrière depuis peu, elle remplissait ce rôle à la perfection, faisait tout à la perfection et se montrait tellement parfaite que cela en devenait même agaçant. N'avait-t-elle donc pas de défauts? Si, Petit Nuage lui en connaissait un; son apparence physique, et la complexité qu'elle lui causait. En effet, la chatte était grande, bâtie et avait des épaules larges. Ses traits étaient épais et durs, ses yeux ronds, son front busqué et son poil épais. Le tout, même si sa taille pouvait s'avérer utile en combat, lui donnait une apparence guère flatteuse, et Patte Lactée le savait; devant des guerriers lui étant hiérarchiquement supérieurs ou une foule, elle gardait continuellement les yeux baissés.
Petit Nuage détourna le regard et continua son observation. À l'entrée de la tanière des anciens, Plume de Rosée s'étirait de tout son long. La femelle semblait être faite pour être vieille; sa sagesse, ses innombrables histoires qu'elle avait à raconter, à défaut de ne plus pouvoir les vivre, sa peau ridée et son pelage négligé y contribuaient. En vérité, Petit Nuage n'arrivait pas à s'imaginer Plume de Rosée à une époque où elle aurait été tout feu tout flamme, bien que Plume d'Hirondelle lui ait assuré que l'ancienne était magnifique quand elle était jeune.
Lorsque la vieille chatte se détourna pour regagner l'intérieur de sa tanière en claudiquant à moitié, Petit Nuage soupira, ennuyée. Comme presque tout le monde dormait encore, excepté la patrouille de l'aube déjà partie, la petite femelle se retrouvait seule. Si au moins Petite Pluie pouvait daigner de se lever pour qu'elles puissent jouer... La petite ferait bien un effort pour se rabaisser au niveau de sa sœur.
Cependant, tout le monde n'était pas complètement inactif dans le camp. Petit Nuage savait bien que Pelage de Galet était debout; sa vie de chaton se résumait à espionner celle, plus passionnante, des autres. Ainsi, elle voyait bien que le guérisseur semblait ne jamais fermer l'œil. Du moins, quand elle était réveillée; elle tentait pourtant de veiller le plus tard possible et de se lever très tôt pour jeter un coup d'œil dans la tanière, mais Pelage de Galet était toujours réveillé. Soit il semblait travailler avec ses remèdes, soit il était simplement assis, le visage ombré, à moitié caché par l'obscurité de son gîte, les oreilles couchées. Mais, comme Petit Nuage ne portait pas particulièrement le guérisseur dans son cœur, elle n'allait presque jamais le déranger, au grand bonheur de celui-ci.
Avec un nouveau soupir apitoyé, Petit Nuage s'apprêtait à retourner dans la pouponnière quand un bruit l'interrompit; la patrouille de l'aube rentrait. Et, vu le bruit qu'elle faisait, il s'était sans doute passé quelque chose.
Changeant radicalement de direction. Petit Nuage bondit en direction de l'entrée du camp, toute ouïe, curieuse d'entendre les nouvelles à venir. Entrant justement, Patte Blanche faillit la heurter.
« Regarde où tu met les pattes! gronda-t-il, mécontent. »
Sans prendre la peine de répondre à ce guerrier grincheux qui, visiblement inquiet, jetait des regards anxieux autour de lui, Petit Nuage analysa le reste de la patrouille. Patte de Poussière, le lieutenant du Clan, précédait le guerrier, mais ils n'étaient visiblement pas seuls; rares étaient les patrouilles aussi peu nombreuses.
Comme pour appuyer la déduction de Petit Nuage, Nuage d'Écorce surgit de l'extérieur. Son pelage noir et blanc en bataille était plaqué sur le côté de sa tête, sans doute à cause du vent. Puis, derrière lui, Pluie de Feuilles escortait une chatte inconnue, babines retroussées, oreilles rabattues. Celle-ci attira la curiosité de Petit Nuage, qui se redressa pour mieux la toiser.
Elle a un pelage de fumée.
Telle fut la première impression de la petite en voyant l'étrangère; plutôt courte sur pattes, on la devinait d'une maigreur presque inquiétante sous sa fourrure cendrée et hirsute. De méchantes griffures lui barraient l'œil et l'oreilles. Infectées, il semblait évident qu'elles éborgnaient la chatte. En effet, son œil blessé était d'une couleur blanchâtre et vitreuse inquiétante. Son jumeau, lui, était d'un bleu électrique qui détonnait avec son pelage sombre et toisait le Clan avait le plus grand des mépris. En analysant la démarche de la chatte, Petit Nuage se rendit compte tout de suite qu'elle n'avait nullement peur de son Clan; elle avançait comme un meneur avance vers le Rocher Fendu.
Un instant, l'œil encore valide de la chatte se posa sur Petit Nuage; la petite chatte n'y lut rien d'autre qu'une profonde haine. Elles se toisèrent mutuellement pendant un instant; ce fut comme un combat. Baisser les yeux serait vu comme une soumission, et une faiblesse. Elles se regardèrent donc, Petit Nuage avec un calme inhabituel et l'inconnue avec hargne.
Finalement, les deux détournèrent les yeux lorsque Pelage de Galet sortit de son gîte avec fracas. Le pelage du guérisseur était parfaitement lisse; visiblement, il était levé depuis belle lurette. Son regard feuille brûlée se posa d'abord sur l'inconnue, sur Petit Nuage et, enfin, sur Patte de Poussière.
« Aurais-tu l'obligeance de me dire ce qu'il se passe? siffla-t-il en regardant l'étrangère. »
Patte de Poussière se redressa avec prestance avant de répondre;
« On l'a trouvée de notre côté de la frontière. »
Un silence de quelques secondes accueillit ces paroles. Finalement, Pelage de Galet le brisa;
« Oh, attends, parle moins vite, trop d'informations d'un coup risque de me tuer. Pourquoi vous l'avez ramenée ici? C'est une solitaire. »
Patte de Poussière échangea un regard avec Patte Blanche. Pendant ce temps, Petit Nuage regardait la scène avec délectation, et une pointe de curiosité; à ce qu'elle savait, les solitaires - les sauvages - étaient leurs ennemis. Des êtres inférieurs, en somme; du moins, c'est ce qu'elle avait retenu des histoires sanglantes de Plume de Rosée, l'ancienne, où le brave chat de Clan finissait toujours par vaincre l'errant sanguinaire qui ne faisait que le mal, et qui massacrait des chatons sans défense pour porter leurs ossements en guise de parure. Petit Nuage appréciait ces histoires, à l'inverse de sa sœur. Celle-ci préférait mille fois entendre parler du Clan des Étoiles ou d'histoires d'amour toutes douces et gentillettes que d'écouter ces histoires de guerre et de mort, pourtant bien plus intéressantes.
Patte de Poussière répondit finalement d'un air mal à l'aise;
« Eh bien... Elle ne voulait pas partir.
- Je vois. Et toi, tu n'osait pas faire du mal à une pauvre petite femelle sans défense? riposta Pelage de Galet avec un demi-sourire condescendant.
- Il valait mieux informer Étoile du Soir que de faire n'importe quoi, se défendit Patte de Poussière. Tuer ou attaquer quelqu'un sans défense est contre le Code du Guerrier.
- « Tuer ou attaquer quelqu'un sans défense est contre le Code du Guerrier » répéta Petit Nuage à voix basse en employant un ton des plus niais. »
Heureusement pour elle, seul Pelage de Galet s'aperçut de la moquerie. Il posa un instant ses yeux sombre sur elle pendant que Petit Nuage le défiait du regard. Finalement, ils furent interrompus par la sauvageonne;
« Les chats de Clan, ces faibles, ne sont même pas capable de faire du mal à une mouche. C'est connu. »
Petit Nuage tourna la tête vers l'étrangère qui se léchait une patte d'un air désintéressé.
« Je ne suis pas faible, se défendit-t-elle en se redressant.
- Alors tue-moi. »
Silence de mort.
« Tu vois? Tes guerriers non plus n'ont pas osé le faire pour défendre leur territoire. Vous êtes faibles.
- Nous n'avons pas la même notion de faiblesse, alors, riposta posément Pelage de Galet. Nuage d'Écorce, va chercher Étoile du Soir. Dis-lui de venir me retrouver dans ma tanière. Cette solitaire a besoin de soins. »
Les quatre patrouilleurs frémirent légèrement en entendant le verdict du guérisseur, mais nul n'osa le contredire. Finalement, Nuage d'Écorce obéit et quitta le groupe pour se diriger vers la tanière du chef. Pelage de Galet approcha la solitaire, qui le toisait d'un air méfiant.
« Viens, ordonna-t-il d'un ton sans retour. Ton œil est blessé.
- Tu es trop gentil, railla-t-elle, méfiante. Ça va finir par te tuer.
- Ça a déjà bien failli le faire. »
Pelage de Galet secoua légèrement la tête. Puis, reprenant;
« Suis-moi. »
La chatte le considéra d'un air mauvais, mais finit par obtempérer en grommelant sous ses moustaches. Petit Nuage se rendit compte que les deux félins étaient blessés du même côté du visage; mais, alors que les brûlures dégoûtantes de Pelage de Galet avaient épargnés son œil et s'étendaient jusqu'à son épaule, les entailles encore plus dégoûtantes de la solitaire se contentaient de l'éborgner et d'en rester à son visage.
Petit Nuage se détourna, ennuyée. Tout le monde partait; Pelage de Galet avec la solitaire dont le nom lui était encore inconnu, Nuage d'Écorce pour aller avertir son père le chef - suivi par Patte de Poussière venant lui faire son rapport - et, les autres guerriers, au tas de gibier ou dans leur tanière. Petit Nuage était la dernière à être restée à l'entrée du camp.
Finalement, la petite se détourna et décampa prestement vers la pouponnière; une nouvelle aussi intéressante que l'arrivée d'une solitaire dans le Clan ne manquerait pas d'éveiller l'intérêt de ses occupantes; ça, Petit Nuage n'en doutait pas.
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