CHAPITRE 11
Le cœur bien plus léger, Nuage de Lion se remit en marche, menant la tête. Oiseau de Givre l'observait en catimini, le visage éclairé d'un sourire. Elle était heureuse qu'il ait renoué avec sa sœur et un tant soit peu fière de ce qu'elle avait réussi à faire de cette tête de mule. Le Nuage de Lion premier du nom était surexcité, effroyablement orgueilleux et ne semblait pas être doté de la moindre sensibilité ou sincérité. Il l'avait également longtemps faite tourner en bourrique avec ses avances ridicules. A présent, ses tentatives de charme étaient plus subtiles, plus efficaces, plus matures et beaucoup plus naturelles. Mais Oiseau de Givre était loin d'imaginer qu'il s'intéressait véritablement à elle, elle n'avait d'ailleurs, contrairement aux autres femelles du Clan, jamais envisagé la possibilité de tomber amoureuse de lui. Non, leur relation était beaucoup plus intéressante que ça, beaucoup plus riche. Elle était le mentor et lui l'élève, mais parfois il s'en fallait de peu que les rôles s'inversent. Ils avaient l'un pour l'autre un profond respect et une très grande affection qu'ils n'admettraient jamais. Elle pouvait jouer avec lui encore plus efficacement et subtilement que l'inverse car il avait nettement moins de sang-froid et qu'un rien le vexait. L'un comme l'autre, ils avaient mis du temps à s'apprécier mais le jeu en valait la chandelle. Mine de rien, c'était un coup de maître de la part d'Étoile d'Ivoire que de désigner la chatte tachetée pour l'entraîner.
Nuage de Givre aussi observait les deux chats, dont les flancs étaient si proches que leurs fourrures sombres se mélangeaient, mais pas du même œil néanmoins. Un air buté assombrissait son visage pointu. Il se ramassa sur lui-même pour bondir par-dessus une souche d'arbre. L'apprenti blanc s'était musclé et son corps n'avait plus rien de frêle, à présent. Il dégageait une telle mauvaise humeur que ses frères et sa sœur se tenaient à bonne distance de lui. Habitués à son caractère renfrogné, ils ne se rendirent pas compte qu'aujourd'hui, il était particulièrement furieux. Nuage de Givre martelait le sol de ses pattes costaudes qui heurtaient l'herbe avec un bruit sourd. Il ne détachait pas son regard bleu glacier du frère et de la sœur.
Nuage de Libellule n'osait même pas jeter un œil à son frère. Il ne s'en était jamais pris à un des membres de la fratrie, il n'était pas du genre violent, mais elle savait que sa colère était redoutable et que sa sournoiserie était capable de ridiculiser quelqu'un à vie. Elle savait aussi qu'il n'avait jamais vraiment aimé sa famille, excepté leur père, Aile de Marbre, tué par la lieutenante du Clan Vert. Depuis la mort de celui-ci, il n'en était que plus solitaire, plus sombre. Malgré tout, Nuage de Libellule l'aimait et tenait beaucoup à ce qu'il retrouve un jour la joie de vivre. Enfin, qu'il la trouve, plus exactement...
Nuage de Furet et Nuage de Vipère discutaient, insouciants. Leur sœur leur jeta un regard affligé. Qu'ils étaient bêtas et immatures, par moments... !
Pluie de Neige fermait la marche, les yeux rivés sur ses pattes rondes qui foulaient lentement l'herbe grasse. C'était une chatte simple et sa seule joie de vivre était Améthyste, sa compagne. Loin d'elle, elle se sentait vulnérable. Elle ne sentait pas le petit blanc qui tirait la tronche, ni le petit gris qui faisait son fier, devant. Ils étaient tous deux très désagréables avec elle. La guerrière se rapprocha de Nuage de Libellule, espérant un peu de gentillesse, mais la novice écaille et blanc soupira et accéléra l'allure.
Nuage d'Ébène ronronnait si fort qu'on devait l'entendre à des lieues à la ronde. Elle sautillait comme un chaton, par dessus les branches, entre les cailloux, sa queue touffue joliment tigrée à la verticale. Elle avait décidé, cette fois, de tout oublier, pas par faiblesse : par désir de redevenir son amie ; mais cela ne signifiait pas qu'elle n'avait aucune rancune ni qu'elle n'était pas déterminée, au contraire. C'était une petite chatte forte et bien plus maligne qu'elle ne le laissait à soupçonner.
- Quand même ! faisait-elle. Tante ! à mon âge ! Si tu avais vu la réaction de maman...
- Ne l'appelle pas maman, la coupa Nuage de Lion, appelle-la Cascade d'Argent. Rappelle-toi qu'elle nous a reniés.
Nuage d'Ébène renifla dédaigneusement.
- Toute façon, c'est pas comme si on avait besoin de cette coincée hyper égocentrique...
- C'est clair ! Elle doit pas être notre mère, c'pas possible. On est bien trop parfaits pour avoir un lien de parenté avec elle.
Complices, ils échangèrent un regard.
- Attention, les apprentis, miaula soudain Oiseau de Givre. On arrive au niveau du Chemin du Tonnerre. Regardez bien des deux côtés et...
- Ça va, on connaît, l'interrompit Nuage de Givre, méprisant, en s'avançant sur la surface puante.
Nuage de Vipère, Nuage de Furet et Nuage de Libellule le suivirent avant que la guerrière n'ait pu protester. Ils arrivèrent de l'autre côté parfaitement indemnes et le novice blanc jeta un regard affligé à Oiseau de Givre. "Tu crois vraiment que toi, t'as des trucs à nous apprendre, à nous ?" disaient ses yeux, véritables morceaux de glace.
Un peu déstabilisée, elle fit traverser les autres. Ses oreilles frémissaient sans trêve.
- Qu'est-ce qui te préoccupe ? lui demanda nonchalamment Nuage de Lion en marchant en équilibre sur une racine.
- Il paraît que des chats errants agressifs auraient élu domicile ici, souffla la chatte gris et blanc, anxieuse.
Il leva un sourcil.
- Allons, tu te mets à croire les rumeurs, maintenant ?
- Regardez ! s'écria soudain Nuage de Vipère.
Nuage de Lion leva machinalement la tête.
- Les Hautes Pierres... ! Ce qu'elles sont...
- ...Hautes ? termina Oiseau de Givre avec un sourire en coin.
Satisfait d'avoir tranquilisé son mentor, le novice gris reprit la tête. Le soleil baignait la roche de lumière blanche. L'envie de s'y chauffer le démangeait. Il s'apprêtait à rentrer dans l'ouverture qui béait à la base des pierres lorsque Pluie de Neige miaula :
- Attends, Nuage de Lion... Papillon Bleu m'a dit que seuls Nuage de Vipère, Nuage de Givre, Nuage d'Ébène et Oiseau de Givre devaient rentrer dans la Grotte de la Vie.
Le jeune chat vit rouge.
- Quoi mais d'où ?!
- Ce sont ses ordres.
La jeune guerrière blanche haussa les épaules, un peu gênée.
- Ah, ne t'en fais pas, Nuage de Lion, ton tour viendra, lança Oiseau de Givre en disparaissant dans le tunnel. Suivez-moi, vous autres.
Nuage de Libellule et Nuage de Furet évitèrent sagement de s'approcher de Nuage de Lion qui bouillait de rage. Il était certain que c'était encore une manigance du novice blanc qui venait de s'engouffrer dans l'ouverture avec un sourire méprisant. Le frère et la sœur allèrent s'allonger dans l'herbe, au soleil. Pluie de Neige ne bougeait pas et se contentait de poser sur l'apprenti un regard navré.
Dégage Pluie de Neige, ça vaut mieux pour toi.
- Je suis désolée pour toi, Nuage de Lion...
La ferme ! Barre-toi !
- Tu veux qu'on discute de...
- Pluie de Neige, tais-toi et assied-toi ici.
Incrédule, la chatte blanche obtempéra, rassurée mais surprise par son ton doucereux. Nuage de Lion jubilait. Il avait trouvé le moyen de faire passer sa colère.
- Tu sais Pluie de Neige, tu es une petite chatte très jolie.
C'était un mensonge. La femelle blanche possédait un museau écrasé et des yeux globuleux constamment surpris. Mais n'étant pas bien fine - soit dit en passant, dans tous les sens du terme - elle le crut sur parole et se mit à rougir et à balbutier des choses incompréhensibles.
- Tu es avec Améthyste, c'est bien ça ?
Elle hocha timidement la tête. Il était le seul à être au courant.
- Mais c'est dommage, tu ne pourras jamais avoir de chatons...
Nuage de Lion leva un regard théâtralement dramatique vers elle.
Bon sang, elle ne pige pas. En même temps elle est tellement gourde que ça m'étonne pas plus que ça.
- D-d'où veux-tu en venir, Nuage de Lion ?
- Je suis ton ami, vrai ? Eh bien je vais te rendre un service d'ami, ne me remercie pas, c'est tout naturel. Ou plutôt, si, remercie-moi, c'est carrément une faveur que je te fais.
Nuage de Libellule et Nuage de Furet ne perçurent pas les gémissements de la chatte blanche.
☆☆☆☆☆
Nuage de Vipère sortit triomphalement du tunnel, suivi de Nuage d'Ébène et Nuage de Givre.
- Vous devinerez jamais ! exulta t-il en se précipitant vers son frère et sa sœur.
- Rappelle-toi, Nuage de Vipère, tu ne dois parler à personne de ton rêve ! l'interrompit Oiseau de Givre en sortant à son tour.
Nuage de Lion, posément allongé au soleil qui rougissait, tenta de déchiffrer son expression mais y renonça bien vite, frustré. Elle avait de nouveau cette brume dans les yeux, ce qui rendait ses émotions parfaitement impossibles à deviner.
Un peu déçu, Nuage de Vipère baissa la queue. Son frère Nuage de Givre le bouscula pour le doubler.
- Ton rêve était-il donc si joyeux ? grinça t-il. Tu es une cervelle de souris ou quoi ?
Nuage d'Ébène contourna les deux frères, la mine courroucée, mais se détendit en arrivant devant Nuage de Lion.
- Ça va ? J'suis désolée que t'ai pas pu rentrer... Franchement, c'était pas si "waow" que ça, j'te promets. T'as rien raté.
Elle lui offrit un de ses grands sourire à inimitables, avec les canines qui dépassaient. Le cœur de Nuage de Lion se réchauffa et oublia à quoi il s'était adonné pendant les dernières minutes.
- On rentre, miaula Oiseau de Givre d'un air absent. Passez devant, je vous suis.
Nuage de Lion et Nuage d'Ébène s'avancèrent pour prendre la tête en même temps. Grommelant dans sa moustache, Nuage de Givre leur emboîta le pas, suivi de ses frères et de sa sœur, et de Pluie de Neige qui ne tenait plus sur ses pattes tant elle tremblait. Si Oiseau de Givre avait été du genre curieux, elle l'aurait interrogée, mais consciente que ce n'était pas ses affaires, elle se contenta de prononcer son nom. La grosse chatte blanche sursauta et suivit les apprentis en se dandinant sur ses pattes rondes.
C'était le crépuscule, il faisait bon, une brise légère agitait les moustaches des huit félins. Nuage de Lion bavardait allègrement avec sa sœur, lorsque soudain, un bruissement dans les taillis le fit dresser l'oreille. S'apercevant de son trouble, Nuage d'Ébène se tut pour écouter. Les douze griffes des pattes avant des deux apprentis jaillirent de leur fourreau par réflexe.
- Moi j'aime bien les souris, c'est bien gras et bien dodu...
- Chut ! sifflèrent-ils d'une même voix en se tournant, furibonds, vers ce nigaud de Nuage de Vipère. Tout penaud, celui-ci baissa les oreilles.
Oiseau de Givre et le frère et la sœur se postèrent en position défensive autour de leurs camarades, poil dressé sur l'échine et crocs dévoilés.
- Il y a trois chats dans ces taillis, cracha Nuage d'Ébène en rabattant les oreilles. Tenez-vous prêts.
Nuage de Lion sentit Nuage de Libellule se presser contre lui, inquiète. Pas rassurée, Pluie de Neige se rapprocha un peu plus de la guerrière gris et blanc. Les trois frères restaient silencieux, néanmoins, seul Nuage de Givre demeurait parfaitement immobile, sans un frémissement de moustache.
- Montrez-vous ! feula Nuage de Lion, les yeux luisants.
Silence. Puis émergèrent des buissons trois chats à l'expression hostile, chacun d'un côté de la petite troupe. Celui qui faisait face à Oiseau de Givre était massif, lourd et doté d'un pelage brun sombre tigré. Nuage de Libellule frémit derrière la guerrière qui montra les dents et arqua sa colonne vertébrale. En face de Nuage d'Ébène, un tout petit chat gris a l'air sournois couturé de cicatrices grondait, menaçant. En apercevant son adversaire, Nuage de Lion eut envie de pouffer de rire : une jeune chatte au pelage blanc constellé de spirales brunes le contemplait, les babines retroussées. Une femelle ! Ridiculement maigre en plus. Ça va être aussi facile que...
- Nous ne tolérons personne sur notre territoire, cracha le petit gris, les yeux réduits à deux fentes. Mia, Bill, en avant !
Le gros matou se jeta sur Oiseau de Givre qui contra aisément. Celui qui avait parlé asséna une pluie de coups de griffes censées viser Nuage d'Ébène mais qui n'atteignaient que le vide. La chatte tigrée s'élança, hésitante. Nuage de Lion la faucha et roula avec elle.
- M'tue pas ! gémit-elle. Je f'rais tout c'que tu voudras !
Un sourire en coin se dessina sur le museau du jeune félin.
- Tout ce que je veux... ?
☆☆☆☆☆
- Nuage de Lion, qu'est-ce tu fiches ? cria Nuage d'Ébène. On les a fait déguerpir en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. Quels tapettes, ces chats errants.
Agacé, l'intéressé agita les oreilles. Sous lui, Mia gémit.
- Attend encore un peu, lui ordonna t-il d'une voix étouffée par sa fourrure avant de se relever et de la laisser filer.
- Qu'est-ce que tu faisais ? interrogea Nuage de Vipère lorsqu'il revint vers eux.
- Je m'amusais, rétorqua Nuage de Lion avec un rictus qui effraya l'apprenti roux.
Et de quatre...
- Tu avais raison, Oiseau de Givre, miaula Nuage d'Ébène, il y a de la vermine par ici. Mais de la bien mauvaise vermine ! Ils savaient même pas se battre, et puis quelle chance avaient-ils contre nous ?
Les huit chats se remirent en route. La luminosité baissait à vue d'œil. Les prunelles bleu pâle d'Oiseau de Give scintillaient dans l'obscurité comme deux joyaux. Celles de Nuage de Givre, qui se rapprochaient plus de morceaux de glace, étaient réduites à deux fentes et semblaient effrayer Nuage de Libellule, à côté de lui. Les yeux vert pâle de cette dernière étaient brumeux et lointains. Bien malin celui qui différencierait les billes de Nuage de Vipère et Nuage de Furet, du même orange doré. Celles de Nuage d'Ébène étaient plus foncées mais bien loin d'atteindre le rouge flamboyant de celles de son frère. Nuage de Furet dépassa ce dernier.
- C'est quand même cool que...
Que quoi ? Ils ne surent jamais.
Ils ne surent jamais parce que son petit corps gisait sur le Chemin du Tonnerre, démembré.
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