Entouré d'holoécrans, je m'étais plongé dans le passé de Vega. Pour comprendre cet univers, je devais d'abord comprendre son passé.

Tout avait commencé avec la première convergence dimensionnelle, au moins cinq siècles plus tôt. Un exode depuis un univers mourant, des populations entières entassées sur des flottes d'évacuation traversant des failles dimensionnelles et fondant des colonies dispersées à travers les étoiles providentielles de Vega. Les voyages interstellaires étaient alors dangereux et coûteux, entravant le développement de ces jeunes planètes qui restaient isolées les unes des autres. Quelques planètes avaient traversé les failles et orbitaient autour de nouvelles étoiles, subissant des catastrophes écologiques plus ou moins importantes; ces mondes primes avaient  gagné une aura sacrée, des vestiges d'univers disparus. 

La seconde convergence intervint trois siècles plus tard, augmentant significativement la population de Vega. Les nouveaux venus fuyaient eux aussi la fin de leur univers, mais de façon plus organisée. Navigateurs et scientifiques dans l'âme, ils mirent tous leurs efforts dans l'exploration des hyperlignes et dans l'établissement d'un grand réseau colonial. La science et le commerce firent d'énormes progrès, tandis que les premières tensions militaires apparaissaient entre les mondes indépendants. Mais les escarmouches entre gouvernements belliqueux étaient encore assez rares. Plusieurs guerres concernèrent les mondes primes issus des deux convergences.

La troisième convergence, celle d'Andromeda, mit fin à cette période de paix relative. D'immenses flottes lourdement armées accompagnaient les convois de survivants, et les Vegan n'étaient pas préparés à leur faire face. Les survivants de la Tearkasten disposaient encore d'armadas redoutables et luttèrent pour retrouver leur place de puissance dominante de l'univers; mais ironiquement, c'est la confrérie pirate qui faillit s'imposer.

Menés par le redouté roi des pirates, mon vieil ennemi, une coalition improbable de mercenaires, aventuriers, pirates, rebelles et gouvernements opportunistes entreprit un pillage systématique des mondes les plus éloignés. Profitant d'un afflux de ressources gigantesques pour renforcer leurs flottes, ils ne tardèrent pas à s'attaquer aux survivants de la Tearkasten et aux autres grandes puissances. Chaque victoire faisait de leurs armadas prédatrices une menace plus grande encore.

De fait, ils auraient sans doute finit par l'emporter sans la quatrième convergence.

À peine trois ans après celle d'Andromeda, l'arrivée d'une nouvelle vague de survivants offrit des alliés inattendus aux ennemis des pillards. L'armada "royale" fut prise en embuscade et largement détruite; le roi des pirates disparut, tandis que ses vassaux et alliés se déchiraient son héritage.

Un fragile statu quo s'instaura ensuite entre les plus grandes puissances de Vega, créant un équilibre qui tenait encore aujourd'hui, du peu que je puisse en juger.

Les bases de données publiques manquaient de précision, me forçant à beaucoup trop d'hypothèses. Au moins, je connaissais le nom des grandes coalitions qui comptaient vraiment, parmi les dizaines d'alliance que comptait Vega; le dictatoire des 49, la coalition Nomane, la Démocratie Waxan-Socialiste, les Black Reapers et l'Alliance Rebirth.

Le dictatoire 49 était une superpuissance militaire issue de la dernière convergence. Organisés, ambitieux et impitoyables ils contrôlaient leur vaste population d'une main de fer. Personne ne semblait pouvoir ou vouloir tenir tête à leurs flottes.

Les Nomane dominaient l'économie de Vega, s'appuyant sur des planètes extrêmement riches et lourdement fortifiées qui résistaient encore aux assauts des 49. 

La Démocratie Waxan-Socialiste disposait de vastes armadas au service de son idéologie de dictature du peuple, un régime qui semblait tenir essentiellement par la persécution méthodique de toute opposition, réelle ou imaginaire. Ils étaient affaiblis par une scission, la République Axilane, ainsi que par une série de défaites contre les forces des 49. 

Les Black Reapers étaient une coalition d'Empires venus d'Andromeda. Leur noyau dur rassemblait d'anciens alliés de la confrérie pirate, qui faisaient vivre le souvenir de l'époque où ils mettaient l'univers à sac. Leurs flottes restaient redoutables, mais incapables de faire concurrence à celle des autres superpuissances.

Enfin, l'Alliance Rebirth était un patchwork formé de dizaines d'Empires de moindre importance, coalisés dans l'espoir de trouver un peu de protection dans leur nombre écrasant. Peu coordonnés et peu centralisés ils ne semblaient pas présenter d'intérêt. 

La Triplice était plus difficile à analyser. De ce que je pouvais en juger, elle avait traversé les conflits en perdant plusieurs Empires membres et en réduisant le nombre de ses colonies. Celles-ci étaient fortifiées sur le modèle des Nomanes, brassant d'immenses richesse; mais l'alliance semblait se tenir à l'écart de la politique de l'univers. Je connaissais la plupart de ses dirigeants historiques, mais les bases de données étaient étrangement silencieuses sur l'identité des meneurs actuels de l'alliance, ou leurs buts. J'en apprendrais sûrement plus une fois à la capitale, la Cité d'Atlantis située sur la Nouvelle Lantia.

Comme si ça ne suffisait pas, il fallait ajouter à tous ces acteurs d'innombrables enclaves pirates, gouvernements non alignés et corporations interstellaires...

-Bellis Humbrey requiert l'accès à vos quartiers, signala Delta, interrompant mes réflexions.

Les heures avaient filé, sans que je m'en aperçoive. Je m'étirais.

-Fais-le entrer, invitais-je en fermant mes terminaux, me laissant aller contre le dossier de mon fauteuil.

L'ex contrebandier pénétra dans la cabine. Il avait l'air tendu.

-On a pas vraiment eu l'occasion de parler, commença-t-il une fois la porte automatiquement refermée derrière lui. Parler d'avenir.

-Nous rejoignons la Nouvelle-Lantia pour y obtenir le soutien de la Triplice, répondis-je, vaguement curieux. De là, vous serez libérés de vos engagements, mais j'espère que vous continuerez à travailler pour moi. Dans tous les cas, je ferais en sorte que vous soyez dédommagé pour tous vos efforts ces derniers mois.

Bellis hocha lentement la tête.

-C'est bon à entendre. Tu... Vous pensez que ça va se passer simplement?

J'acquiesçais, notant qu'il était difficilement repassé au vouvoiement. Je me demandais bien pourquoi cet effort.

-La capitale triplicienne se trouve toujours à Atlantis, cela suggère que mon vieil ami Seth Alyameldir est toujours haut placé. Il me soutiendra face au Sénat de la Triplice.

-Vous soutenir pour faire quoi exactement? Quel est le plan?

J'hésitais un instant, mais il avait passé assez de temps avec moi pour que je fasse preuve d'un peu de franchise. Et de toute façon il n'avait pas grand monde à qui exposer mes intentions.

-Mon nom a encore assez de poids au sein de la Triplice, expliquais-je. Je compte convaincre le Sénat de l'Alliance de m'aider à rétablir l'ordre sur Haven. Une fois pacifiée, la planète offrira une base idéale pour reconstruire une Fondation puissante...

Une Fondation apte à servir mes plans. J'imaginais déjà une armada de machines autonomes et des légions d'interfaces à ma disposition. Une arme infiniment docile, remplaçable et reproductible. Rien qu'une petite fraction des ressources colossales de la Triplice suffirait à amorcer cette machine de guerre... Ensuite je n'aurais plus qu'à me nourrir sur l'ennemi, comme le Roi des pirates avait faillit le faire.

Bellis ne fit pas de commentaire, m'observant en coin.

-Qu'en dites vous? demandais-je.

-J'en dit que je vous crois capable de réussir, répondit l'ex contrebandier avec prudence.

Cette réponse sibylline ne me satisfaisait pas, mais je choisis de ne pas insister. Bellis tourna les talons, mais s'arrêta avant d'actionner la commande d'ouverture de la porte.

-Sur Haven, déclara-t-il sans se retourner. Tous ces rebelles que vous avez tué dans le bombardement... Y avait sûrement des gars bien parmi eux. Vous y aviez pensé?

-Je ne prends pas plaisir à tuer, répondis-je. Mais je le fais sans état d'âmes chaque fois que ça me semble nécessaire. C'est aussi simple que ça.

L'ex-contrebandier hocha lentement la tête.

-Mmmm, lâcha-t-il. Je vous juge pas, il fallait le faire, mais... Si je vous disais que je ne veux plus bosser pour vous après cette mission, ma mort deviendra nécessaire? Parce que j'en sais trop? J'aime autant être fixé.

Je réfléchis avant de secouer la tête.

-Non, agent Humbrey. J'accorde une grande valeur à vos services, plus qu'à d'éventuelles fuites dont vous pourriez vous rendre auteur. Et vous m'avez sauvé la vie... Alors vous avez ma parole. Vous serez vraiment libre.

Il se retourna vers moi, grimaçant un sourire.

-Je vous crois. Sans vous vexer vous vous accordez trop d'importance pour vous abaisser à mentir à un mec comme moi... Enfin j'espère.

Je souris, amusé.

-Alors vous pouvez aussi me croire quand je vous promets que si vous continuez à m'aider, je ferais de vous un homme riche.

Bellis secoua la tête. 

-Tentant, mais non merci.

-Puis-je savoir pourquoi?

L'ex contrebandier me scruta, hésitant. Il finit par soupirer, croisant les bras et s'adossant à la cloison.

-Vous êtes dangereux, répondit-il. Plus vous avancerez, plus des gens vont mourir, et j'ai pas envie de participer à ça. Même pas pour tous les crédits des neuf galaxies.

Je hochais gravement la tête.

-Vous avez sûrement raison.

-Comme souvent, appuya-t-il.

Il s'éclaircit la gorge.

-Je faisais l'inventaire avec Delta, ajouta-t-il. On manque d'interfaces pour la maintenance, on va devoir mettre les humains au travail. C'est pas plus mal, les gamins ont besoin de s'occuper, surtout les gars. J'ai cru qu'ils allaient se sauter à la gorge tout à l'heure.

-Lebiven et Nedevco? Vu la situation sur Haven, ça n'a rien d'étonnant. Des suggestions?

-Les garder séparés. Je me suis dit que vous pourriez gérer le Gardien et moi Arok.

J'acquiesçais sans hâte, notant qu'il utilisait la fonction de l'un et le prénom de l'autre. Facile de deviner lequel avait sa préférence.

-Je vais lui parler.

-Si vous pouvez lui parler en vérifiant les conduites de proue, ça m'arrangerait, suggéra l'ex-contrebandier.

Je grimaçais à l'idée de devoir mettre la main à la tache alors que j'avais tellement de données à étudier.

-C'est facile, ajouta Bellis. Vous vous baladez en agitant un détecteur. Mais si vous préférez nettoyer les filtres de phase...

Je n'avais pas la moindre idée de ce qu'était un filtre de phase, d'ailleurs, je soupçonnais l'ex contrebandier de les avoir inventés à l'instant. Mais je n'avais aucune envie d'en nettoyer.

-Très bien, je vérifierais vos conduites avec Nedevco, capitulais-je.