Le reflet du passé
Bonjour tout le monde ! Voici la suite accompagnée d'un dessin de @Eriopse qui représente un Demoscàth ! Bonne lecture !
La Fille Gelée n'eut pas le temps de ressentir quoi que ce soit lorsqu'elle traversa l'arche de pierres blanches et se retrouva déjà dans un endroit sombre et humide. Elle entendit soudain un bruissement derrière elle, et lorsqu'elle se retourna, percuta de plein fouet le petit Conrad qui l'avait suivie dans sa course à travers le portail. Leeroy et Tarek leur rentrèrent presque dedans à leur tour, toujours dans un bruissement discret, apparaissant de nulle part. Ils n'eurent pas besoin de paroles et se précipitèrent quelques mètres plus loin pour ne pas se faire écraser par les dragons qui venaient eux aussi d'arriver dans le « monde originel ».
Leur apparition avait finalement été bruyante à cause de l'écho de leurs moindres mouvements, et aucun d'eux n'osait plus bouger, ne sachant pas où ils se trouvaient et craignant d'être surpris. Leurs souffles saccadés tentaient de se faire discrets dans l'écho humide de la pierre granuleuse qui les entourait, tandis que l'obscurité ne leur permettait pas un grand angle de vue, malgré la vision nocturne des dragonniers et des dragons.
Après être restés cinq longues minutes immobiles, la petite équipe s'autorisa enfin à respirer normalement, n'entendant rien, ni personne approcher de l'endroit où ils se trouvaient. Les quatre amis se félicitèrent de s'être habillés plus chaudement, car le froid s'était immédiatement fait ressentir, bien que plus supportable déjà qu'avant leur arrivé au Dôme. L'hiver se terminait.
Leur moindre mouvement était répercuté contre la pierre qui les entourait alors que le faible son de gouttes d'eau, tombant à rythme régulier, ajoutait à cette atmosphère étrange une touche effrayante. Tarek tourna son regard vers les deux dragons qui se tenaient à l'étroit entre ses parois glissantes, et ses iris émeraude se posèrent sur leurs gueules respectives. Il ressentit un violent pincement au cœur en croyant distinguer la silhouette de Brusanth dans le noir. Le dragon rouge avait toujours aimé se réfugier dans sa grotte, quel que soit la météo. Tarek l'avait d'ailleurs charrié à de nombreuses reprises en le qualifiant de « dragon des cavernes ».
Le jeune brun détourna les yeux des deux reptiles légendaires et s'avança vers ce qu'il supposa être la sortie. La petite troupe le suivit sans un mot, et il ne leur fallut pas plus de cinq minutes avant d'apercevoir l'aveuglante lumière du jour. Luaj et Athkor furent immédiatement soulagés, n'appréciant pas d'être enfermés dans un espace clos comme celui-ci, qui craignait d'ailleurs de s'effondrer au moindre de leurs pas.
Les quatre amis s'alignèrent devant l'ouverture de la grotte, les yeux écarquillés et la bouche entrouverte par la beauté du spectacle qui s'offrait à eux. Ils se trouvaient sur une colline, pas très haute, mais suffisamment pour leur offrir un magnifique point de vue sur l'étendue de verdure qui s'éternisait jusqu'à l'horizon brisé par les Montagnes où se dissimulait la Vallée des dragonniers. Les dragons eux-mêmes grondèrent de bonheur alors que les jeunes combattants emplissaient leurs poumons de l'air frais qui s'engouffrait dans la grotte derrière eux. Le soleil éclairait les plaines et les collines plus bas, dévoilant les différents villages dispersés sur le territoire, éparpillés entre les lacs et bordés par les immenses montagnes enneigées qui fracturaient l'horizon du Nord au Sud.
Un sentiment de bien-être s'immisça chez les trois dragonniers. Même s'ils étaient loin de retourner à la Vallée, ils étaient chez eux, dans leur monde. Libres.
Alex avait eu raison, puisque Leeroy pointait du doigt un petit village au loin. Un petit village qu'ils avaient déjà parcouru. Dogum.
Aïkida se retourna alors vers ses amis. Bien qu'elle trouvât la vue magnifique, son cœur était trop obscurci par l'inquiétude et la rage pour qu'elle ne perde plus de temps à l'admirer.
— Il faut retourner à Gungwa, déclara-t-elle. C'est là-bas que nous avons été poursuivis par trois rôdeurs. On pourra en trouver d'autres, et par la même occasion, on pourra payer l'aubergiste.
À cette dernière réflexion, Tarek leva les yeux au ciel mais se tût.
Leeroy s'avança hors de la grotte et foula l'herbe recouverte de rosée avec ses bottes en cuir qui commençaient à être usées. Portant sa main en visière pour cacher sa vue du soleil qui l'aveuglait, il se tourna vers le Nord, tentant d'apercevoir le fameux village. Mais ils n'étaient pas assez hauts, et beaucoup trop loin.
— Nous pourrons voyager plus rapidement qu'à l'aller puisque nous n'avons plus besoin d'attendre de chevaux, analysa-t-il. Athkor est devenu suffisamment puissant pour porter deux d'entre nous sur du long terme, et Luaj ne verra pas la différence avec Conrad qui n'es pas très lourd. Mais il nous faudra tout de même environ une journée pour y arriver. D'ici demain après-midi on devrait y être.
— Alors qu'est-ce qu'on attend ? répliqua la jeune femme aux cheveux de neige.
Sans attendre non plus leur réponse, elle tourna les talons et se hissa sur la selle en cuir de son dragon noir, finalement imitée en silence par les autres. Conrad se précipitant vers Luaj, Tarek grimpa alors à l'arrière de la Fille Gelée.
La grotte n'étant pas assez large pour que les deux dragons se tiennent côtes à côtes, Athkor était devant Luaj, et ce fut le premier à sortir de l'antre de la colline et à s'envoler dans le ciel frais du printemps naissant.
La sensation de vol apaisa immédiatement le cœur lourd d'Aïkida qui s'accrocha aux épaisses épines dorsales de son compagnon, préférant le contact tranchant des écailles sombres, au cuir de la selle. Ses paumes étaient habituées dorénavant, et la douleur était moins forte à chaque vol, insensibilisant la peau fine de ses mains. Les nombreuses coupures lui avaient laissé une seule et même cicatrice blanche qui ne se voyait plus, perdue dans la pâleur naturelle de son épiderme. Cette cicatrice était dorénavant presque anesthésiée, insensible. Si Aïkida avait tout d'abord appris à voler en se tenant aux poignées de cuir disposées sur la selle, elle avait ensuite préféré garder un contact avec son dragon. Et à chaque vois qu'elle sentait le tranchant des écailles contre sa paume, elle se sentait plus vivante que jamais.
Tarek, lui, opta plutôt pour les poignées en cuir latérales qui étaient à sa disposition juste derrière son assise. Mais cela ne dura que le temps du décollage, car une fois que les immenses ailes d'Athkor furent plus calmes et que le dragon eut atteint une altitude idéale, les deux combattants ne se tinrent plus du tout. Ils connaissaient tous deux les vols, et ils avaient appris l'un comme l'autre à avoir une confiance absolue en leurs compagnons. Ils n'avaient pas peur du vide, pas plus que de la chute éventuelle. Mais malgré cela, l'excitation du vol et l'adrénaline qu'il procurait les faisaient frissonner à chaque fois.
Les deux amis se retournèrent brusquement en entendant un cri derrière eux. Mais ils furent immédiatement soulagés de constater qu'il s'agissait simplement de Conrad qui riait aux éclats, assis devant Leeroy qui souriait jusqu'aux oreilles. Le garçon aussi s'était habitué aux vols à dos de dragons. Pendant les longs mois passé au clan Khyazgaar, il avait eu de nombreuses occasions de grimper sur les immenses écailles de ces magnifiques créatures ailées, mais la sensation était toujours aussi forte. Toujours aussi belle.
Un vol à dos de dragon, c'était tout ce dont avait besoin Aïkida pour alléger son cœur noirci par la tristesse de la nouvelle perte de sa sœur. Rien d'autre n'aurait pu lui faire retrouver un semblant de sourire aussi rapidement après un tel drame. Pour n'importe qui, elle aurait pu être considérée comme « sans cœur » de s'autoriser à apprécier un vol et à se distraire alors que sa sœur était certainement en danger de mort, quelque part. Mais ces gens-là n'avaient jamais volé sur le dos d'un dragon. C'était quelque chose d'exceptionnel, d'indescriptible qui procurait des sensations uniques au monde que seuls les rares avantagés pouvaient connaître. Sentir le vent fouetter son visage avec une douceur presque irréelle, se sentir assourdi par ce même vent et par les réguliers battements d'ailes qui cachaient, sans le gâcher, les parties latérales du paysage dont la seule limite était l'horizon. Pour ceux qui le connaissaient, un vol de la sorte approchait la définition même du bonheur.
Tarek, lui, en plus de toutes ces émotions uniques, en ressentait une autre. La nostalgie. En d'autres temps, il aurait ressenti de la colère, du chagrin, de la rage. Mais dorénavant, il avait compris. Même s'il avait du mal à se l'avouer, il avait pardonné à Aïkida. Comment le dragonnier en était-il arrivé à ce stade ? Lui qui n'avait souhaité que la mort de la jeune femme ? Durant ces longs mois, durant leurs nombreuses crises respectives, durant leurs nombreux combats et ses nombreux moments de solitude, il avait eu le temps de beaucoup réfléchir. Il avait longtemps reproché à la Fille Gelée la mort de Brusanth, son défunt dragon rouge. Mais il s'était finalement rendu compte que le seul responsable de ce décès, n'était autre que lui-même. Il s'était haï durant ces derniers mois, se rendant compte de l'entièreté de sa responsabilité dans la mort de son âme sœur. Et il avait encore plus haï Aïkida pour le lui en avoir fait prendre conscience. Si Brusanth n'était plus à ses côtés, ce n'était autre que par sa faute à lui, à sa nature sombre et à son attraction irrésistible pour la magie noire. La jeune femme n'avait fait que protéger sa famille. Et il en aurait fait de même s'il en avait été capable. S'il n'avait pas succombé à la Magie Noire, Brusanth n'aurait pas attaqué Elea et Emelï, et il serait toujours vivant au jour d'aujourd'hui. Et plus encore, ils ne seraient pas en plein périple pour tenter de retrouver la petite fille. S'il avait su se contrôler, il ne ressentirait pas non plus cette jalousie malsaine auprès d'Aïkida et Leeroy, il ne ressentirait pas cette nostalgie en prenant autant d'altitude. Il serait avec Brusanth, sur son dos, défiant Athkor et Luaj à une course de vitesse, oubliant tout le reste.
Mais voilà, même si le dragon rouge faisait littéralement partie de lui désormais, sa présence lui manquait. Il avait beau sentir la puissance de sa magie, la chaleur de son feu et la sagesse de son esprit, ses écailles couleur sang lui manquaient. Et même s'il prenait plaisir à voler sur le dos d'Athkor, il ne volerait sans doute plus jamais avec autant de légèreté qu'auparavant. Et il en était le seul responsable.
Aïkida n'avait pas besoin de se retourner pour sentir le malaise du jeune homme. Chaque jour, chaque matin, lorsqu'elle faisait la liste des choses qu'elle regrettait et qu'elle regretterait sûrement à vie, elle repensait à Brusanth. Elle regrettait de ne pas avoir cherché à trouver une autre solution. Elle regrettait d'avoir agi aussi rapidement sans réfléchir à un autre moyen de protéger sa famille.
— Tu sais pourquoi je ne t'ai pas tué ce jour-là ? demanda-t-elle alors en regardant droit devant elle, les yeux fixés sur l'horizon enneigé.
Tarek fut surpris que la jeune femme lance la conversation. Le vent qui sifflait dans ses oreilles avait presque étouffé ses mots, mais il les avait tout de même saisis. Cependant, il ne répondit pas, prétendant le contraire.
Aïkida continua pourtant d'une voix grave :
— Quand tu m'as parlé de ton attraction pour la Magie Noire, je t'ai cru. Je savais que tu disais la vérité. Mais je n'avais jamais imaginé que cela se déroulerait comme ça, que tu ne serais plus du tout maître de toi. J'étais persuadé que tu réussirais à lutter. Je savais que tu étais fort, et je voulais me persuader que tu arriverais à repousser cette attirance. Je n'imaginais pas l'étendue de la puissance du Masque Noir et de sa magie.
Elle marqua une courte pause durant laquelle elle n'obtint aucune réponse.
— Quand tu as... Quand tu as basculé, je n'ai toujours pas compris à quel point c'était grave. Tu avais beau m'avoir frappée, tu avais beau avoir les yeux complètement argentés, tu avais beau ne plus avoir une once d'humanité dans le regard...
Tarek serra les dents à ce souvenir qu'il aurait préféré oublier.
— ... je ne pouvais pas croire que le Tarek que j'avais connu avait complètement disparu. Je savais que tout n'était pas perdu, je savais que tu n'étais pas comme lui. Je sais, tu m'avais demandé de te tuer, d'en finir avant que tout n'empire. Mais je n'ai pas pu. Je ne voulais pas croire que tout était fini, que tu étais définitivement parti.
La jeune femme marqua une seconde pause avant de soupirer :
— Je ne pouvais pas te tuer. Je ne voulais pas. Et quand Brusanth a foncé sur Elea et Emelï...
Sa voix se brisa :
— ... je n'ai pas réfléchis. Si je t'avais tué dès ton basculement, tu n'aurais pas eu à vivre tout ça. Mais à la place, j'ai tué ton dragon, et quelque part, je t'ai tué aussi. C'est du gâchis.
Tarek fixait Aïkida dans son dos, les yeux rivés sur sa nuque dévoilée par ses cheveux courts, de laquelle dépassait le tatouage qui avait fait d'elle la toute première femme dragonnier. Ses mâchoires étaient serrées alors qu'il triturait sa bague nerveusement.
Ses yeux descendirent le long des épaules de la Fille Gelée qui portaient de trop lourds fardeaux, bien qu'elles soient robustes. Cette jeune femme qui, il y a quelques mois de cela vivait une vie paisible, loin de tous tourments, connaissait dorénavant les pires drames que l'on puisse imaginer. Elle était forte et fragile à la fois, douce et brûlante, tranquille et impulsive. Le jeune brun se surprit à penser que tout était prédestiné. Son caractère s'alliait parfaitement avec ce qu'elle était devenue. Maîtrisant la brûlure de la glace, et la violence de la flamme d'un dragon, la Fille Gelée n'était autre qu'un être à part entière. Un être exceptionnellement différent. Un être réunissant une glace cristalline et un feu vibrant. La glace de sa magie, et le feu d'Athkor. Elle était tiraillée entre les deux éléments extrêmes, et les alliait avec un naturel déconcertant.
Tarek fixait toujours la nuque de la jeune femme, mais ne lui répondit rien, perdu dans ses pensées. Il détourna finalement le regard vers le paysage, et posa sa main droite sur les écailles noires d'Athkor. Étrangement, ce contact l'apaisa. Il ferma les yeux et murmura d'une voix grave :
— Ego loquar ad te, draco, responde.
Sa main se mit alors à scintiller légèrement.
Aïkida sursauta et se raidit immédiatement. Athkor quant à lui, se contenta de saluer le dragonnier :
— Bonjour Tarek.
Ce dernier hocha la tête :
— Bonjour Athkor.
— Comment tu fais ça ?! demanda Aïkida par-dessus son épaule, crispée.
— Une formule, celle que j'ai utilisée avec Athkor lorsque tu as été empoisonnée, répondit-il par le biais de son esprit.
Les yeux bleus de la jeune femme s'agrandirent de stupeur lorsqu'elle comprit qu'il pouvait lui parler par télépathie en utilisant le lien avec son dragon.
— Ne me dis pas que...
La jeune femme se tendit plus encore, et le jeune brun constata que sa nuque, décontractée quelques secondes auparavant, montrait de nombreux signes de tensions désormais. Il esquissa un sourire :
— Non, je n'ai pas accès à ton esprit p'tite gelée, ni à celui d'Athkor. Je peux simplement vous parler par télépathie. Pas lire dans tes pensées.
Son sourire s'agrandit de plus belle lorsqu'il perçut le soupir de soulagement de la jeune femme qui se détendit immédiatement.
Il soupira à son tour. Il n'aurait pas pris le risque d'employer cette formule si elle avait permis un accès libre aux esprits de chacun. Il avait réussi tant bien que mal durant ces derniers longs mois à garder le silence sur l'état critique d'Emelï. Il n'en avait toujours pas parlé, ni à Aïkida, ni à Leeroy, souhaitant épargner à la jeune femme une tragédie de plus. Il avait souvent rendu visite à la petite fille, et presque à chaque fois, elle s'était transformée en une sorte de reptile étrangement malsain et avait vociféré des menaces concernant sa sœur. Curieusement, elle n'avait jamais pris une apparence de lézard à l'extérieur de cette grotte. Même si parfois, la magie noire s'était éprise d'elle, elle n'avait jamais changé d'apparence devant sa sœur. Tarek avait également remarqué que cette ambivalence entre les différentes magies qui la possédaient avait en quelque sorte divisé son identité. Lorsqu'elle était dans son état normal, Emelï était une petite fille sage, courageuse, qui aimait passer du temps avec sa sœur, même derrière les sombres barreaux, et qui demandait comment allait sa mère, ignorant son décès. Mais lorsque la magie noire s'emparait d'elle au point de recouvrir sa peau d'écailles tranchantes, la petite sœur d'Aïkida semblait avoir disparue. Toute douceur, ou même humanité disparaissait de son regard alors que la haine remplissait sa bouche d'une mousse acide. Elle menaçait sa sœur de mort, lui reprochant cette fois, la disparition de leur mère en la prenant pour responsable. Sa voix changeait également, plus grave, plus mature qu'une petite fille de sept ans dorénavant.
Et le plus triste était que, malgré les nombreux efforts de Sooney, aucune évolution n'avait été visible au court des derniers mois.
Cette-fois ci, Aïkida ressentit le désarroi de Tarek, ainsi qu'une certaine tristesse. Elle le ressentit directement à travers le lien avec Athkor. Si elle n'avait pas accès à ses pensées, elle reconnaissait nettement cette émotion profonde qui vint se fondre avec les siennes. La Fille Gelée soupira. Le jeune brun ne lui avait pas répondu, mais elle prit cette tristesse comme une réponse à ce qu'elle venait de lui dire, et se tût.
Le paysage défilait lentement à plusieurs dizaines de mètres au-dessous de leurs pieds, dans la fraîcheur matinale du printemps. L'air en altitude était froid, et les dragonniers s'emmitouflèrent dans leurs capes épaisses qui recouvraient leurs épaules. Ils restèrent un moment ainsi, en silence, n'entendant que le souffle du vent et les cris de joie du petit rouquin qui les regardait à côté d'eux, sur le dos de la somptueuse dragonne qui battait des ailes avec grâce.
Athkor poussa alors un puissant rugissement qui résonna au plus profond de leur poitrine, imité par Luaj qui rugit à son tour, faisant chanter leurs échos dans toute la plaine et les nombreuses collines qui les entouraient. Les oiseaux dissimulés dans les arbres s'envolèrent aussitôt dans le ciel bleu pastel alors que le soleil orangé éclairait les magnifiques écailles bleues de la dragonne. Celle-ci était positionnée à la gauche du dragon noir, et les deux dragonniers purent observer le magnifique spectacle qu'offrait le contre-jour. Luaj semblait sombre, tout comme Leeroy et Conrad qui n'étaient plus que l'ombre d'eux-mêmes dans ce soleil éblouissant. Aïkida ne put s'empêcher de sourire fasse à la beauté du cadre, et regretta de ne pas savoir peindre. Elle aurait voulu immortaliser cet instant, cette image d'une beauté noire et éblouissante de chaleur humaine mêlée à la flamme des dragons.
Tarek sentit la chaleur du feu de Brusanth brûler au fond de sa cage thoracique. Cette sensation le fit soupirer d'un bonheur nostalgique alors qu'il ressentait la présence de son dragon dans la moindre parcelle de son corps. Poussé par la sagesse de son défunt compagnon et l'envoûtement de la situation, il ne se contrôla plus, et s'entendit seulement murmurer à Aïkida :
— Je ne t'en veux plus, p'tite gelée.
La jeune femme écarquilla les yeux, bouche bée. Elle resta immobile un instant, entendant les paroles du jeune brun résonner dans son esprit tandis qu'elle doutait de les avoir réellement entendues.
Elle sentit tout à coup le poids du dragonnier contre son dos et son souffle dans son cou.
— Tarek ? demanda-t-elle d'une voix tendue en fronçant les sourcils, déstabilisée.
— CONRAD !!!
Le hurlement de Leeroy la fit presque sursauter. Elle se retourna brusquement vers Luaj et aperçut une masse sombre tomber dans le vide. Leeroy était presque debout sur la selle de sa dragonne, le visage livide alors que cette dernière amorçait déjà une vive descente vers le petit garçon qui chutait dans le vide.
Aïkida blêmit elle aussi et Athkor replia ses ailes pour foncer en piquet vers le sol, ne quittant pas le rouquin des yeux. Un haut le cœur saisit la Fille Gelée alors que le sang montait à son cerveau et qu'elle voyait le petit corps frêle du garçonnet se rapprocher de plus en plus vite d'une mort certaine.
Mais elle fut brusquement coupée dans sa contemplation de l'horreur qui se déroulait devant ses yeux, car le poids de Tarek qu'elle avait ressenti quelques secondes plus tôt glissait sur le côté.
— Tarek ?!
Elle eut juste le temps de passer ses bras dans son dos pour saisir fermement les vêtements du jeune brun alors qu'elle ne sentait plus sa présence télépathique.
— Il s'est évanoui, expliqua Athkor d'une voix grave en accélérant son vol vers le sol.
Aïkida perdit cette fois tout le sang qui s'était trouvé au niveau de son visage. Pâle comme la mort, elle tenait fermement le jeune brun inconscient dans son dos alors qu'elle resserrait ses jambes autour de la selle, n'ayant plus de prise manuelle pour se retenir durant la descente vertigineuse de son compagnon.
Leeroy avait lui aussi pâli alors qu'il se cramponnait à la selle, dorénavant couché sur sa dragonne qui fendait l'air à une vitesse impressionnante. Le vent fouettait le visage du jeune blond, mais il ne profitait pas de la sensation vertigineuse, les yeux rivés vers le petit garçon que Luaj rattrapait rapidement.
Finalement, cette dernière déploya ses immenses ailes pour freiner sa descente et se placer à l'horizontal en récupérant fermement, mais avec douceur, le rouquin entre les grandes griffes de ses pattes avant. Cette vision soulagea tout le monde d'une frayeur foudroyante alors que les deux dragons amorçaient leur atterrissage au milieu d'un grand champ qui n'avait plus été cultivé depuis le dernier été.
La dragonne se posa délicatement sur ses pattes arrière avant de déposer Conrad au sol et de pouvoir atterrir complètement. Athkor l'imita et se posa à quelques mètres de Luaj. Leeroy et Aïkida se regardèrent un instant, le cœur battant la chamade, tandis que la terreur quittait peu à peu leur visage.
D'un bond, le jeune blond descendit de la selle et se précipita vers le petit rouquin qui gisait sur le sol, inconscient. La Fille Gelée quant à elle, descendit avec précaution, puisque Tarek, lui aussi, restait évanoui. Prenant soin de ne pas le faire tomber du haut du dos d'Athkor, bien que celui-ci se soit couché, elle se glissa au sol en laissant le dragonnier allongé sur la selle.
— Leeroy, j'ai besoin de toi, appela-t-elle.
Ce dernier releva la tête. Il s'était accroupi au-dessus de Conrad, et était soulagé de ne constater aucune blessure. Mais lorsqu'il croisa le regard inquiet de son amie, il fronça les sourcils et tourna son regard vers son frère d'arme, immobile sur le dragon noir.
Il se leva immédiatement, et avec l'aide de la Fille Gelée, ils réussirent à descendre le jeune brun et à l'allonger dans les hautes herbes, à côté de Conrad. Ils se regardèrent ensuite, désemparés.
Pourquoi s'étaient-ils évanouis ? Pourquoi en même temps ?
Aïkida retourna auprès de son dragon pour saisir sa gourde et boire une longue gorgée d'eau, constatant qu'elle tremblait de tout son corps. En voyant Conrad chuter, elle s'était revue plonger dans le vide lors de son second vol avec Athkor. Leeroy quant à lui poussa un long soupir, s'assit dans l'herbe contre les écailles bleu pastel de sa dragonne, et passa ses mains sur son visage. Ils se remettaient tous deux de l'horreur qu'ils avaient tous imaginés, et qui, grâce à Luaj, ne s'était pas produite.
— Tu lui as sauvé la vie, déclara-t-il. Merci.
— J'ai bien cru ne pas y arriver.
— Peu importe, tu l'as fait. Je n'ai pas été assez rapide pour le rattraper, sans toi, il serait...
— N'y penses plus, coupa Luaj. Il va bien maintenant.
Le doux grondement réconforta Leeroy qui reporta son regard vers les deux corps inconscients qui gisaient sur le sol. S'ils voulaient un semblant de réponse, ils n'avaient plus qu'à attendre que les deux se réveillent.
Moins de cinq minutes plus tard Aïkida et Leeroy aperçurent Tarek bouger. Ils se levèrent alors d'un bond, et se précipitèrent vers leur ami, le cœur battant la chamade une nouvelle fois.
— Tu vas bien ?
— Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
— Est-ce que ça va ?
— Pourquoi tu t'es évanoui ?
Tarek fronça les sourcils devant cette avalanche de questions et porta sa main devant ses yeux éblouis par le soleil qui annonçait la fin de l'après-midi. Ses traits étaient crispés, sa mâchoire serrée, et son regard indescriptible.
Il soupira bruyamment en se redressant pour s'assoir en tailleur, mais ne répondit à aucune des questions, faisant trépigner d'impatience les deux dragonniers. Il n'avait pas l'intention de parler, pas plus que de leur raconter ce qu'il avait senti.
Il aurait préféré ne jamais s'être réveillé ce matin-là. Emelï n'aurait pas disparue, et il n'aurait pas eu à ressentir de nouveau cette force incontrôlable. Cette force qu'il avait crue éteinte à jamais.
Aux regards que lui lançaient ses deux compagnons, il sut qu'il avait repris son apparence normale, sinon ils auraient déjà reculé d'un pas. Mais il savait. Il l'avait sentie. Cette brûlure dans ses yeux, cette douleur au plus profond de son être, et cet appel qu'il lui était impossible d'ignorer. Il avait cru en être débarrassé à tout jamais, il avait cru ne plus avoir à subir ce déchirement intérieur, il avait cru que malgré tout, la mort de Brusanth n'avait pas été vaine. Mais pourtant, c'était encore là, au plus profond de son âme, ancré dans son identité.
Encore, et toujours.
Il tourna ses yeux émeraude vers le petit Conrad toujours inconscient dans l'herbe haute. Ce petit visage innocent était le symbole même de la pureté, un ange tombé du ciel. Sa peau pâle tranchait avec la douce couleur ambrée de ses tâches de rousseurs alors que les reflets flamboyants de ses cheveux roux adoucissaient plus encore son aura claire et bienveillante.
Pourquoi un petit bonhomme comme lui s'était évanoui également ? Tarek fixait Conrad avec une curiosité mêlée d'incompréhension et de stupeur. Car ce qui lui avait fait perdre connaissance, à lui, était bien trop noir pour avoir un quelconque rapport avec le rouquin.
Mais cette pensée fut brutalement mise à l'écart lorsque le garçon rouvrit les yeux. Cela ne dura qu'un dixième de seconde avant que ses iris argentés ne reprennent immédiatement leur couleur initiale vert émeraude.
Mais Tarek l'avait vu, et son estomac se noua violemment alors que toute trace de Magie Noire avait quitté le visage angélique de l'enfant.
Il se leva d'un bond et le saisit par les épaules pour le redresser sur ses pieds.
— Tarek ! Qu'est-ce tu fais ? s'écria Aïkida. Laisse-le récupérer un peu !
Mais Leeroy restait interdit. Il ne réagissait pas. Lui aussi, même si cela n'avait duré qu'une fraction de seconde, avait aperçu le regard argenté de Conrad.
Le jeune brun amena le garçon à l'écart, assez loin pour que personne ne puisse saisir les moindres bribes de leur conversation. Tarek posa un genou à terre pour se mettre à la hauteur du visage du garçon, et sa gorge se noua lorsqu'il perçut la panique dans ses iris émeraudes. Et il savait pertinemment que ce n'était pas lui qu'il craignait. Il posa alors ses épaisses mains sur les épaules frêles de Conrad, et lui demanda d'une voix ferme et pressante :
— Qu'est-ce que tu as vu ?
L'enfant baissa les yeux et se passionna pour ses pieds malgré la gravité de la situation. Mais Tarek n'avait pas le temps de s'attendrir. Il lui secoua les épaules, cherchant à le provoquer pour le faire parler, en répétant plus fortement :
— Dis-moi ce que tu as vu !
Une larme perla sur la joue charnue de Conrad lorsqu'il releva les yeux vers son interlocuteur. Le jeune brun baissa alors d'un ton et retenta :
— Je me suis évanoui aussi. Je sais ce que tu ressens, j'ai vu tes yeux argentés à l'instant. J'étais pareil que toi avant, tu peux me le dire.
— Si tu ne l'es plus, pourquoi tu t'es évanoui toi aussi ? demanda-t-il de sa voix innocente.
Le cœur du jeune brun se serra, et ce fut à son tour de baisser les yeux. Il se posait la même question. Même si au fond de lui, il connaissait déjà la réponse.
— Je veux simplement savoir si tu as vu quelque chose, répéta-t-il alors.
Conrad hésita, puis finit par avouer :
— J'ai vu ses yeux. Il me cherche. Il cherche l'Ilewite.
Tarek blêmit.
— Qui ça « il » ?
Mais ce fut trop pour le petit garçon qui secoua la tête négativement. Tarek resserra son emprise sur les épaules du rouquin et demanda en retenant son souffle :
— Il sait où nous sommes ?
Conrad hocha la tête en étouffant un sanglot :
— Il vas me retrouver, je ne veux pas y retourner. Je ne veux pas le revoir. Il ment ! Je sais qu'il ment !
Et il se jeta dans les bras de Tarek en pleurant de tout son corps, tremblant de peur. Le jeune brun serra les dents et hésita un instant avant de le serrer contre lui en posant une main protectrice derrière sa tête. Son regard était perdu au loin dans le champ qui les entourait, et il sentit son mal de crâne s'amplifier lorsqu'il se rendit compte qu'ils étaient complètement à découvert, sans moyen de se dissimuler. Si eux, pouvaient s'allonger et se camoufler parmi les herbes hautes, les dragons, eux, étaient visibles à des kilomètres à la ronde.
Il sentait les tremblements du petit garçon contre son torse alors qu'il pleurait à chaudes larmes, et tourna son regard vers Leeroy et Aïkida qui les regardaient avec de grands yeux incompréhensifs. Mais lorsqu'il croisa spécifiquement les yeux cristallins de la jeune femme, il serra les dents.
Comment une journée qui avait bien commencé pouvait-elle tourner au drame de cette manière ? En l'espace de quelques heures, Aïkida avait perdu sa sœur pour la deuxième fois, et était redevenue une cible, une proie. Mais ce qui lui fit serrer les poings, ce fut le fait qu'il ne pourrait pas cacher à ses amis la cause de leur évanouissement, à lui et à Conrad.
La Magie Noire était de retour. Elle n'avait jamais réellement disparue.
Lorsque Conrad calma ses sanglots étouffants, Tarek se releva et ils rejoignirent Aïkida et Leeroy qui attendaient. Mais le visage grave du jeune blond témoignait de ce qu'il se passait dans sa tête. Il venait de faire le lien entre les yeux argentés de Conrad et son évanouissement, accompagné de celui de son frère d'armes.
— Alors ? s'enquit la Fille Gelée, inquiète.
Le regard sombre que lui adressa le jeune brun ne la rassura en rien.
— Il semblerait que nous n'ayons pas besoin d'aller jusqu'à Gungwa, annonça-t-il d'une voix grave.
Les prunelles bleues de la jeune femme prirent alors une lueur d'incompréhension alors qu'elle demandait :
— Quoi ? Mais pourquoi ? Qu'est-ce qu'il se passe ?
Les deux frères de combat s'échangèrent un regard triste et critique. Mais dans sa panique, ce fut Conrad qui répondit en pleurant de nouveau :
— Il m'a vu, il va nous retrouver ! Il... Il te cherche, et moi aussi... Il est en route !
Et le petit garçon succomba une nouvelle fois à la peur en se laissant tomber au sol, les mains tremblantes couvrant son visage rougi.
Aïkida avait blêmit. Même si elle ne comprenait toujours pas de quoi il en retournait, les paroles du rouquin n'avaient rien de rassurant. Tarek planta alors son regard sombre dans celui de la Fille Gelée et déclara :
— Il y a un homme à ta recherche. Il maîtrise une puissante Magie Noire, et il sait où nous sommes. C'est probablement le même qui a enlevé ta petite sœur, et il est déjà en route. Il vient à nous. Il vient pour toi, et pour Conrad.
Le sang d'Aïkida quitta entièrement son visage alors qu'un violent tournis la prit de court. Le sol se mit à tanguer sous ses pieds tandis que l'horizon lointain était victime de distorsions irréelles. Se sentant tomber en arrière, elle s'appuya sur l'épaule de Leeroy qui était à sa droite, faisant de son mieux pour rester sur ses jambes.
Le jeune blond perçut immédiatement le mal être de son amie et lui apporta son soutient en passant un bras dans son dos.
Conrad sanglotait au sol et lâchait des bribes de mots incompréhensibles, étouffés par ses hoquets. Mais petit à petit, il se mit à répéter sans cesse la même phrase, se balançant d'avant en arrière, le visage dans ses mains, comme possédé par quelque chose de plus gros que lui. Cette phrase qui glaça le sang de ceux qui surent l'interpréter. Qui glaça le sang des dragonniers et de leurs dragons. Ce fut cette phrase qui fit défaillir Aïkida qui manqua de tomber à son tour, rattrapée de justesse par le jeune blond. Cette phrase qui résonna dans son crâne, brûlant tout sur son passage.
« Pas les yeux miroir. Pas les yeux miroir. Pas les yeux miroir. »
Ils ne connaissaient qu'une personne dont les iris étaient aussi argentés que le fer d'une épée, à tel point qu'ils puissent voir leur reflet à l'intérieur. Des miroirs à la place des yeux.
Aïkida fut frappée de plein fouet par le passé, par le souvenir du Grand Combat, par sa silhouette provocatrice et son regard glaçant.
Le Masque Noir.
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