S e i z e
Les feuilles jaunies des arbres moroses embrassèrent le sol dans leur dernière valse. Au milieu de ce ballet final, se faisant face, une femme et un homme n'avaient daigné se lâcher des yeux. Une contemplation. Voilà ce à quoi ils se livraient depuis une fraction de seconde, qui semblait aussi infinie que les grains de sable sur Terre.
– Luna... répéta-t-il machinalement, faisant glisser chaque syllabe sur le bout de sa langue.
La jeune femme s'était avancée vers lui, de deux pas vers l'avant, laissant ses mèches rebelles virevolter derrière elle et tourbillonner dans le souffle léger du vent. Rémi la regardait, mais d'une tout autre façon que durant les premiers instants de leur rencontre. Il ne l'avait pas lâché du regard, comme s'il s'agissait d'une des plus belles créatures existantes, un écrin renfermant le plus beau trésor, un diamant de grande valeur. Mais elle n'était qu'une femme parmi tant d'autres. Et pourtant, il sentait sa différence, son impartialité et sa marginalité. Elle était à part du reste du monde. À travers ces quatre lettres qui formaient son nom, il lui collait une identité, ainsi elle lui paraissait désormais plus réelle, moins insaisissable, plus vivante.
– Enchantée Luna.
Elle lui sourit, tout simplement, silencieusement. Puis, se détourna de lui sans lui répondre. Enfin, ils faisaient réellement connaissance. Mais si seulement Rémi savait que cela n'était que le début.
Rémi jeta un dernier regard vers le canal qu'il surplombait depuis le pont, se laissant surprendre par l'apparition d'une péniche sur l'eau de la Seine, avant de se décider à suivre la jeune femme dont il était devenu le guide.
Elle l'attendait, en bas des marches en pierre fissurées par le temps, creusées par l'usure et rongées par les épreuves. Là, Luna patientait, comme une enfant qui attendrait ses parents à la sortie d'un grand magasin. Elle ne cillait point, fixant autour d'elle l'environnement d'un œil empreint d'une curiosité nouvelle. La jeune femme semblait admirer la vie, ouvrant son cœur petit à petit, comme le fait tant Rémi.
– Où vas-t-on maintenant ? demanda-t-elle, une fois Rémi à sa hauteur.
– Où le vent nous portera. Souffla-t-il, les yeux brillant d'une lueur scintillante.
– Je vois que tu es plein de poésie Rémi... remarqua-t-elle.
– Je crois que j'ai toujours aimé ça. Je trouve que les poètes ont une approche complètement différente de la vie... Ce sont des visionnaires, tout comme les écrivains.
– Un peu comme toi. Tu dois être un poète dans l'âme.
– Je ne pense pas, non... Je ne suis qu'un psychologue en devenir.
Elle lui sourit. Et Paris tout entière s'offrait à eux, sous un ciel matinal de toute beauté, la ville s'éveillait, tandis que les volets se levèrent, et que les effluves de croissants chauds s'envolèrent, les deux promeneurs disparaissaient au bout de la rue.
Il était sept heures et demie du matin, ils avaient encore la journée devant eux.
Au bout d'un point flou à cette distance, était abritée une grande place, Rémi et Luna s'avançaient vers cet axe réputé. La fameuse place de la République. Voilà qu'ils atterrissaient ici. Face à l'immense Marianne brandissant sa flamme, parsemé d'écriteaux divers, habillé de pancartes et de fleurs qui faisaient écho aux derniers évènements. Vêtue de ses drapeaux aux couleurs de notre beau pays, elle était l'emblème de nos valeurs. Les bougies qui gisaient à ses pieds, luttaient pour ne pas vaciller et s'éteindre dans un dernier souffle, alors que la cire chaude continuait de fondre sur le sol, comme si le sang n'avait jamais cessé de couler au fond des plaies.
– Quelques mots pour l'humanité... murmura doucement Luna, les yeux dirigés vers les gravures du sol.
– Quels genres de monstres sont-ils ? demanda Rémi, les yeux levés au ciel.
– Nous sommes tous des monstres Rémi... Seulement, certains l'assument plus que d'autres. lui répondit-elle, impassiblement.
– Non, c'est faux. la contredit-il.
– L'homme est une bête pour l'homme. C'est dans notre nature de tuer.
– Mais nous sommes plus évolués aujourd'hui, nous ne sommes pas des bêtes de foires, des brutes, des animaux ! Nous sommes des êtres dotés d'une intelligence indissociable ! s'emporta-t-il.
– Qui te dit que nous n'évoluons pas dans le mauvais sens ? Et qu'au contraire nous devenons de pire en pire ?
Il ne répondit plus rien. Quand bien même il aurait voulu l'induire en erreur, il ne pouvait pas, car il doutait. Avait-elle raison sur ce point ? L'humanité était-elle en train de sombrer ? Il ne pouvait y songer.
– L'humanité va mal Rémi, accepte-le ou non, c'est ainsi.
– Justement, je ne peux pas l'accepter, et je veux soigner cette humanité déchue dont tu parles ! C'est pour cela que j'ai choisi cette voie...
– Toutes les blessures ne guérissent pas Rémi.
– Tu parles comme s'il n'y avait plus d'espoir pour personne.
– C'est le cas. dit-elle, en marchant vers l'un des proches passages piétons, dont le feu vert indiquait que la voie était libre aux civiles.
– Pourquoi es-tu aussi pessimiste ? lui demanda-t-il, en la talonnant de près.
–Je suis simplement réaliste.
Après s'être retournée vers lui pour prononcer cette phrase, elle avait traversé la route en le laissant derrière, seul, bloqué entre les cris de sa raison et les inquiétudes de son cœur. Rémi baissa les yeux, il se rendait maintenant compte de la personne qu'était Luna. Elle semblait avoir perdu espoir en tout. Mais ne dit-on pas que l'espoir fait vivre ? Dans ce cas, lorsque cela ne suffit plus à alimenter notre désir de vivre, qu'advient-il de nous ?
Il la regardait s'éloigner parmi la foule de passant, se mélangeant à un monde qui paraissait vouloir la rejeter. S'enfonçant dans les sables mouvants de la société, se noyant dans les profondeurs de ces tréfonds creusés par des milliers de mains salies par l'usure et le temps, elle se distinguait par sa chevelure dorée et sa conscience ouverte sur un monde pollué par les idéologies des uns et la domination des autres.
Le jeune homme s'empressa de traverser pour aller la rejoindre, afin de l'extirper de ses pensées noires dans lesquelles elle s'abandonnait au fur-et-à-mesure du temps.
– Pourquoi l'existence te paraît-elle si désinvolte ? s'exclama-t-il, derrière elle.
– Je n'ai pas choisi de vivre ainsi... souffla-t-elle d'un air grave, comme si elle venait de prendre conscience de quelque chose.
Il pressentit que son expression venait de changer. Peut-être avait-il réussi à la toucher en plein cœur, se frayant un chemin dans son antre secrète. C'était là une occasion pour lui, de trouver sa faiblesse.
– Luna... Parle-moi de toi.
– Pour te dire quoi ? s'exclama-t-elle, en se tournant pour lui faire face, alors que deux longs mètres tentaient de les séparer.
– Qui es-tu ? D'où viens-tu ? Que veux-tu ?
Il avait débité ces questionnements avec une telle rapidité que son souffle court s'emballa. Il voulait des réponses pour satisfaire sa soif naturelle, un besoin de comprendre pour mieux appréhender cette femme, la femme du métro.
Luna l'avait écouté, attentivement, mais était restée aussi calme que les fois précédentes. Quoi qu'il pût dire, rien ne semblait la faire fléchir. Cependant, elle se laissa prendre dans ce jeu de questions-réponses que les deux compagnons avaient instaurés au tout début de leur excursion. Ce n'était qu'un jeu pour elle, mais pour lui, il s'agissait de bien plus.
– Qui je suis ? Eh bien, je suis le désespoir. D'où je viens ? De la noirceur de l'éclipse lunaire et du néant de l'obscurité. Ce que je veux ? Je veux trouver un moyen de mettre un terme à mes souffrances. avait-elle répondu, sans laisser paraître une once d'émotion dans ses yeux.
– De quelles souffrances parles-tu ?
– Les souffrances de l'âme...
– Pourquoi ne m'en as-tu pas parlé avant ? Si tu vas mal... Je peux t'aider.
– C'est ce qu'ils disent tous. Ils prétendent pouvoir aider les autres sans comprendre ce qu'ils endurent. clama-t-elle. Dis-moi Rémi, as-tu déjà frôlé la mort ?
– Non, jamais.
– Alors, tu ne peux pas me comprendre.
Sur ce, elle s'éloigna, comme elle en avait pris l'habitude à chaque fois que la tension montait d'un cran entre eux.
Rémi ne voulut plus la retenir, à vrai dire, il ne savait plus quoi penser. Mais dans quoi s'était-il embarqué ? Suivre cette fille avait été une idée stupide et irréfléchie de sa part, il s'en rendait compte désormais. Et pourtant, la savoir souffrante lui procurait plus d'empathie qu'autre chose. Il était visiblement sensible, et détestait abandonner les autres à leur désarroi, bien qu'elle n'eût pas tort, il ne la comprenait pas. Mais ce qui changeait complètement la donne, c'est que lui, quoi qu'elle puisse dire, il fera tout pour chercher à la comprendre.
Les yeux baissés sur le sol, ses pensées occupèrent une bonne partie de son esprit engourdi par de longues réflexions. Mais une autre partie de lui se laissa distraire par une douleur lancinante qui lui parcourait le bras. Au début, il n'en tint pas compte, mais plus les secondes s'égrenèrent, plus la douleur se rapprochait. Il sentait une sensation étrangère lui procurer quelques picotements intenses sur le poignet gauche. Il tira une grimace qui déforma son visage crispé, la douleur pouvait se lire sur ses traits, si bien qu'il ne parvint plus à penser à autre chose que son physique torturé.
Alors, il empoigna sa manche de manteau et la remonta doucement. Mais ce qu'il découvrit ne le rassura point, cela même l'effraya. Il avait envie d'hurler, mais son for intérieur lui ordonna fermement de ne pas céder à la peur. Rémi regarda attentivement sa peau qui s'effritait, mais ce ne fut pas cela qui l'inquiéta le plus.
Une inscription sanglante se dévoilait sur son poignet, la même que durant sa nuit de cauchemar, la même qui la hantait depuis plusieurs jours. Deux chiffres à l'évidence maudits lui collaient à la peau, à l'instar d'un fer rouge qui marquerait son bétail, Rémi avait été marqué par ses démons. Il pouvait presque les entendre rire aux portes de l'enfer ; ou encore lui souffler avec tout le sarcasme du monde souterrain, ce nombre qu'il aurait préféré fuir.
« 26 »
Bon sang, mais que lui arrivait-il ?
Il serra ses doigts autour d'une preuve accablante, prouvant qu'il n'était pas fou comme bien des hommes auraient pu le penser à première vue. La sueur perlait sur son front, et le fait d'être cerné par une foule ambivalente ne l'aidait en rien, alors il accourut auprès de Luna, le cœur lourd d'inquiétude.
– Luna ! s'exclama-t-il bruyamment, tout en zigzaguant entre les passants lui barrant la route.
– Quoi encore ?
Elle se retourna, la panique de Rémi ne sembla pas l'ébranler une seule seconde.
– Explique-moi d'où sors ces chiffres. dit-il en lui tendant son poignet, nerveusement.
– Quels chiffres ? s'esclaffa-t-elle.
– Mais regarde ! Gravé dans ma peau, juste là ! s'écria-t-il, en lui indiquant du bout des doigts à l'aveugle l'endroit précis.
– Je ne vois rien. dit-elle, en tentant de reprendre une expression plus sérieuse, bien qu'un sourire moqueur voulu se frayer son chemin.
Tout portait à croire qu'elle le trouvait pitoyable, et ce fut bien le cas. Rémi regarda à son tour le bout de chair qu'entrelaçaient ses doigts, et pris d'un mouvement de recul contre lui-même, rabaissa sa manche avant de la relever dans un geste répétitif.
– Quoi ? Mais...
– Tu délires mon pauvre Rémi.
Elle roula des yeux, agacée d'avoir été dérangé alors qu'elle observait dans le ciel, un vol d'oiseau dont le plumage noir ne pouvait être que des corbeaux. Elle le savait, cela ne présageait rien de bon, seulement un mauvais augure pour eux.
– Ne traînons pas, il faut y aller.
– Aller où ? demanda-t-il, avec appréhension.
– Toi seul le sais.
Rémi regarda l'horizon d'un air songeur, devait-il continuer ou au contraire, s'arrêter ici ? Il était perdu, et sentait que plus il avançait, plus la terre semblait s'ouvrir sous ses pieds. Il frôlait l'inconnu, et cela l'effrayait, mais peut-être pas assez pour qu'il puisse songer à laisser tomber Luna l'étrange délurée.
❄️ Je vous poste enfin ce chapitre ! Il était temps ! Pour tout vous dire, il m'a donné du fil à retordre... mais bon, j'ai tout de même réussi à vous sortir quelque chose 😅 Par contre, je ne sais pas encore quand la suite arrivera...
N'hésitez pas à me donner vos impressions, je serais ravi d'avoir vos ressentis en commentaire 😊
Au passage, je dédie ce chapitre à Writing-claire , qui non seulement est une auteur qui regorge de talent, mais aussi une personne formidable que j'apprécie beaucoup ! ✨❤️
Je vous souhaite de très bonne fêtes de fin d'année à tous ! 😘✨❄️
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