Posée au fond de l'océan, la mine M-07 avait de nombreux points communs avec une station spatiale. À plus de mille mètres de fond, les ténèbres étaient plus denses que celles de l'espace, et la pression de l'eau était aussi dangereuse que le vide interstellaire.

Pour exploiter le métal, les machines avaient creusé un vaste cratère qui ne cessait de s'agrandir.

Dans les entrailles de l'installation, l'ingénieur Samwell Doss achevait de recalibrer un laser d'analyse. L'appareil, équipé sur une chaîne de triage, avait été rendu capricieux par de trop nombreuses réparations de fortune. Conçu pour fonctionner sous la supervision constante de Delta, l'équipement était délicat à réparer. Identifier les pannes et réussir à les régler demandait un vrai savoir faire.

Satisfait du ronronnement de la machine et des diagnostics sur la console de commande, Sam recula en essuyant machinalement son front mouillé sur sa manche. Malgré tous les efforts des occupants de la mine, l'eau salée continuait à s'infiltrer par de minuscules brèches, tombant goutte à goutte des plafonds. Il fallait pomper l'excédent en permanence.

Il consulta l'heure sur son ordinateur de poignet et jura. Absorbé par sa tâche, il n'avait pas vu le temps passer...

L'ingénieur se dépêcha de remballer son matériel. Il escalada ensuite une échelle et ouvrit la trappe menant à la ligne de production, aménagée dans un vaste module.

Un martellement infini résonnait entre les cloisons, produit par les concasseurs qui mettaient en miettes des rochers encore humides. Les gravats tombaient sur un tapis roulant, passant sous de puissants champs magnétiques qui arrachaient les métaux utiles, déversés ensuite dans des chariots évoluant sur un rail. Des ouvriers remplaçaient les machines et dirigeaient les électro-aimants sur le minerai, écartant les débris trop gros ou assurant que rien ne coinçait la mécanique. Des postes harassants, mais le système automatique de triage était tombé en panne plusieurs mois auparavant. Le superviseur de la mine ne semblait pas pressé de le faire remplacer car c'était des tâches à faible risque... D'autres machines avaient la priorité.

Tout en remontant la ligne de production, Sam consulta anxieusement l'heure. Il ne devait surtout pas manquer son tour au centre de communication... Tout le trafic réseau vers la surface passait par un unique câble, et chaque occupant de l'installation avait son créneau pour passer ses communications privées.

Il grimpa un escalier qui l'amena au dessus de la ligne de concasseurs et franchit un sas. De l'autre côté du couloir, le bruit des pompes était reposant comparé au vacarme de la ligne. L'ingénieur s'avança d'un pas rapide le long de la passerelle qui enjambait des piscines de refroidissement; de grandes baies de verre blindé laissaient voir le fond de l'océan éclairé par les projecteurs de la base. Au loin, la fonderie était accrochée à la paroi du cratère comme un bernacle sur son rocher.

-Hey, ingé-mec! lui lança un homme musculeux, assis en dessous de lui. Viens voir une seconde!

Sam ralentit, hésitant. Le technicien-chef Dunnan dirigeait une des équipes de la chaîne de triage. En théorie, l'ingénieur n'était pas sous ses ordres et il avait fini son service; mais en pratique mieux valait éviter de montrer un quelconque signe qui pourrait être interprété comme le mépris d'un Fondateur envers un Hôte. Les accidents arrivaient tellement vite par ici... Et tout le monde vivait ensemble, coincés dans des boites sous-marines trop petites.

Comme à la surface, les deux groupes étaient séparés par une barrière invisible mais palpable. Les Fondateurs occupaient la plupart les postes de direction, tandis que les Hôtes formaient l'écrasante majorité des ouvriers et techniciens.

-Ça ne peut pas attendre, chef? opposa Samwell. Je suis...

-Descend une seconde, insista le chef d'équipe. Ce sera pas long; ensuite t'iras passer ton appel. Personne prendra ta place, parole.

S'avouant vaincu, Sam posa son sac et enjamba la balustrade pour le rejoindre. Dunnan s'était bricolé une ligne de pêche avec un câble industriel, qu'il laissait pendre dans l'eau, assis au bord d'un des bassins. Pour l'instant, les créatures qui nageaient autour de son hameçon refusaient de se laisser prendre.

-Tu connais des gens haut placés, affirma Dunnan, gardant les yeux braqués sur sa ligne. J'ai besoin de faire remonter une info, mais sans que mon nom apparaisse.

Sam sourit nerveusement.

-Je ne suis pas vraiment... commença-t-il.

-J'ai pas oublié ce qui s'est passé avec les bassins, coupa l'Hôte. Tu t'es mouillé pour nous.

L'élevage de poissons qui prospérait dans les piscines de refroidissement avait été une énième source de conflit entre les Fondateurs et les Hôtes; l'introduction de bêtes vivantes dans les systèmes avait causé des pannes. Les ingénieurs avaient aussitôt ordonné de purger le système, ce que les ouvriers avaient refusé de faire.

Samwell avait finit par trouver un compromis en proposant la pose d'un simple grillage à l'entrée des conduites ainsi que des nettoyages réguliers des bassins. Cela avait réglé les problèmes, et les poissons s'étaient révélés être une source complémentaire de nourriture bien pratique, un bon exemple d'optimisation des ressources... Quand les Hôtes et les Fondateurs faisaient l'effort de travailler ensemble.

Plusieurs des collègues de Sam l'avaient accusé d'encourager les "bricolages" des Hôtes, mais c'était la première fois qu'on lui reparlait de cet épisode sous un angle positif.

-Quelqu'un détourne nos chargements de métal, poursuivit Dunnan. On a expédié 900 tonnes d'alliages de qualité le mois dernier, seulement 800 sont arrivées aux chantiers de Récif. Mon frère travaille là-bas et il dit que les chiffres sont trafiqués depuis des mois. Et pas seulement les nôtres... Au moins trois mines.

Sam fronça les sourcils.

-C'est sérieux... Pourquoi ne pas faire un rapport au lieu de m'en parler? releva-t-il.

-Pour l'envoyer à qui? releva l'Hôte en haussant les épaules. Les types qui organisent un truc aussi énorme sont soit des huiles de chez toi, soit des mecs du Mouvement. Mon frère et moi on veut pas d'ennuis, mais ce trafic ralentit tout le programme de relogement. Je veux que tu en parle à la bonne personne, juste une rumeur, tu nous cites pas ni moi, ni mon frère. On se comprend?

Un gros poisson doté d'une tête bouffie et de nageoires vaporeuses goba soudainement son appât. Avec vivacité, Dunnan tira sur sa ligne, ferrant la bête dans un clapotis. Un peu de sang se mêla à l'eau.

Red habitait un magnifique appartement offrant une vue plongeante sur la baie artificielle d'Haven-City. Un des avantages d'appartenir au Conseil... Autre privilège, elle récupérait ses dîners dans le meilleur restaurant de la ville, où elle était la seule à pouvoir commander "à emporter".

Sa cuillère hésitait pourtant au dessus du délicieux riz au poisson délicatement assaisonné de légumes et d'épices.

-Haven pour le capitaine d'Arca? On perd votre signal...

Red releva le nez comme une gamine prise en faute, croisant les yeux moqueurs de Juno. 

-Désolée, s'excusa la Gardienne. J'étais dans mes pensées... Tu disais?

-Non, je te connais, tant qu'on n'aura pas parlé de ton problème, tu ne m'écouteras pas, rétorqua l'adolescente en agitant une fourchette accusatrice. Alors, c'est le travail, ou Sam?

Son interlocutrice repoussa son assiette avec un gros soupir. Après cinq ans de cohabitation, Juno la connaissait beaucoup trop bien...

-Les deux, avoua Red. Sam m'a donné une info qui pourrait être énorme, mais il refuse absolument de me dire de qui elle vient et... On s'est disputés, voilà.

-Il a dit pourquoi? interrogea l'adolescente.

-Non, pas vraiment...

En fait, Red avait brutalement coupé la connexion au milieu de leur dispute, ce qu'elle regrettait amèrement une fois calmée. La conversation tournait dans sa tête; cette fois elle trouvait les mots pour le convaincre, son petit-ami lui souriait...

Les choses étaient agréablement simples, d'habitude. L'ingénieur était sa première relation sérieuse depuis la mort de Varig, et elle tenait beaucoup à lui. Plus qu'elle ne l'admettait...

-Nul, commenta Juno. Le tuyau qu'il t'a donné a l'air bon?

-Je ne peux pas en parler, répondit distraitement Red. Mais si ça se confirme, oui.

Cette histoire de détournement de métaux était même énorme. Pazaan se plaignait de retard sur le chantier depuis des mois, soutenu par Fynrev; après un inventaire sommaire, les Fondateurs avaient mis ça sur le compte des habituelles jérémiades du Mouvement pour soutirer plus de ressources. Il y avait peut être plus, en fin de compte... Pourtant son cerveau s'inquiétait autant de sa dispute avec son petit-ami que de cette perspective.

-Tu vois, releva Juno en piquant un morceau de poisson. Des fois tu ne peux pas me parler de certains trucs, mais c'est okay, parce que j'ai confiance en toi. Pourquoi ça ne serait pas pareil entre toi et Sam?

-Rien à voir, protesta Red. C'est mon travail, la sécurité de la planète dépend peut-être de cette info!

-Mmmm, commenta son interlocutrice en continuant son repas, l'air de rien.

Red soupira, détournant le regard vers le soleil en train de plonger doucement dans la mer. À bien y réfléchir, ce n'était pas si différent. Elle n'avait même pas laissé l'occasion à Sam de s'expliquer... Ils se voyaient depuis près d'un an, mais c'était la première fois qu'il lui faisait des cachoteries. Et s'il avait ses raisons de taire le nom de sa source? Il aurait dû lui dire pourquoi au moins! Alors, elle aurait peut-être laissé couler. Oui, elle n'était pas en faute dans cette histoire.

C'était énervant. Juno avait réussi à semer le doute en elle. Maintenant, elle se sentait fautive...

-Je lui enverrai un message, lâcha-t-elle de mauvaise grâce.

-De rien, lança Juno avec un grand sourire. Je devrais te facturer mes services de psy...

Sa "cliente" grimaça.

-Dois je te rappeler que je te loge, que je te nourris et que je t'habille depuis cinq ans? rétorqua-t-elle, faussement outrée. C'est toi qui me dois de l'argent si on fait les comptes!

-Mmmm... Touchée.

Juno Eira avait été embarquée par le convoi de la Fondation à l'âge de douze ans. Elle avait quitté Andromeda alors que ses parents étaient restés sur Terrias, promis à une mort certaine.

Inexplicablement, la gamine aux yeux verts s'était attachée à Red; elle s'était même installée dans sa cabine. La Gardienne avait vite trouvé cette présence apaisante à un moment de sa vie où la rage et le chagrin menaçaient de la faire basculer.

S'occuper de cette orpheline l'avait aidée à retrouver un peu d'équilibre. Avec les années, la gamine taiseuse était devenue une belle jeune femme, espiègle et douée. Et une sacrée pilote, à en croire les simulateurs de vols... Juno rêvait d'explorer l'univers. Tôt ou tard, c'est un rêve qu'elle réaliserait. Elle était bien trop déterminée pour échouer.

Juno et Red formaient une famille assemblée tant bien que mal en route. Leur relation n'était pas celle d'une mère et d'une fille, plutôt celle unissant des sœurs.

-Donc, maintenant qu'on a réglé mon problème... Qu'est-ce que tu disais? reprit Red. Tu parlais... D'un bateau?

-Une semaine de navigation, précisa Juno. Comme la dernière fois. Je serais avec deux autres filles, Deidra et Maris... Tu te souviens, je t'en avais parlé le mois dernier?

Red était à peu près sûre que ce n'était pas le cas. Juno savait qu'elle n'aimait pas ces sorties en mer où elle imaginait le pire. Mais la Gardienne fit un effort sur elle-même. Après tout, c'était la pression de sa propre famille qui l'avait poussée à s'engager dans l'armée sur une autre planète. Enfermer l'adolescente ne ferait que précipiter sa fuite.

Même si les rêves de voyage de plus en plus marqués de Juno l'effrayaient, elle n'avait pas l'intention de tenter de la garder auprès d'elle à tout prix.

-Tu reste à une heure de vol d'Haven, localisateur activé en permanence, et ligne ouverte si j'ai besoin de te joindre, imposa-t-elle.

-Si je ne suis pas trop occupée? négocia l'adolescente. On a pas prévu d'aller trop loin, surtout de la plongée et de la navigation à la voile.

Red prit une bouchée de son assiette pour se donner contenance. Ne pas penser aux monstres marins, à une tempête soudaine ou à une collision en mer... Les accidents étaient relativement rares depuis que les colons d'Haven avaient appris à connaitre les mers qui les entouraient. Et ce n'était pas la saison des pluies.

-D'accord, lâcha-t-elle. Le...

Son communicateur s'activa à ce moment. Elle consulta son ordinateur de poignet; pour que Thorsk la dérange à cette heure, il devait se passer quelque chose d'urgent.

-C'est... commença-t-elle.

-... Le boulot, compléta Juno. Si tu dois partir, avale quelque chose avant!

Elle acquiesça distraitement et se leva, s'éloignant vers sa chambre pour passer sa communication.

-Désolé du dérangement capitaine, s'excusa aussitôt le Gardien. Mais on a ici un type que tu vas absolument vouloir rencontrer...

Après quelques phrases, Red remit sa combinaison noire de Gardienne, verrouilla le holster de son pistolet à sa ceinture et enfila son manteau.

-Désolée, s'excusa-t-elle en revenant dans le salon. Je dois... 

-Termine ton assiette, coupa Juno. Tu ne sauvera pas la colonie le ventre vide.

Red se dépêcha d'engloutir sa portion, pensive. Juno aimait bien l'encourager de cette façon, mais pour une fois, elle pourrait bien être dans le vrai...

Ils venaient de mettre la main sur le bras droit de Fynrev. Et d'après Thorsk, il avait beaucoup de choses à dire.