La fée
Appuyé sur la table de son laboratoire, Corentin fixait la fiole poussiéreuse devant lui contenant un liquide bleu foncé à l'aspect peu ragoûtant. D'après ce qu'il avait réussi à déchiffrer sur la vieille étiquette à moitié effacée, elle datait d'une cinquantaine d'années, le contenu avait eu le temps de tourner. Il y avait aussi lu une phrase qui ressemblait à : « Ne pas boire sous peine de mort. » Le mage ne savait pas comment la prendre, lui-même mettait cette inscription sur tout ce qu'il fabriquait, même sa bouteille de lait après avoir vu un de ses apprentis se servir dedans.
Il avait pris le risque d'ouvrir la fiole pour analyser le liquide, et après des jours de recherches, il n'avait rien trouvé. Ne restait donc plus qu'une solution, celle qu'il interdisait à ses élèves mais qu'il pratiquait sans aucune hésitation ou presque, comme s'il ne tenait pas tant que ça à la vie.
Il prit la fiole dans sa main droite, se boucha le nez avec son autre main et porta lentement le goulot à sa bouche. Ses lèvres touchèrent à peine le liquide qu'un miroir apparut sous ses pieds. Le mage tomba dedans.
Il tomba et tomba encore dans un abîme bleu foncé constellé d'étoiles. Trop choqué pour analyser ce qui lui arrivait, il en oublia de crier et resta paralysé, les yeux grands ouverts. Après quelques secondes, il sentit sa chute ralentir puis s'arrêter. Devant lui, une lumière avec un reflet ; une porte et un parquet. Il tendit la main, la lumière l'éblouit et il se retrouva assit sur le sol, nez à nez, du moins façon de parler, avec un ventre nu appartenant à ce qu'il pouvait en juger à une jeune adolescente. Cette réflexion dura le temps d'un éclair.
La possesseuse du ventre cria et fit plusieurs pas en arrière, les yeux écarquillés. Corentin, un peu nauséeux, leva la tête. Il faisait effectivement face à une adolescente, elle avait posé ses mains sur sa bouche et des ailes de papillons, déployées, bougeaient légèrement sous sa respiration.
A sa grande surprise, il se trouvait dans le monde des fées.
Le mage ne voulait pas se lever, au vu de sa taille, de son âge et de son embonpoint, il savait qu'il dominerait la fille sans problème et ce n'était pas ce qu'il voulait, elle avait déjà assez peur comme ça.
- Euh... Bonjour. Excuse-moi mais... je ne sais pas du tout ce que je fais là...
La fille descendit ses mains sur son menton et dit d'une petite voix et avec un léger accent :
- Vous êtes un humain...
Corentin montra tout à coup des signes d'inquiétude. Les fées et les humains n'étaient pas en très bons termes depuis que ces derniers avaient voulu, il y a une cinquantaine d'années, s'établir dans le royaume de ce peuple qu'ils ne connaissaient pas. Tout s'était fait en douceur et lentement mais les fées avaient vu ceci d'un très mauvais œil et avaient exclu définitivement les humains de leurs terres par les armes. Heureusement pour elles, même si les humains avaient été habités un certain temps par un sentiment de vengeance, ceux-ci n'avaient pas les moyens de rejoindre le royaume des fées quand ils le voulaient.
Le mage se mit à prier pour que la jeune fille n'appelle pas la garde.
Finalement, après qu'ils se soient observés en silence, l'adolescente s'approcha un peu de lui et lança :
- Il ne faut pas que vous restiez ici ! Il faut rentrer chez vous ! Moi je m'en fiche mais les autres... ils sont vieux, vous comprenez...
Corentin ne comprenait pas tout, non.
- Je ne sais pas comment faire, j'ai récemment fait la découverte d'une fiole contenant un liquide bleu et c'est celui-ci qui m'a emmené chez vous.
L'adolescente fronça les sourcils.
- Un liquide bleu ? Genre, bleu... bleu ?
- Il existe d'autre bleu que du bleu dans votre monde ?
La fée contourna le mage et regarda derrière son miroir. Elle poussa une exclamation.
- Je crois que j'ai compris ! Il y a longtemps, nous utilisions des miroirs pour nous téléporter. Je ne les ai pas connus mais de ce qu'on m'a dit, ce n'était pas pratique. C'est mon père qui m'a offert ce vieux miroir de plain-pied, ce doit être un ancien téléporteur. Quant au liquide bleu, c'est justement ce qu'on utilise pour nos téléporteurs. Les miroirs se font à sens unique, vous ne pouvez pas le reprendre pour rentrer chez vous.
- Vous avez des téléporteurs ?
- Pas vous ?
- Mais vous avez des ailes !
Quelqu'un frappa à la porte et une voix de femme se fit entendre derrière le battant.
- Ilena, tout va bien ? Qu'est-ce qui se passe depuis tout à l'heure ?
- Rien ! Un insecte m'a surprise et j'ai mis la radio.
- Tu es prête ? Tu vas être en retard.
- Je sais, j'arrive !
Le mage prit soudain conscience de l'habit que portait la fée ; une brassière bleue nuit et argenté, un short court avec une ceinture blanche et une longue bande en tissu en froufrou multicolore sur le côté de sa jambe droite qui descendait jusqu'à sa cheville. Et surtout le maquillage coloré qui ornait son visage.
La fille se tourna vers Corentin et chuchota :
- On est au palais ici, il faut que vous restiez caché. Dans l'après-midi, il n'y a jamais personne à la maison mais je vais quand même fermer la porte à clef.
Ilena prit un sac en bandoulière et se hâta de quitter sa chambre.
Corentin n'osa pas bouger de sa place avant un bon moment, même lorsqu'il n'y eut plus un bruit dans la maison. Il se leva finalement lorsqu'il sentit des fourmis s'insinuer dans tous ses membres.
Il regarda autour de lui, il y avait un lit, une commode, une armoire, beaucoup d'affaires et un bureau au-dessus duquel se trouvaient quelques photos. C'est grâce à elles que Corentin apprit qu'Ilena exerçait dans une troupe de danse, on pouvait la voir s'amuser avec ses amis aux entraînements et sur scène dans de très belles postures et dans de très beaux vêtements, le visage sérieux et professionnel.
Il regarda ensuite discrètement aux fenêtres, il y jeta seulement un coup d'œil pour ne pas se faire repérer. Il se trouvait en étage, très haut au-dessus du sol, le ciel s'étendait devant lui à l'infini et il pouvait voir plusieurs bâtisses et des dizaines de ponts blancs surplomber des crevasses et des trous. Les terres des fées n'étaient pas un monde mais une succession d'îles flottantes qui se trouvaient à des milliers de kilomètres au-dessus de la Terre. Corentin était soudain content d'avoir atterri dans la chambre d'une jeune adolescente qui n'avait aucune dent contre les humains.
Après avoir fait le tour de la chambre, il eut dans l'idée de faire une sieste, pour que le temps passe plus vite et pour calmer son angoisse. Mais il avait trop peur qu'on le surprenne et de toute façon, vu son état, il était impossible qu'il réussisse à s'endormir.
Il patienta donc avec un livre qu'il avait trouvé sur une étagère.
Le soleil était en train de se coucher et son ventre de gargouiller lorsque des voix se firent entendre dans le logement. Corentin se leva immédiatement et posa son livre où il l'avait trouvé. Les voix s'approchèrent dangereusement de la porte puis l'une d'entre elles s'en alla et une porte se ferma. Après quelques secondes de silence, Ilena toqua et lança :
- C'est moi !
Elle ouvrit et referma directement derrière elle. Elle sortit du sac qu'elle portait un pain enroulé dans une serviette en papier ainsi que du fromage et un biscuit emballés.
- Désolée, c'est tout ce que j'ai pu ramener sans paraître suspecte.
Corentin prit le maigre butin et se voulut rassurant.
- Si je ne reste pas plus longtemps, ça suffira.
- Justement ! J'ai fait un tour à la bibliothèque. Il y a dans le jardin du palais un vieux téléporteur qui mène sur Terre. Il n'est plus utilisé depuis longtemps mais on va l'emprunter. J'ai réussi à récupérer du liquide bleu. Mais il va falloir attendre que tout le monde dorme.
L'attente reprit alors. Ilena fit de son mieux pour ne pas l'abandonner et le divertir, ils eurent des conversations plutôt intéressantes.
Puis, tard dans la nuit, Ilena le fit enfin sortir.
La chambre de la fée se trouvait en bout de couloir, elle débouchait presque directement sur un très grand salon qui contenait plusieurs canapés installés en carré. Corentin n'eut pas le loisir d'en voir plus, Ilena ouvrit la porte d'entrée le plus silencieusement possible, ils se retrouvèrent dans un couloir éclairé seulement de quelques lumières tamisées.
- Il faut descendre, chuchota la fée. Mais il faut faire attention, au palais, les gardes patrouillent.
Ils commencèrent donc à marcher vers le premier escalier sans parler, Ilena vola pour faire le moins de bruit possible et Corentin fit de son mieux. Ils descendirent un escalier. Arrivée au milieu, la fée, qui avait une meilleure vision de là où elle était placée, lança :
- Remontez ! Planquez-vous !
Le mage rebroussa chemin, trébucha et mit quelques secondes de trop pour se relever. Ilena décida d'employer les grands moyens, elle sortit un sac en toile de sa poche et aspergea Corentin de son contenu. Une poussière dorée l'entoura. Il sentit ses pieds décoller du sol et son corps monta jusqu'au plafond. Paniqué, il bougea ses bras et ses jambes dans tous les sens, le faisant tourner sur lui-même. La fée l'attira vers elle.
- Calmez-vous !
Sous eux, deux gardes montaient l'escalier. Une fois passés, le mage demanda :
- Je descends quand ?
- Bientôt. Ça ne dure pas longtemps. Vite !
Ilena le tira derrière elle dans l'escalier tournant. Avec les secondes, Corentin rejoignait doucement le sol jusqu'à ce que ses pieds touchent enfin terre. Ils poursuivirent leur chemin, croisèrent encore quelques gardes mais sans gravité. Après de longues minutes, ils arrivèrent enfin au rez-de-chaussée, et un obstacle imprévu s'offrit à eux. Aucune porte donnant sur le jardin n'était ouverte. Ilena se prit la tête dans les mains.
- C'est pas vrai ! On ne peut pas attendre demain qu'ils ouvrent ! Il y a toujours du monde, ici.
Le mage hocha la tête.
- Laisse-moi faire.
Il prit une gourde qui ne le quittait jamais à sa ceinture et but une gorgée. Il ferma les yeux et sentit le liquide se propager dans son corps. Lorsqu'il les rouvrit, un éclair bleu traversa son regard et, le visage sérieux, il tendit la main vers la serrure la plus proche.
- Apertura !
Le déclic significatif d'une porte se déverrouillant se fit entendre.
- C'était quoi, ça ? demanda Ilena.
- Je suis un mage, oui ou non ? Bon, allez. Après toi.
Non pas que Corentin préférait sacrifier une jeune adolescente mais Ilena avait beaucoup plus de chances de passer inaperçue. Elle ouvrit discrètement la porte et regarda autour d'elle avant de faire passer le mage.
Le jardin du palais était exceptionnellement grand, un chemin en cailloux en faisait le tour et en face d'eux, des rangées de haies formant un semblant de labyrinthe étaient entourées de fleurs et d'arbres en tout genre. Les deux compagnons se dépêchèrent de traverser pour se cacher derrière ces buissons, loin des fenêtres du bâtiment principal.
- Faites attention où vous mettez les pieds, avertit la fée, il y a des trous un peu de partout.
Effectivement, rien qu'à côté d'eux, une corde délimitait un trou d'où l'on pouvait voir le néant constellé d'étoiles. Ilena suivit son regard.
- Il y a la ville en-dessous mais pas de partout. Vous êtes un humain, évitez de tomber.
- Merci du conseil...
Une série de gloussements parvint à leurs oreilles. Ils entendirent un homme murmurer :
- Chut ! Tu n'as pas entendu quelque chose ?
- Mais non..., fit une voix de femme.
Des pas et un bruit de vêtements se rapprochèrent d'eux, Ilena et Corentin se dépêchèrent de faire le tour de la haie en silence. Entre deux branches, ils virent un couple s'arrêter et s'embrasser.
- Zut ! chuchota la fée. Ils nous bloquent le chemin et je n'ai plus de poudre.
- Tu ne veux quand même pas les déranger ?
- Ça a l'air de durer, regardez ! C'est limite s'ils ne se déshabillent pas devant nous. J'ai envie de dormir et toi de rentrer, il faut encore que je fasse le retour.
Le mage souffla. Plus pour protéger les yeux de la jeune adolescente que pour le temps que le couple prenait, il reprit une gorgée de sa gourde et lança un sort. Des paillettes scintillèrent au bout de ses doigts, il écrivit dans le vide : « Déploie tes ailes et mets-toi derrière moi ». Ilena lut les mots qui dansaient devant elle et haussa les sourcils, étonnée. Se méprenant sur sa réaction, Corentin allait de nouveau expliquer mais la fée hocha la tête et s'exécuta.
Le mage lança un sort. Le vent se leva autour d'eux, ils s'avancèrent devant le couple qui écarquilla les yeux. La nuit aidant, l'homme et la femme devaient avoir une vision totalement différente du mage que ce qu'il était en réalité : les bras levés et un sourire étrange sur le visage.
Le couple voyait une ombre, gigantesque, munie de grandes dents derrière des lèvres mouvantes comme des vagues. L'illusion possédait également des ailes placées à un endroit étrange, beaucoup trop bas dans le dos pour que cette créature puisse voler. Effrayé, le couple s'envola main dans la main.
- Dépêchons-nous ! s'exclama Ilena. Les gardes vont venir ici !
Corentin et la fée se mirent à courir. Quelques mètres plus loin, ils arrivèrent au milieu du jardin, les haies étaient placées en un très large rond, au milieu une grande structure en pierre représentait une voûte, les colonnes la soutenant étaient envahies par du lierre et le chemin pavé qui menait jusqu'à elle était en piteux état, certaines dalles étaient de travers ou à moitié enterrées.
La fée sortit un bidon de son sac et se hâta d'en verser le contenu dans la rigole qui entourait la structure en pierre. Défiant toute gravité, le liquide bleu monta en spirale autour des deux colonnes du portail qui s'illumina.
Le mage montra le phénomène de la main.
- Comment peux-tu être étonnée quand j'utilise la magie alors que tu vois ce genre de chose tous les jours ?!
Ilena le regarda dans les yeux.
- Bah... c'est la première fois que je vois de la magie.
Les sourcils de Corentin se perdirent sous ses cheveux. Décidément, il ne pourrait jamais comprendre les adolescents. La fée le poussa dans le dos.
- Allez ! Mettez-vous au milieu.
Le mage s'exécuta.
Ilena se plaça derrière un panneau de contrôle. Elle frappa plusieurs boutons qui s'illuminèrent malgré la vieillesse de la machine, plusieurs noms s'affichèrent sur un écran à sa gauche. Lorsque la fée les énuméra pour savoir si le mage les connaissait, Corentin hocha la tête. Sous ses indications, la fée sélectionna l'une des adresses.
- Vous utilisez une méthode bien étrange..., lança le mage, quelque peu inquiet.
- C'est vieux, on n'utilise plus ça. Et je vous rappelle que ce sont les humains qui ont mis ce portail en place. Franchement, au vu de ce qui s'est passé aujourd'hui, les miroirs sont plus efficaces. Je me demande pourquoi ils les ont remplacés... tenez-vous tranquille. Vous êtes prêt ?
Au loin, des voix se firent entendre. Sans attendre de réponse, Ilena appuya sur un gros bouton rouge. Le liquide bleu fut parcouru d'un courant électrique et le portail commença à vibrer. La fée lança :
- C'était un plaisir mais j'espère tout de même ne jamais vous revoir.
- Moi de même ! s'exclama-t-il en espérant tout de même que cette affirmation se révélerait fausse.
La vision du mage devint floue, la dernière image qu'il vit fut le sourire éclatant d'Ilena et ses ailes de papillons bougeant dans son dos.
Quelques heures plus tard, Corentin prit un repos bien mérité.
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