-On le fait cet exposé, alors? J'ai pas toute la journée, j'vous signale.

De là où il se trouve, Evan retient un soupir. Marlon a décidément le chic d'être désagréable à n'importe quel moment de la journée.

Les deux garçons, ainsi qu'Alex, devaient se réunir aujourd'hui dans le salon d'Evan pour faire un point sur l'avancée de leur exposé, et il semblerait bien que ce soit Evan qui serve de chef d'orchestre, malgré lui bien sûr. Car Marlon leur a fait comprendre que faire équipe avec eux ne l'enchante absolument pas. Toutefois, il ignore que le jeune homme a dû conclure une sorte de pacte avec leur professeur pour faire l'exposé avec eux. En effet, monsieur Rouse, au courant de toutes les fois où Marlon a refusé de faire équipe avec qui que ce soit, l'a menacé de lui mettre un zéro s'il n'y mettait pas un peu du sien. Et comme le jeune homme ne veut pas se permettre d'avoir une note en-dessous de la moyenne, il n'a pas eu d'autre choix que de rendre les armes à contrecœur.

Quant à Alex, le silence dont il fait preuve n'étonne pas Evan le moins du monde. Il lui a déjà montré plusieurs fois par le passé qu'il ne supporte pas sa présence. Par contre, la tristesse présente dans ses yeux est toute nouvelle. Evan sait cependant quelle en est la cause.

Comme n'importe quel élève du lycée Henry Ford, pense-t-il.

La nouvelle de l'altercation entre Rebbie et Sadie a fait le tour du lycée comme une traînée de poudre. En ayant pris connaissance de cela, Evan a essayé de la contacter par tous les moyens, sans aucun succès. Et en l'occurrence, il a essayé de contacter son amie pendant toute la semaine qui s'est écoulée. Il a même espéré la croiser dans les couloirs du lycée, mais ses espoirs se sont vite avérés vains. La jeune fille est tout simplement introuvable. Et c'est seulement après qu'il a entendu parler de l'accident de ses parents. Il s'est ensuite creusé les méninges pour décider comment il lui offrirait du soutien dans une telle épreuve, mais comment peut-il faire sachant qu'il ne la voit plus et qu'il ne parvient plus à la contacter?

Même Jeremy et Julien ne savent que faire. Quant à Alberto, Evan n'a même pas essayé de lui en parler de peur de recevoir une tornade de la part du garçon. Mais le plus surprenant reste Piper. Quand Evan tente d'aborder ce sujet avec elle, elle prend un regard... étrange. Il ne saurait dire ce que ce regard peut signifier. De la tristesse? De la colère? De la rancune? Dans tous les cas, il ne s'agit pas d'indifférence de sa part.

Encore heureux d'ailleurs, pense Evan quand il y réfléchit.

Mais aussi, Evan a l'impression que Piper est plus calme que d'habitude. Elle plaisante moins, rit moins au nez des gens et surtout, elle a un regard qui lui donne la sensation d'être préoccupée par une importante pensée. Et ça, c'est assez nouveau.

Le jeune homme surmonte sa timidité avant de dire de sa petite voix:

-Du coup, vous... vous avez trouvé d'autres infos ou pas?

-Pourquoi on est là, à ton avis?, rétorque Marlon.

-Tu vas la boucler un peu, oui?, lança Alex, agacé par l'arrogance du jeune homme.

Marlon fixe le jeune homme avec un air faussement impressionné.

-Tiens... on se rebelle, maintenant? Alex Roberts qui prend la parole, c'est vrai que ça n'arrive pas souvent.

-Abruti... , murmure ce dernier en baissant les yeux.

-Oh, ça commence à insulter maintenant? De mieux en mieux!

Et avant qu'il ne puisse dire autre chose, un bruit strident se fait entendre. Aussitôt, Alex et Marlon se bouchent les oreilles pour éviter qu'elles ne soient gravement endommagées par ce son. Le son en question étant le sifflet qu'Evan porte à la bouche.

-Ça va pas, non?! Pourquoi t'as fait ça?!, s'exclame Marlon.

Evan retire le sifflet de sa bouche et explique brièvement de sa voix calme:

-Pour avoir votre attention.

Ça, c'est une trouvaille de son père. Lorsqu'il lui a raconté avec qui il ferait son exposé, Evan lui a confié ses craintes quant à ce qui arriverait si cela venait à dégénérer. Marlon a en effet une forte personnalité, ainsi qu'une fierté qui doit faire la taille de la planète Mars. Quant à Alex, bien qu'il ne soit pas quelqu'un de particulièrement ouvert, il n'en demeure pas moins qu'il possède une personnalité à la fois entêtée et timide, ce qui est, selon Evan, assez paradoxal. Aussi, le jeune garçon a senti qu'il aurait beaucoup de mal à s'imposer parmi eux, étant donné qu'il manque encore beaucoup de confiance en lui. Son père lui a alors suggéré de se munir d'un sifflet au cas où les choses viendraient à dégénérer.

Et là, cela lui semble être le bon moment pour l'utiliser. Tandis que Marlon se masse les oreilles tout en jurant, Evan ne peut s'empêcher de penser:

N'empêche, ça fait bizarre de le voir faire une autre tête que celle d'un ours associable.

-Bah super, tu m'as pété les oreilles..., rouspète Marlon.

Evan prend alors une grande inspiration pour se donner du courage, puis dit:

-On y retourne, alors?

Durant une demie heure, les trois garçons échangent sur l'avancée de leurs travaux et sur les recherches qu'ils ont effectué chacun de leur côté. Une demie heure durant laquelle Marlon ne cesse de soupirer pour montrer à quel point cela l'ennuie de travailler en équipe, tandis qu'Alex parle de façon très laconique, comme s'il était à bout de forces. Et au vu du visage qu'il fait pendant la durée de leur échange, l'on pourrait croire qu'il souffre intérieurement et qu'il lutte pour que cela ne se voie pas.

Quant à Evan, il fait tout son possible pour faire en sorte que les choses avancent. Avec un calme et une patience remarquables, le jeune homme écoute attentivement les réponses de ses deux camarades au tempérament si particulier, si bien que, malgré sa timidité, il est dans l'ensemble assez satisfait de la façon dont ils avancent, tous les trois. Mais malheureusement, comme toutes les bonnes choses ont une fin, il arrive un moment où tout a dérapé.

En effet, alors qu'ils abordent la question des stéréotypes, Alex se met alors à penser à sa sœur qui aurait sûrement adoré aborder ce genre de chose. Le simple fait de penser à Rebbie le ramène à la fois où elle s'est battue avec Sadie Hopkins. Le visage bouleversé de sa jumelle restera gravé au fer rouge dans sa mémoire. Il ne l'a encore jamais vue ainsi, sauf cette terrible fois où il a dû être séparé d'elle à cause de cet appendicite. C'est également la première fois que James et lui sont restés seuls à la maison. Les deux frères se sont enfermés chacun dans leur chambre tant ils craignaient de devoir affronter l'horrible réalité qui se présente à eux. Et voilà que quelques dizaines d'années après, ils se retrouvent de nouveau dans cette situation, à la différence que cette fois, ce sont leurs parents qui sont à l'hôpital tandis que Rebbie a quitté leur domicile. Quant à James et Alex, toute ligne de communication semble coupée entre eux.

Avant qu'Alex ne s'en rende compte, une larme coule sur sa joue. Et évidemment, Marlon ne peut s'empêcher de faire une remarque moqueuse comme il a l'habitude d'en faire:

-Oh, qu'est-ce qui se passe, Alex? Tu es triste? Une fille t'a brisé le cœur? Tu veux voir ta maman, c'est ça?

Alex le foudroie du regard.

-Tu n'as aucun droit de me dire ça, tu piges?, dit-il d'une voix glaciale. C'est pas parce que t'as pas connu ton père, que tu vois pas souvent ta mère et que t'as pas d'amis que t'es autorisé à parler comme ça à tout le monde.

Il semble bien que ces paroles aient atteint une cible plus profonde que quiconque puisse imaginer. En entendant cela, le visage de Marlon se déforme par la colère.

-Je t'interdis de parler de ma mère, t'entends?, tonne-t-il d'une voix impérieuse.

Avant qu'Evan ne puisse faire quoi que ce soit, Alex se lève de sa chaise et quitte la pièce en direction du couloir d'à côté. Mortifié, Evan ne sait comment réagir. Il est bien conscient du fait qu'il n'a pas deux sous d'autorité et que de ce fait, il serait le plus mal placé pour pouvoir dire à Alex de revenir et pour ordonner à Marlon de cesser de faire des remarques désagréables. Et puis, vu comment Marlon semble remonté, il ne veut même pas essayer de lui parler.

Au lieu de cela, il quitte sa chaise à son tour pour rejoindre Alex dans le couloir, et ce qu'il voit le bouleverse davantage. Il trouve le jeune garçon recroquevillé sur lui-même, les bras autour de ses jambes et le regard fixant le vide. Son visage est quant à lui empreint d'une tristesse et d'une douleur indescriptibles. Pour Evan qui a toujours vu Alex comme quelqu'un qui sait parfaitement se maîtriser, ce qu'il voit lui fait l'effet d'une gifle.

D'autant plus qu'Evan, avec sa nature particulièrement sensible, a la nette impression de ressentir ce qui traverse le jeune garçon, que ce soit la tristesse, la douleur ou le désespoir. Il a toujours été ainsi. Il a toujours ressenti les émotions des autres avec beaucoup d'intensité. Il a toujours été plus empathique que la plupart des gens. Et bien qu'il a souvent perçu ce trait de caractère comme un fardeau en raison du fait que cela lui donne l'impression de porter le poids du monde sur ses épaules, ses proches lui répètent sans arrêt que c'est au contraire une immense force que de posséder une telle faculté, celle de savoir se mettre à la place des autres.

Evan se décide à s'asseoir près d'Alex, lequel ne réagit pas dans un premier temps. Après quelques secondes, il lui demande d'une voix peu amène dans laquelle il contient ses larmes du mieux qu'il peut:

-Qu'est-ce que tu me veux?

Evan met un certain temps avant de répondre.

-Je voulais savoir ce qui n'allait pas.

A cet instant, Alex est tenté de l'envoyer bouler. Il se paie de sa tête, là? Il est le seul élève du lycée à ne pas avoir entendu parler de l'accident de ses parents ou quoi? Mais il est attentif à la façon dont il a prononcé cette phrase. Il y a comme un mélange de douceur et de compréhension, comme s'il était lui-même passé par là, alors que ce n'est pas du tout le cas.

Soudain, Alex se rend compte de la solitude dans laquelle il se trouve. Tout son entourage semble l'avoir abandonné, et voilà que la dernière personne qu'il soupçonne de se soucier de lui cherche à savoir comment il peut l'aider. D'autant plus qu'il s'agit de la personne qu'il n'arrive pas à supporter depuis le début de l'année...

Il n'en faut pas plus pour qu'Alex fonde en larmes. C'était comme s'il s'était contenu trop longtemps, qu'il avait eu un trop plein de larmes qu'il fallait que cela sorte. Il se surprend même à confier à Evan:

-Je sais plus quoi faire... je sais pas si je vais tenir le coup...

Bientôt, de nombreux sanglots viennent faire leur apparition. Pendant de longues minutes, Evan laisse le jeune homme pleurer à son aise. Il sent qu'il en a besoin. En guise de soutien, il fait des cercles derrière son dos. A un moment donné, il se rend compte que ses yeux commencent à s'embuer de larmes, comme si le chagrin d'Alex détenait sur lui. Il fait alors un geste pour essuyer ses larmes, geste qui n'échappe pas à Alex, lequel est encore en train de pleurer.

Aussitôt, un étrange sentiment s'empare de lui. C'était comme si son cœur s'allégeait légèrement. Il comprend alors que la solitude qui s'est accumulée en lui est devenue presque insupportable, et qu'Evan prend également sur lui-même le fardeau qui l'accable depuis plusieurs jours. Pour la première fois depuis plusieurs jours, Alex ne se sent plus seul. Il sait qu'il aura quelqu'un à qui il peut se confier.

De son côté, Marlon a entendu l'intégralité de ce qui s'est passé dans le couloir d'à côté, malgré la contrariété qui s'est emparée de lui. Et en entendant ce que les deux garçons se sont dit, il est surpris de constater que ce sentiment de contrariété s'est petit à petit estompé.

Pour tout avouer, c'est la première fois qu'il voit Alex Roberts dans une telle détresse. Aussi loin que remontent ses souvenirs, il l'a toujours vu, lui et sa famille, dans une situation confortable. Tout semblait bien aller pour eux. Les jumeaux Roberts avaient des parents qui les aimaient, un grand frère qui les adorait, des amis exceptionnels, des notes relativement bonnes... Ils semblaient avoir un train de vie tout à fait enviable. Et voilà que du jour au lendemain, tout a volé en éclat. Leurs parents se retrouvent à l'hôpital (et d'après les rumeurs, à cause de leur grand frère) et à présent, on ne voit plus les deux jumeaux ensemble, comme c'était le cas en temps normal.

C'est donc la première fois que Marlon parvient à trouver quelques similitudes entre lui et les jumeaux. Ils sont à présent dans une posture instable, et pour ce qui concerne les postures instables, Marlon en connait un rayon. Bien sûr, il n'en est pas au stade où il irait jusqu'à éprouver de la sympathie pour Alex, mais quelque part, il comprend ce que cela fait que d'être mis à l'écart par tout le monde.

Pour ce qui est d'Evan, il ne ressemble en rien aux personnes qu'il a croisées jusqu'à présent. D'habitude, au lycée, personne ne cherche à s'approcher de lui pour être sûr de ne pas se faire envoyer promener par lui. Mais Evan, malgré toutes les mises en garde que l'on a faites pour lui, a quand même cherché à lui parler, lorsqu'il lui a proposé de faire des recherches de son côté pour l'exposé. Et même aujourd'hui, malgré les réticences de Marlon, il s'est montré très patient avec lui. Enfin, sauf si l'on omet le fait qu'il lui a cassé les oreilles avec ce sifflet...

Pourquoi il fait ça, au juste?, se demande Marlon. Personne n'a cherché à être ami avec lui. Personne, sauf James Roberts, il y a de cela quelques années.

Et alors qu'il pose les yeux sur le brouillon de leur exposé, Malon Welsh a l'impression, sans savoir pourquoi, que les deux garçons qui lui servent de camarade d'exposé seront différents de tout ce qu'il a connu jusqu'à aujourd'hui.

Voici un chapitre un peu plus riche en émotions, j'espère qu'il vous a plu ^^

Que pensez-vous de la dynamique entre Evan, Alex et Marlon? Que pensez-vous qu'il va se passer entre eux trois après leur exposé?

En tout cas, pour le prochain chapitre, attendez-vous à avoir encore plus d'émotions...