V i n g t - s i x
Après plusieurs minutes de marche, ils s'engouffrèrent dans une bouche de métro, dans un silence qui traduisait beaucoup plus d'émotions que l'auraient fait de simples mots.
Assis l'un en face de l'autre dans une rame de train, Rémi fixait la pointe de ses chaussures, tandis que Luna scrutait le paysage en mouvement par la baie vitrée. Ni l'un ni l'autre n'osa clarifier la situation ou mettre de mots sur ce qu'ils avaient appris au cours de cette fin d'après-midi.
Le train roulait sur un pont en suspend, leur permettant d'apercevoir au loin, l'ampleur du 7e arrondissement, avec une vue moindre sur la Tour Eiffel et son phare jaillissant de l'au-delà. Un symbole, beaucoup plus qu'un simple monument national, qu'un manège à touriste ou qu'une structure métallique laissée à l'abandon après l'exposition universelle de 1889. Rémi admirait sa grandeur et la finesse de son alliage, la force avec laquelle elle avait bravé vents et intempéries au fil des siècles, et surtout l'élégance avec laquelle elle se dressait au milieu de Paris, comme fière de régner en ses lieux. Et tandis que la dame de fer disparaissait de son champ de vision, il eut le temps d'admirer au loin, l'île Saint-Louis et par-dessus tout, la Seine serpentant juste sous ses pieds, comme un reptile poursuivant son chemin au rythme primitif de ses habitudes naturelles. Il trouva cette image des plus harmonieuses, et ce paysage mêlant ancien et moderne lui parut devenir le contrepoint d'un équilibre fragile.
La nuit était bien tombée sur Paris, comme un drap recouvrant le corps fatigué d'un homme allongé sur son lit.
- Où va-t-on maintenant ? avait demandé Rémi, décrochant son regard de ses baskets déjà rongées par les longues heures de marche.
- Patience Rémi, tu le découvriras bien assez tôt. Pour l'instant reposes-toi, je vois que toutes ces histoires t'ont bien surmené.
- Je ne suis pas fatigué, j'ai simplement soif de vérité, bougonna-t-il.
Sa cage thoracique se gonflait à vu d'oeil, signe de son impatience grandissante.
- Cette soif va finir par s'épancher beaucoup trop si tu ne lâches pas un peu prise.
- Lâcher prise ? Mais c'est toi qui m'as entraînée dans tout ça ! Avant de te rencontrer, j'étais bien. Je menais ma petite vie tranquille, sans penser une seule fois au fantôme de ma mère biologique. J'avais entièrement confiance en mes parents, je ne doutais pas de ce que je pouvais voir...
Sa voix résonna dans tout le wagon à moitié rempli par des passagers inattentifs et indifférents. Il pouvait continuer comme cela encore longtemps, à clamer haut et fort son ancienne vie comme si elle était définitivement enterrée sous ses pieds, mais Luna ne le laissa pas s'exprimer d'autant plus.
- C'est faux, le contredit-elle d'une voix tranchante. Quand je t'ai vu pour la première fois, sais-tu ce que tu m'as inspiré ?
Il ne répondit pas, et se contenta de ramener ses bras sur son torse, comme pour signaler qu'il souhaitait se fermer à elle. Cependant ce simple geste ne pouvait être en mesure de l'arrêter, et ça, il le sentait.
- Tu déteignais sur le tableau, admit-elle. Tu étais le seul individu sur le quai qui prêtait attention aux autres, tes yeux se baladaient à la recherche de quelque chose de nouveau, d'un détail que personne d'autre n'aurait pu remarquer. Tu es curieux, Rémi. Et je sens que depuis toujours, tu attends qu'un mystère surgisse pour pouvoir quitter ta routine et ton état contemplatif. Tu rêves de ça plus que quiconque parce que tu sais que par-delà cette vie monotone d'étudiant parisien, la vie a bien plus à t'offrir. Et tu vois, aujourd'hui, c'est moi qui te l'offres cette aventure, l'aventure de ta vie.
Une minute de silence permit à Rémi de prendre conscience des paroles de Luna. Il leva ses yeux vers elle, cherchant un fait qui pourrait la contredire, pour lui prouver qu'elle ignorait encore tout de lui. Et pourtant, il ne pouvait qu'avouer qu'elle avait vu juste.
- Depuis le début, tu pensais que c'était toi seul qui m'observais sur ce quai, et depuis le début, c'est moi qui prenais en note chacun de tes faits et gestes, poursuivit-elle.
- Alors, tu es en train de me dire que ce n'est pas par hasard si tu m'as choisi ?
- Rien n'arrive par hasard. Le destin n'est pas le fruit d'une voie déjà toute tracée et ficelée, cela vient de notre volonté et de ce que chacun souhaite au plus profond de lui même. Tout n'est qu'une question d'envie. Le hasard n'a rien à faire ici, si je t'ai choisi, c'est parce que au fond de moi, je savais que je le devais.
Rémi prit soudain un air songeur, puis il se mit à contempler la vitre qui donnait désormais sur les parois d'un tunnel s'effaçant sous l'effet de la mobilité du train. Un flou se dessinait dans cette bouche de métro et tout autour de ses pensées, brouillées par un lourd nuage de confusion.
- Tu as fait des recherches sur moi ? osa-t-il demander alors.
- J'ai mes sources, lui confit-elle en guise de seule et unique réponse.
En prononçant ces mots, Luna omis volontairement de lui avouer que cela faisait bien plusieurs mois qu'elle l'observait, d'abord dans son ombre puis finalement à la lumière des éclairages du métro, depuis le quai d'en face. Elle a le sentiment de le connaître mieux que quiconque, mieux que lui-même ne se connaît.
- Comment ça ? rétorqua Rémi.
- Peu importe, se contenta-t-elle de répondre en masquant sa gêne. Nous descendons à la prochaine station si cela t'intéresse.
Tandis qu'une traînée de passagers descendit à la station que le train venait de desservir, laissant entrer une autre poignée de personnes, Rémi dévisagea longuement Luna, sans trop savoir s'il désirait réellement connaitre "ses sources" comme elle le disait, ou s'il était préférable pour lui d'en rester là.
- Très bien, choisit-il finalement d'acquiescer.
Le silence se fit alors long, on aurait dit que le temps semblait se fragmenter à chaque passage du train sous le sombre tunnel. Et durant cet instant, Rémi en profita pour se sortir de la tête ce trop-plein d'informations sur sa mère, sur son passé, sur sa vie à lui, qui lui broyaient inlassablement le crâne depuis qu'il était parti de chez Esther. Et plus il y pensait, moins il avait envie d'en savoir plus. Peut-être qu'il n'aurait finalement pas dû déterrer ce passé ? Le passé n'est-il pas fait pour ne demeurer que souvenirs ? Rémi savait bien que faire resurgir les démons du passé finirait tôt ou tard par lui porter préjudice. Fouiner comme il l'avait fait dans une histoire aussi complexe, ça ne pouvait que laisser des séquelles. Il ne ressortirait pas indemne de cette journée, à croire que toutes les cartes de sa vie avaient été remises en jeux. Il chassa ses idées noires d'un clignement de cil et se refocalisa sur les parois de la vitre.
C'est alors que dans le mouvement tangible du transport qui effritait le paysage lugubre des souterrains, il crut apercevoir une ombre, qui au fur-et-à mesure que le train avançait, semblait se rapprocher et prendre la forme d'une silhouette humaine. Plissant les yeux pour mieux distinguer l'individu, il se rendit compte que celui-ci tendait la main vers lui. Et avec ce geste vint le son d'une voix qui sembla s'entrechoquer dans sa tête comme un écho, mais dont il ne put distinguer le message.
Rémi se recula brusquement de la vitre, puis frotta énergiquement ses yeux fatigués et son crâne pour effacer son récent mal de tête, pensant sans doute qu'il avait complètement halluciné.
- Est-ce que ça va ? lui demanda Luna, inquiète de voir une expression d'angoisse se dessiner sur les traits de son compagnon de route.
- Oui... je crois, articula Rémi en reprenant doucement ses esprits. Ça doit être la fatigue qui me fait perdre un peu de mon rationalisme.
- Cette folle escapade m'a également quelque peu usée. Je ne dirais pas non à un café ! s'exclama-t-elle, sur un ton enjoué qui se devait rassurant.
Rémi lui sourit, sans trop savoir pourquoi ses lèvres s'étaient soudain étirées en un mouvement vertical. Et elle lui rendit volontiers, avec un naturel presque perturbant.
Enfin, lorsque le métro se figea à la station suivante, Luna suivit de Rémi s'extirpèrent du corps en acier ondulant sur la surface des rails. Ils se dirigèrent vers la sortie avec empressement pour la jeune blonde, et hésitation pour le curieux brun. Une fois le nez dehors, la fraîcheur d'un soir d'automne les agrippa sans attendre. Rémi remonta le col de son manteau, puis leva distraitement les yeux vers d'infimes points lumineux commençant à se tracer sur la toile nuptiale. Il regarda ensuite autour de lui, détaillant les rues qui baignaient dans la réverbération des lampadaires. Au bout de l'une d'entre elles, se dressait Luna qui lui faisait expressément signe de la main pour l'inciter à la rejoindre. Il ne put s'empêcher de réprimer un sourire en la voyant ainsi, les cheveux au vent telle l'ombre d'un tableau, elle se détachait entièrement du paysage. On aurait dit un personnage de roman tout droit sorti d'un récit gothique, ou roman noir. Cependant, il pensa qu'elle était malgré tout faîte d'une fragilité et d'une douceur incommensurable, à l'instar d'une porcelaine marquée de fissures et baignée de poussières de lune tout droit tombé des cieux. Il la trouva belle, mais d'une beauté dangereuse sous cet éclairage qui lui ressemblait bien plus que celui du jour, comme si elle était en réalité une créature de la nuit.
Il prit alors une grande bouffée d'air frais pour se donner le courage et la folie de continuer à suivre encore cette femme qu'il connaissait seulement depuis moins de vingt-quatre heure. Qu'avait-elle encore à lui montrer ?
Une fois à sa hauteur, il sentit une forme d'apaisement l'envelopper. Si bien qu'il cessa de s'inquiéter sur la suite des éventualités.
Marchant côte à côte, donnant l'illusion d'une parfaite normalité, deux êtres arpentant les rues de Paris en pleine nuit, quoi de plus banal ? C'est alors que sans trop prendre garde, leurs deux mains finirent par se joindre l'une à l'autre, s'entrelaçant comme une union sacrée. De loin, on aurait dit un couple se promenant à l'auré du clair de lune, mais de près on pouvait sentir l'étroit sentiment qui les liait, une relation pour la moins indescriptible et étrange, peut-être bien plus toxique qu'elle ne le laissait croire.
Les apparences sont souvent trompeuses.
- Arrêtons-nous là un instant, proposa Luna en relâchant l'étreinte de leurs mains.
Rémi fut surpris, car il reconnaissait cet endroit. Le bord du Canal Saint-Martin, et avec ce lieu lui vint le souvenir de son moment d'errance, triste épisode solitaire après la révélation de son adoption. Idée qui l'avait déboussolé, mais que désormais il apprenait à accepter. Mais pourquoi l'avait-elle amené ici ?
- J'ai pensé que tu aurais peut-être besoin de te ressourcer, avec toutes ces informations que tu as dû encaisser aujourd'hui... lui dit-elle comme si elle avait tout naturellement deviné la profondeur de ses pensées.
- Merci, lui répondit-il simplement, se sachant réellement touché par son geste.
Il comprit alors qu'elle devait savoir bien plus de choses sur lui qu'il ne se l'imaginait. Non sans ressentir un sentiment de peur et d'inquiétude face à sa vie privée et son intimité, il se contenta de contempler le reflet de l'eau miroitante dans le Canal. Et c'est alors qu'il se rendit compte qu'il ne savait toujours rien d'elle, ni concernant sa véritable identité, ni d'où elle pouvait bien venir, ni pourquoi il avait pu déceler une pointe de tristesse dans son regard la première fois qu'il la vit. Alors, après s'être installé sur un banc face à l'artère principale, ce même banc où il avait fini après les confessions de ses parents adoptifs, il prit son courage à deux mains et lui demanda :
- Je crois que maintenant, j'ai le droit de savoir qui tu es.
Face au Canal et à ses eaux troubles, elle n'avait pas bougé d'un pouce. Seul un raclement de gorge lui fit comprendre qu'elle l'avait bien entendu.
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