
Le brouillard se lève
Mais à cet instant précis, Aïkida reconnut Tarek qui se dirigeait vers eux, les yeux rivés dans sa direction. Sans en comprendre le sens, un tsunami émotionnel s'abattit violemment sur elle, ravageant tout sur son passage, au même moment que l'extrémité cloutée du bâton de combat venait s'enfoncer dans sa hanche gauche.
La Fille Gelée hurla de douleur et tomba au sol, autant assommée par les sensations qui lui tordirent le ventre que par le sang qui gicla sur les pavés de la cour des armes.
Quelques minutes plus tard, Leeroy finissait de guérir la plaie, heureusement superficielle, tout en se confondant en excuses. Aïkida lui lança un regard sévère, lui ayant déjà répété mille fois que ce n'était pas grave. En revanche, ses sourcils froncés, eux, traduisaient tout autre chose. La raison n'était autre que Tarek qui les avait rejoints lorsqu'il avait aperçu la scène, accompagné de son chien, mais qui n'avait pas prononcé un seul mot, se contentant de la fixer. Sa présence la mettait étrangement mal à l'aise, et sans comprendre pourquoi, la jeune femme subissait des vagues d'émotions qui la submergeaient à chaque fois qu'elle le regardait.
Elle jeta un œil à sa hanche alors que Leeroy se relevait, et constata avec soulagement que les trous et le sang qui tâchait son pantalon étaient les seules preuves de sa blessure déjà oubliée. Leeroy avait encore progressé dans le domaine médical, s'inspirant des différentes cultures qu'ils avaient croisées ces derniers mois, à savoir les elfes et les khyazgaars. Aïkida se redressa et offrit un sourire à son ami dans le but de le rassurer et d'alléger sa culpabilité, mais comprit que sa tentative était vaine.
Sachant que le blond ne se pardonnerait pas aussi facilement, elle lui facilita la tâche en le sanctionnant d'une voix faussement hautaine, digne d'une marquise cruelle :
— Pour la peine, j'exiges que tu ailles me chercher de l'eau.
Le dragonnier sourit à son tour, à la fois gêné et amusé, se courba en une maladroite révérence, et partit en direction du château exaucer le vœu de la marquise.
Bien que mal à l'aise à cette idée, Aïkida avait également fait cela pour se retrouver seule avec Tarek. Elle était persuadée qu'il savait quelque chose, mais elle ne savait ni de quoi il s'agissait, ni comment le lui demander. Heureusement, le brun lui simplifia la tâche en entamant la conversation :
— Comment tu te sens ?
Encore assise sur les pierres froides de la cour des armes, observée avec curiosité par tous les combattants qui avaient assisté à sa blessure, la Fille Gelée se gratta la tête en souriant les dents serrées.
— Je me sens bizarre... Je ne...
— De quoi tu te souviens ?
La jeune femme releva alors les yeux vers le dragonnier et remarqua qu'il la regardait avec insistance, pendu à ses lèvres, comme si sa vie dépendait de sa réponse.
Légèrement perturbée, elle répondit tant bien que mal alors que le beagle nommé Zeko venait lui lécher les mains :
— Euh... Bah... Je ne me souviens de pas grand-chose, dit-elle en caressant la tête du canidé. À vrai dire, je me souviens seulement d'être allé me coucher après avoir discuté avec Hyjuke, mais j'ai comme des vagues souvenirs qui reviennent. Comme si j'avais été dans une cuisine, avec beaucoup de fumée, et puis il y avait du vin...
Une hypothèse la frappa brusquement. Soudain paniquée, elle demanda vivement :
— Ne me dis pas que j'ai bu au point de faire des choses si ridicules que même mon cerveau ne veut pas s'en rappeler ?!
Un rire jaune s'échappa des lèvres crispées du jeune brun. Il lui tendit alors la main pour l'aider à se relever, et lui proposa :
— Suis moi, allons parler dans un endroit plus calme.
Intriguée et peu rassurée par l'absence de réponse de son ami, Aïkida se laissa guider, néanmoins heureuse de constater que la magie de Leeroy avait fait des merveilles.
Quelques minutes plus tard, ils se retrouvèrent sur le toit du château, assis au bord du vide, ayant laissé le chien de chasse s'amuser à courir après les oiseaux sur la terre ferme. Le soleil illuminait la vallée, et la jeune femme fut bouche-bée devant la vue qui s'offrait à eux. Les Montagnes les encerclaient de tous les côtés, mais dégageaient paradoxalement une sensation de liberté inexplicable. Les sommets blancs jouaient avec les rares nuages qui restaient à flanc, tandis que les centaines de dragons qui régnaient sur ces lieux dansaient dans le bleu du ciel printanier.
Aïkida observait ce paysage avec des yeux ronds et pétillants, tandis que Tarek, lui, était perdu dans ses pensées. Elle se rendit compte à quel point voler sur le dos de son compagnon ailé lui manquait, et elle pria pour qu'Athkor se remette bientôt sur pattes pour renouveler l'expérience.
— Hier soir, on a été drogués, déclara soudainement Tarek.
L'émerveillement qui avait gagné la jeune femme disparut brusquement lorsqu'elle entendit ces paroles.
— Quoi ?!
Tournant un regard incompréhensif vers son ami, elle attendit des explications.
— Je ne sais pas si tu te souviens, mais dans la nuit, je suis venue te chercher pour te faire rencontrer des gens. Une sorcière et un magicien nommés Mihoko et Himanshu. Ils sont arrivés hier à la Vallée, et je les avais déjà rencontrés lorsque j'étais parti seul à ta recherche en attendant que Leeroy puisse rapatrier Athkor ici. En fait, ils pensent avoir une solution pour ta prophétie.
Fronçant les sourcils, Aïkida sentit un léger poids quitter ses épaules. Elle se souvenait vaguement de quelque chose, mais cela restait très flou.
— Ils nous ont convoqués de nuit parce qu'ils croient à l'alignement des astres, et hier soir, c'était à priori le moment idéal pour nous parler. Plus précisément, ils nous ont drogué à l'aide de leurs bougies, dans le but de nous détendre et que nos soucis disparaissent le temps de cette soirée.
La jeune femme se sentait à la fois perdue et soulagée. Comme si les choses rentraient peu à peu dans l'ordre, tout en restant dérangeantes. Elle trouvait étranges les pratiques de cette sorcière et de ce magicien dont elle ne se souvenait pas réellement.
— Leur objectif était de nous observer pour savoir si leur théorie pouvait s'avérer vraie ou non.
— Leur théorie ?
Tarek hocha la tête et garda ses yeux rivés sur l'horizon.
— Pendant cette soirée, on a beaucoup ri, et ils ont vu qu'on était capables de bien s'entendre. Alors ils nous ont dévoilé leur hypothèse pour contrer la prophétie. Selon eux, tu devrais rester proche des personnes que tu es destinée à tuer, et non pas les éviter. Je t'avoue que la fin de soirée a été un peu arrosée, donc je ne me souviens plus exactement de leurs explications, mais ils croient dur comme fer qu'avoir le comportement opposé à celui qu'on aurait naturellement pourrait avoir un impact important.
Les yeux plissés, Aïkida se mordait le pouce, perplexe.
— Je pensais que rester éloignée de vous, diminuerait justement les risques ?
Le dragonnier haussa les épaules, puis se tourna vers elle d'un air sérieux.
— À mon avis ça vaut le coup d'essayer. Tu devrais passer le plus de temps possible avec Conrad et ta sœur, et moi je resterai pour assurer leur sécurité au cas où.
La jeune femme soupira et se retourna vers le paysage.
De longues minutes de silence s'écoulèrent durant lesquelles elle pesait le pour et le contre de cette proposition. Cela lui permettrait en effet de rester plus longtemps auprès d'Emelï afin d'essayer de la sortir de son état reptilien, sans pour autant culpabiliser. Cependant, elle savait que la peur de faire un mauvais pas la torturerait malgré tout. Elle ne disait rien à personne, mais l'idée qu'elle puisse un jour causer la mort des deux enfants la pétrifiait. Son cœur se serra et sa gorge se noua, comme à chaque fois qu'elle réentendait les viles paroles de Layvin résonner dans sa tête. Elle se souvint également des paroles d'Athkor : « Avoir une vie extraordinaire, ça a un prix. ». Elle estimait pourtant avoir payé assez pour obtenir le droit de vivre tranquillement. Elle avait déjà perdu ses deux parents, avait tué un dragon et avait failli mourir empoisonnée, sans compter sa sœur transformée en reptile et la récente disparition de Ponghu. Aïkida se demanda si elle n'aurait pas préféré rester le bouc émissaire de son village et ne jamais connaître l'existence des dragons, plutôt que de semer la mort autour d'elle
— Je ne peux pas t'imposer de rester continuellement avec moi, déclara-t-elle alors. On ne sait même pas si cette théorie est vrai.
Le pessimise dont fit preuve la jeune femme étonna Tarek. Celui-ci tenta alors de la convaincre :
— Tu as raison, on ne le sait pas. La seule chose dont on est sûre, c'est que si on ne fait rien, arrivera ce qui doit arriver. Autant essayer non ? Si ça fonctionne, tu auras tout gagné, et si ça ne fonctionne pas... Malheureusement, le destin est cruel.
Aïkida soupira :
— Mais combien d'années je vais devoir vivre dans la peur de tous vous tuer ?
Sa voix trahissait un sanglot imminent. Le dragonnier lui saisit alors brusquement le menton, la forçant à le regarder dans les yeux. Il serrait fort, mais avant même qu'elle n'ait le temps de gémir de douleur ou de râler, il prit un ton sévère et la sermonna :
— Tu ne dois pas baisser les bras, la survie de deux enfants en dépend. Je t'ai déjà promis que tu devrais me passer sur le corps avant même de pouvoir toucher un seul de leurs cheveux. Je ne compte pas te laisser tuer qui que ce soit sans t'en empêcher de toutes mes forces. Tu n'es pas seule, on est tous là pour t'aider.
Sa voix s'était adoucie sur ces dernières paroles, et la jeune femme soupira à nouveau puis hocha la tête. Tarek lui lâcha le menton avant que son regard n'ait le temps de dévier vers ses lèvres, et replongea son regard dans le corps montagneux qui les entourait.
Les deux amis restèrent ainsi de longues minutes à observer le paysage, respectivement plongés dans leurs pensées. Mais un détail vint alors titiller la Fille Gelée qui demanda :
— Tu as parlé d'une fin de soirée arrosée, et effectivement, j'avais des nausées ce matin. Qu'est-ce qu'il s'est passé après ?
Un petit rire vint étirer les lèvres du combattant alors qu'une étincelle espiègle venait de s'allumer dans son regard.
— On a dévaliser les cuisines du château, et malheureusement, on a mis la main sur des carafes de vin.
Aïkida éclata de rire. Bien qu'elle n'arrivât pas à retrouver sa mémoire, elle pouvait très bien s'imaginer la scène. Tarek lui raconta alors qu'ils avaient passé une bonne demi-heure à débattre violemment à propos de la meilleure recette servie au château.
L'atmosphère s'allégea sur le toit, et les deux amis se mirent à discuter gaiement, et à rire des anecdotes que rapportait le brun à la jeune femme à propos de leur nuit peu habituelle.
— Et on a été capable de rentrer dans nos appartements sans réveiller tout le monde ? s'amusa-t-elle.
— Tu parles, heureusement que j'étais là pour te raccompagner, sinon tu te serais arrêtée pour danser avec chaque statue croisée sur ton chemin ! Je me demande encore comment Nàmo a fait pour ne pas t'entendre rire !
Tout en rigolant, elle fut surprise :
— Tu m'as raccompagnée ? Toi ? Tarek ? Tu serais plutôt du genre à me laisser me débrouiller justement.
Le dragonnier lui lança un regard espiègle accompagné d'un sourire en coin :
— Bon d'accord, j'avoue. Moi non plus je ne marchais pas très droit, alors j'ai profité de ton épaule jusqu'au dernier moment.
Les deux amis rirent à nouveau. Aïkida se sentait mieux, bien qu'elle n'ait pas retrouvé tous ses souvenirs, elle avait la sensation que tout rentrait enfin dans l'ordre. Elle avait la réponse à ses questions.
Tarek, lui, accordait toute son énergie à ne pas laisser paraître son désarroi. Se comporter aussi naturellement avec elle, lui était difficile à comprendre. S'il souriait, c'était en réalité pour serrer les dents afin de réprimer la chaleur qu'il sentait monter en lui. Il était à nouveau envahi par mille et une émotions, et celle qui sembla étonnamment prendre le dessus, fut une colère sourde.
Alors qu'il observait la jeune femme aux cheveux blancs détendue à son côté, celle qui avait torturé toute son existence, celle qui avait mit fin aux jours de Brusanth. Celle qu'il détestait autant qu'il l'appréciait. Celle qu'il avait malgré tout embrassée.
Tout à coup, il se sentit loin d'elle. Le masque qu'il portait se transforma en un mur de glace qui se dressa entre eux, aussi invisible que résistant. Il la vit sourire à travers cette paroi qui devenait de plus en plus trouble. Il la vit s'éloigner de plus en plus.
La colère laissa place à la tristesse alors qu'un rire étranger sortait de sa bouche.
Les jours passèrent, et une certaine routine s'installa pour les jeunes dragonniers. Après avoir mis Leeroy au courant de la nouvelle stratégie mise en place pour contrer la prophétie, ils avaient décidé de passer plus de temps ensemble. Ils se levaient tous à l'aube, y compris Conrad, petit déjeunaient ensemble, et partaient s'entraîner physiquement. La Fille Gelée avait besoin de retrouver sa force, et Conrad avait besoin de la développer, bien qu'il ne soit encore qu'un enfant. Leeroy veillait alors à lui proposer un programme adapté à son âge, de manière à renforcer son endurance et sa capacité à supporter la puissante magie qui vivait en lui, tout en le ménageant. En effet, le rouquin était bien trop jeune pour commencer la musculation à proprement parlé, puisque cela stopperait sa croissance. Il se contentait alors de courir avec les grands, et de s'entraîner à manier de petites épées en bois, ainsi qu'à tirer à l'arc.
Les trois dragonniers, quant à eux, puisque les tensions avaient disparu, s'organisaient des mini tournois, auxquels venait régulièrement se joindre Othar. Ils se battaient en duels, et les gagnants s'affrontaient. Cependant, ils veillaient à ce que chaque jour, une arme différente soit utilisée, telle que l'épée, la dague, le bâton, et bien d'autres combinaisons encore. Aïkida se rendait alors compte qu'elle avait vu juste. Si Tarek restait invaincu, sa victoire était bien moins évidente, et il avait failli perdre à de nombreuses reprises, autant face à son frère d'armes que face à l'elfe. Elle en revanche, avait encore du chemin à faire, et ne battait plus personne. La jeune femme ne se décourageait pas pour autant, au contraire. Bien que les défaites s'enchaînaient les unes derrière les autres, elle sentait son corps récupérer petit à petit la force qui fut sienne quelques mois plus tôt. Elle se sentait progresser, et cela ne faisait que renforcer sa motivation.
Après une longue matinée physiquement éprouvante, la petite troupe avait prit pour habitude d'aller manger tous ensemble avant de se séparer. Leeroy, Aïkida et parfois Othar se rendaient à la bibliothèque, accompagnés de Conrad qui suivait ses leçons de lecture avec assiduité. Ils passaient alors une plus ou moins grande partie de l'après-midi plongés dans les bouquins afin de trouver une solution pour Emelï, qu'ils allaient ensuite voir durant une bonne heure. Tarek, lui, allait retrouver ses amis combattants et passait un certain temps à la taverne avant de sortir marcher au sein de la vallée, suivi de son fidèle compagnon à quatre pattes. Il s'était rendu compte que, lors de la disparition d'Aïkida, il avait dû marcher de longues journées durant, et en avait perdu l'habitude. Le brun s'exerçait alors à des randonnées sportives qui lui permettait de renforcer son endurance, mais également de se perdre dans ses pensées, et de se défouler si besoin. Il s'arrêtait également souvent afin de s'amuser avec Zeko.
Les trois dragonniers se rejoignaient alors en fin d'après-midi pour s'entraîner à la magie, et encadrer les débuts de Conrad, qui s'avérait prometteur. La Fille Gelée constata qu'ils avaient tous beaucoup progressé, qu'il s'agisse de Leeroy avec le contrôle de son poison qu'il maîtrisait dorénavant à la perfection, ou de Tarek qui s'était enfin approprié la brûlante magie de son défunt dragon. Quant à elle, elle mettait en pratique ce qu'elle avait appris malgré elle lors de sa détention dans la grotte. La jeune femme avait renforcé ses barrières mentales et savait que cela paierait un jour. Mais n'ayant pas utilisé à proprement dit ses pouvoirs pendant de longues semaines, elle devait réapprivoiser la puissance qui coulait dans ses veines et réapprendre à s'en servir correctement.
Enfin, leurs fins de journées se ressemblaient toutes elles aussi. Ils allaient manger tous ensemble, peu à peu rejoins par Jayse, Luuis, Soan, et parfois Ambre, alors que Tarek et Othar s'éclipsaient à la fin du repas, et que Conrad allait se coucher en boudant. La joyeuse petite bande passait le reste de la soirée à rire, à écouter la musique que proposaient certains combattant, allant même jusqu'à danser jusque tard dans la nuit. Parfois, ils préféraient jouer aux dés, ou simplement discuter, en intérieur ou extérieur. Une nuit, ils s'étaient défiés mutuellement et avaient fait une course à cheval en pleine obscurité. Leeroy et Aïkida étant avantagés par leur vision nocturne, les autres s'étaient munis de torches, et ils avaient tous bien rigolé en constatant leurs piètres performances.
Chaque journée se finissait sur une note de bonne humeur, et la jeune femme appréciait cette ambiance légère. Cependant, elle ne pouvait pas s'empêcher d'aller rendre une dernière visite à sa sœur avant de dormir, et de tenter de la ramener à la surface. Lorsqu'elle n'en avait pas la force, elle se rendait alors au cimetière de la vallée, et allait saluer ses parents en priant pour qu'ils soient fiers d'elle. Durant la journée, elle trouvait également le temps de rendre visite à son dragon, heureuse de constater que son état s'améliorait de jour en jour, qu'il reprenait du poids et qu'il pouvait peu à peu reprendre son envol. Athkor regagnait un peu plus de ses forces à chaque tentative, jusqu'au jour où il retrouva la totalité de ses capacités
Aïkida avait attendu ce moment depuis trop longtemps. Il était temps de remonter en selle.
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