La bataille faisait rage autour de Lune d'Aurore et des Clans du Tonnerre, de la Rivière et de l'Ombre lorsqu'ils débouchèrent dans le camp du Vent. Des chats, l'air minuscules avec leurs os frêles et leur mince musculature, se battaient contre de massifs lynx aux pelages tachés de sang qui n'était pas le leur. Des cadavres gisaient un peu partout sur le sol, la gorge tranchée ou le thorax défoncé. Une mère hurlait sa douleur au-dessus du corps d'un de ses chatons, alors que ses frères et sœurs gémissaient en semblant essayer de se fondre dans la fourrure douce de la reine. Malgré le combat inégal, les guerriers du Vent se battaient férocement, griffant et mordant, tournoyant et usant de leur agilité légendaire pour pouvoir prendre l'avantage sur leurs lourdauds adversaires.
Lune d'Aurore admira leur courage et se dit qu'elle aimerait être brave et loyale à ce point.
Et elle décida qu'elle le serait. Sans plus attendre, elle se jeta sur un lynx gris qui attaquait une petite guerrière noire. Mordant, feulant, sifflant, le pelage hérissé, elles repoussèrent ensemble l'ennemi qui se mit finalement à courir en direction du Chemin du Tonnerre, jurant et crachant.
La guerrière noire envoya un regard de reconnaissance à la jeune chatte, la gratifia d'un hochement de tête respectueux et s'éclipsa dans la bataille.
Immobile, Lune d'Aurore ne voyait aucun adversaire sur qui se jeter et, pendant quelques secondes, elle ne fit rien. Soudain, elle sentit une douleur aiguë à l'épaule, ainsi qu'un poids mort qui l'immobilisa. Croc ( ou alors Griffe..?) s'était jeté sur elle. Mais qu'est-ce qu'il faisait là?! Aile d'Ébène avait pourtant affirmé l'avoir tué... Tout compte fait, il avait simplement dit les avoir "éliminés ", ce qui ne signifiait pas pour autant tuer.
Griffe (ou alors Croc..?) l'avait mordu à l'épaule et l'écrasait maintenant, la pinant sur le sol. Le sang coulant à flots de sa blessure, les jambes immobilisées, la jeune guerrière n'en menait pas large. Soudain, Croc (ou Griffe..?) fut dégagé d'elle brusquement par un éclair blanc. Son ancien mentor, Éclair d'Orage, s'était jeté sur le gros matou et le griffait maintenant jusqu'au sang, le pelage hérissé et lâchant des feulements plus forts que jamais. Lune d'Aurore se joignit bientôt à lui, allant même jusqu'à se jeter sur le lynx, le mordant sauvagement à la gorge. Une dernière morsure et le géant succomba, le larynx découvert.
La chatte ne sentait même pas la culpabilité qu'elle aurait dû éprouver en sachant qu'elle venait de tuer un presque chat. Elle l'avait fait pour le bien commun, et il avait failli tuer Aile d'Ébène, Éclair d'Orage et elle-même, en plus d'avoir probablement lâchement assassiné plusieurs chats. Non, elle ne regrettait rien. ( Ni le bien, qu'on lui avait fait, ni le maaaal! Non, de rien, non, elle ne regrettait riieeen!)
Éclair d'Orage la ramena à la réalité en lui miaulant doucement:
- Tu vas bien, Lune d'Aurore?
- Oui, répondit-elle, déterminée, malgré la douleur lancinante qu'elle ressentait dans son épaule. Merci beaucoup de m'avoir sauvé.
- Je ne pouvais pas te laisser comme ça, voyons!
- Bref. Je voulais seulement te remercier. Tu es très courageux.
- Seulement pour toi, répliqua-t-il du tac-au-tac en lui faisant un clin d'oeil, ses beaux yeux d'un bleu profond, si différents de ceux d'Aile d'Ébène, brillant.
Le coeur de la jeune guerrière fit un bond involontaire en entendant cette remarque. Elle le regarda, troublée, quelques secondes, puis se ressaisit et, souriant à son ami, elle disparut dans la mêlée.
Que venait-il de se passer? Elle qui pensait bien aimer Aile d'Ébène! Pouvait-on aimer plusieurs chats à la fois? Si oui, lequel choisir? Sinon, lequel aimait-elle vraiment? Elle se rappela des paroles de Griffe Brune:
" Reste loyale à ton clan, mais écoute avant tout ton coeur. Il te dictera la marche à suivre, et quel que soit le chemin qu'il t'indique, ce sera le bon. "
Peut-être devrait-elle attendre un peu, le temps que ses sentiments se précisent? Après tout, ne disait-on pas que le temps est guérisseur de tous les maux?
Elle fut tirée de ses pensées, pas vraiment adaptées, il faut le dire, pour un champ de bataille, par des miaulements rageurs près d'elle. Griffe Blanche, le lieutenant du Clan du Tonnerre, se battait contre deux énormes lynx, toute seule.
Elle allait courir vers eux quand un autre ennemi se rua sur elle, l'empêchant d'atteindre son objectif. Le temps qu'elle se débarrasse de son adversaire, aidée par un apprenti de la Rivière, Griffe Blanche s'était retrouvée ensevelie sous les deux massifs corps des lynx.
Un sentiment de panique envahit la jeune guerrière, qui se précipita vers les trois combattants.
Les deux gros matous relevèrent la tête, leur grand museau barbouillé de sang.
Le temps sembla se figer et Lune d'Aurore avec lui. Horrifiée, elle vit entre les deux antagonistes une Griffe Blanche agonisante, des bulles de sang autour de sa gueule et respirant difficilement. Les plaies de son flanc semblaient étrangement profondes, comme si ses adversaires avaient eu plus en tête que de la tuer. Comme si ils avaient voulu la...
- On avait un petit creux, dit l'un d'eux en ricanant, ce combat nous a ouvert l'appétit. T'en veux un morceau?
La terreur frappa Lune d'Aurore avec la force d'un blaireau. Non. Ils ne pouvaient pas être si cruels. C'était impossible. Impossible. Et pourtant...
- Les meilleurs morceaux sont la queue et les pattes. C'est très tendre, ajouta le deuxième, se délectant de l'horreur sur le visage de la jeune chatte, qui restait immobile. Mais ce que je préfère, sans conteste, ce sont les chatons. Ceux qu'on a attrapé il y a plusieurs lunes, avec la chatte dorée... Un délice, fit-il en la regardant sadiquement.
- En effet, les deux petites femelles ont a peine résisté quand...
La rage qui enflait en elle fit feuler Lune d'Aurore si fort qu'ils gémirent faiblement quand elle leur cracha, les oreilles plaquées sur son crâne et paraissant deux fois plus grosse que d'habitude:
- Comment osez-vous?! Vous parlez d'elles comme si elles n'avaient été que des casse-croutes, alors qu'elles avaient un avenir, une vie, que vous êtes venus gâcher en les enlevant et en les dévorant sadiquement! Comment osez-vous souiller leur mémoire ainsi?! Je vais vous faire regretter d'être nés, espèce de rats des champs au cerveau empuanti! Vous allez regretter le jour où votre mère batarde vous a mis au monde!
Elle fit son petit discours avec une assurance apparente qu'elle était loin d'avoir. Après s'être ressaisis, les deux matons se levèrent, menaçants, prêts à la tuer, mais elle n'en avait cure: elle devait venger toutes leurs victimes et surtout débarrasser ce monde de ces deux psychopathes congénitaux.
Elle se jeta sur eux, les crocs découverts.