Isolé dans la quiétude de mes quartiers, j'avais fermé tous les holoécrans pour mieux faire le point. L'afflux d'informations et de décisions critiques des dernières heures avait accaparé toute mon attention et toute mon énergie. Une gymnastique mentale bienvenue après l'exaspérante indolence et l'incertitude du voyage à travers le système Genesis... Malgré la fatigue, je me sentais enfin moi-même, l'esprit affuté comme une lame.

Une mélodie me tira agréablement de la torpeur où j'avais glissé sans m'en rendre compte. Ce fauteuil était peut-être un tantinet trop confortable.

-Rapport, ordonnais-je en tentant machinalement de me frotter les yeux, oubliant que je portais un casque.

À peine quatre heure de sommeil... Je ne grapillais du repos que par intermittence depuis notre arrivée sur Haven. Une nuit complète allait bientôt s'imposer. Les stimulants étaient hélas peu adaptés à ma physiologie d'Animus, et avaient de toute façon une désagréable tendance à rendre trop assuré. Un effet secondaire qui pouvait être fatal même aux meilleurs commandants.

-Aucune évolution majeure, répondit Delta d'un ton que je jugeais bien trop enjoué. Le nombre d'opérations marquées comme à effectuer combinée à l'imminence du départ programmé du Résurrection m'obligent à interrompre votre repos.

La sphère bleue qui lui servait d'avatar flottait autour de moi, attendant les ordres. Je m'étirais avant de rouvrir mes terminaux virtuels, m'efforçant de retrouver le fil de mes pensées.

L'essentiel des opérations de secours était terminé, les Gardiens qui avaient pu être récupérés étaient de retour à Haven-City. Quelques dizaines de rebelles survivants avaient aussi été mis en cellule.

Une grande partie de mon travail ces dernières heures avait consisté à évaluer les ressources disponibles et à consolider la situation, tout en guidant Delta. Il m'aurait fallut plusieurs jours pour reprendre l'ascendant; mais les rebelles avaient saboté l'antenne de communication supraluminique à la fin de leur attaque, isolant la planète. Quelqu'un d'autre allait devoir prendre le relais et gérer les choses ici pendant que je rejoignais la Triplice.

Après une série de commandes, le grand écran servant aussi de fenêtre virtuelle à ma cabine se rida comme un lac frappé par une pierre; le Phenix azuré de la Fondation laissa place à une chambre d'hôpital.

-Bonsoir capitaine, saluais-je.

Les blessures rendaient son visage difficile à décrypter.

De mon point de vue, notre dernière conversation ne remontait qu'à quelques semaines; pour elle, cinq années s'étaient écoulées. De ce que j'en savais, elle avait employé tout son temps à remplir la tâche que je lui avais confié à bord de la station Genesis: être la gardienne de la Fondation. Une mission qu'elle avait bien failli payer de sa vie.

-Comment vous sentez-vous? poursuivis-je.

-Laissez tomber les politesses, rétorqua-t-elle d'une voix éteinte. Dites-moi juste ce que vous voulez.

Ses blessures étaient largement décrites dans le dossier médical auquel j'avais eu accès par Delta. Polyfractures et contusions multiples, déchirures musculaires, trauma thoracique... Mais ce que je voulais savoir n'était pas mentionné.

-Vous vous méprenez, affirmais-je. Ma question n'était pas une banalité; j'ai besoin de savoir si vous êtes mentalement apte à reprendre le combat, votre actuelle inaptitude physique n'étant que trop évidente.

Un long silence et un regard vaguement interloqué me répondirent.

-Mais... Allez vous faire foutre, cracha-t-elle.

-Heureux de voir qu'il vous reste un peu de combativité, capitaine.

Je craignais moins de la voir en colère qu'abattue. Elle cligna des yeux, hésitante, avant de grimacer un sourire.

-Me faites pas rire j'ai les côtes en miettes, lâcha-t-elle entre ses dents.

-Je sais.

Elle me lança un regard assassin.

-C'est vraiment vous, sous ce casque?

J'entrelaçais mes doigts.

-Ignorant ce qui reste de mes alliés et de mes ennemis, je préfère conserver un certain anonymat. Vous et moi savons qui m'a enfermé dans cette combinaison, à l'origine et pourquoi. Vous vouliez empêcher mon retour.

La blessée me fixa longuement, avec une hostilité teintée d'une émotion difficile à décrypter.

-Qu'est-ce que vous voulez? finit-elle par demander, apparemment convaincue.

-Ramener l'ordre et la paix sur cette planète, répondis-je. Malheureusement me rendre auprès de la Triplice va demander un temps que nous n'avons pas sur ce front. Si l'insurrection réussit, la Fondation cessera d'exister.

L'affirmation laissa la Gardienne de marbre.

-Et qu'est-ce que vous attendez de moi, exactement? s'enquit-elle.

-Vous avez une expérience militaire extensive, une formation politique et vous êtes familière des rapports de force sur cette planète, expliquais-je patiemment. Et je vous connais. Toutes ces qualités font de vous ma meilleure candidate pour diriger les opérations ici en mon absence.

Tandis que je parlais, elle eut un ricanement incrédule, aussitôt suivi d'une grimace douloureuse.

-On m'a dit que Delta dirigeait tout, déclara-t-elle finalement. Le Conseil lui a confié...

-Votre Conseil n'est composé que de remplaçants dépassés par le poids écrasant de leurs nouvelles responsabilités, coupais-je. J'ai pris les  choses en main avant qu'ils ne fassent quelque chose de stupide, mais la vérité, c'est que Delta_08 n'égale pas son prédécesseur. Il n'est pas pleinement... Autonome.

Les agents de la Fondation gardaient en mémoire l'âge d'or de Haven, avant le blackout, quand l'IA et les interfaces géraient la planète. Ça m'avait beaucoup facilité la tâche pour les convaincre de laisser Delta_08 prendre le contrôle. Mais son prédécesseur disposait d'une situation bien plus simple: moins de population, pas de trouble civils et une infrastructure qu'il avait complètement installé. 08 n'avait pas cette chance.

-Mon IA n'a que quelques semaines de fonctionnement, poursuivis-je. Il a subi une sévère compression dans les serveurs du Résurrection et il est confronté à une situation beaucoup trop complexe. Il a besoin d'une supervision humaine: un Commandeur Delta fixant les objectifs et les moyens à employer.

Il s'était relativement bien adapté jusqu'ici, mais on avait frôlé la catastrophe plusieurs fois au cours des dernières heures.

-Hors de question, répliqua amèrement Red. J'ai géré la sécurité de cette planète pendant des années, et regardez le merdier où on est aujourd'hui... Personne ne voudra plus me confier ce genre de responsabilités, moi y compris.

-Paige et vous avez commis des erreurs, c'est certain, appuyais-je froidement. Mais vous aviez su éviter la guerre jusqu'à hier, ce n'est pas une mince réalisation. De plus, la situation est moins critique qu'on pourrait le croire.

À condition de ne pas être trop exigeant.

-L'attaque d'hier a été lancée par la faction radicale du Mouvement de Libération des Hôtes, poursuivis-je. Ils ont agit en n'envisageant que deux issues; la victoire ou la mort. L'absence de nouvelles attaques alors que nous sommes vulnérables me porte à croire qu'il n'ont pas prévu ce demi-échec, et qu'établir une nouvelle ligne d'action va leur prendre du temps. Le sabotage des communications planétaires leur en a fait gagner un peu; ils vont probablement s'en servir pour remplir trois objectifs critiques...

J'affichais une photographie sur la fenêtre de com.

-... D'abord, ils ont perdu beaucoup de combattants et de cadres. À leur place j'irais chercher des remplaçants ici.

-Le 181.

J'acquiesçais. Le navire prison et sa centaine de détenus faisait un centre de recrutement idéal pour des rebelles. D'un geste, j'affichais une autre image.

-Nous avons aussi subi de lourdes pertes, et ils le savent. L'usine de robots restaurée en secret par Jedora est la meilleure option pour remplacer le personnel perdu et changer le rapport de force à notre avantage. À production nominale, nous aurions assez d'interfaces pour assurer l'automatisation en trois mois, et un contrôle militaire total avant la fin de l'année. Plutôt qu'un assaut direct sur l'usine, je pense qu'ils vont tenter de paralyser l'approvisionnement en sabotant les installations minières. C'est une cible bien plus accessible et ce sera difficile à contrer...

-Sans doute. Et le troisième objectif?

La blessée ne relevait pas le "nous" que j'utilisais. Ça me semblait encourageant.

-Les rebelles vont devoir s'assurer de l'allégeance des autres factions du Mouvement. Si on veut empêcher cette révolte de se généraliser et de déborder vos forces, on doit semer la discorde entre eux. 

-Plus facile à dire qu'à faire, déclara amèrement la gardienne. Mes Gardiens ne sont pas exactement populaires à Récif, contrairement à Fynrev.

Elle avait dit "mes" Gardiens, sans même y penser. Pour mieux incarner une ligne conciliante, Paige avait laissé à la blessée le fardeau d'incarner la répression. Pour ne rien arranger, les Hôtes avaient beaucoup de bonnes raisons d'être mécontents et de vouloir rallier l'insurrection...

-Une fois le réseau planétaire rétabli nous pourrons commencer par diffuser la vidéo de Fynrev en train d'assassiner le représentant Pazaan, indiquais-je. Cela devrait réduire sa popularité. Rendre les corps qu'on a repêché pourra aussi montrer aux familles le prix de cette révolte. Ensuite, vous devrez absolument trouver un allié chez les Hôtes, quelqu'un prêt à négocier un avenir. C'est la clé de la victoire... Et de la paix.

La gardienne serrait et desserrait nerveusement les mains, pesant le pour et le contre.

-Je ne suis pas sûre de pouvoir y arriver, finit-elle par avouer. Ou de le vouloir.

-Alors trouvez un remplaçant, répliquais-je fermement. En attendant, je n'ai personne d'autre pour empêcher cette planète de sombrer avant mon retour. Si ma mission se déroule comme prévu, la Triplice fournira les moyens nécessaires pour résoudre cette crise, en évitant un bain de sang. Vous devez juste tenir; récupérer Paige et Jedora ainsi qu'éliminer Fynrev sont des objectifs secondaires.

Elle serra les dents.

-En résumé, vous voulez simplement que je garde la place chaude avant de revenir en sauveur, claquer des doigts et prendre notre planète, accusa-t-elle. Mais Paige a été un leader cent fois meilleur que vous ne le serez jamais "Majesté"... Elle se souciait de la liberté, des vies perdues. Je connais vos méthodes pour écraser des rebelles. Fynrev est une ordure, mais je ne suis pas sûr que vous soyez mieux.

Sans doute l'objection que j'avais le plus anticipé. J'étais même étonné qu'elle ne l'ait pas soulevée avant.

-Nos objectifs convergent pour le moment, il me semble, répondis-je diplomate. Croyez-le ou non, je respecte ce que vous avez essayé de faire ici, mais mes ambitions vont bien au delà que de savoir qui va administrer cette petite colonie. Je vous offre le statut de Commandeure, et l'occasion de faire le ménage... Les moyens que vous emploierez sont à votre discrétion. Vous allez accepter parce que personne ne vous fera une meilleure offre et que vous vous souciez du sort des habitants de ce monde.

La gardienne détourna brusquement la tête, serrant le drap à s'en blanchir les phalanges. Elle avait bien conscience que j'avais été une figure de premier plan au sein de la Triplice, une alliance d'Empires totalisant plus d'une centaine de planètes; j'avais de bonnes chance d'obtenir l'aide dont Haven avait un besoin vital.

Quand elle leva à nouveau les yeux vers moi, ils brillaient d'une détermination retrouvée.

-J'ai d'autres conditions, imposa-t-elle.

-Naturellement. J'ai déjà validé votre demande d'embarquer votre protégée à bord du Résurrection, ainsi que votre Gardien, Nedevco...

-Je veux que vous embarquiez aussi Arok Lebiven. Comme conseiller sur les Hôtes, cuisto, peu importe.

Surprenant.

-Je pensais que vous en auriez plutôt l'usage ici, opposais-je. Pour forcer la main de son père et assurer la sécurité des otages...

-Je connais Fynrev depuis des années; si on menace de maltraiter son fils, il s'en servira pour nourrir sa propagande et son image de martyr. Et franchement, certains de mes gardiens pourraient le maltraiter par pure vengeance. Je n'ai pas besoin de ça. Emmenez-le avec vous, libre.

-Mmmmm...

L'idée ne manquait pas d'intérêt. En tant que fils de Fynrev, le jeune homme pouvait devenir un allié de poids, l'outil parfait pour semer la discorde au sein du Mouvement. À en croire son dossier, il avait coupé les ponts avec son géniteur et même pris le nom de sa mère décédée. Il y avait sans doute là une base sur laquelle travailler... Restait à savoir à quel point il se laisserait influencer.

-Il faudra déjà le convaincre d'embarquer, opposais-je, pensif.

Elle haussa les épaules, geste qu'elle regretta aussitôt vu son tressaillement de douleur.

-En échange de sa coopération, laissons aux habitants de Paradize les marchandises qu'il leur apportait et abandonnons toute poursuite pour contrebande contre lui et tous ses complices. 

J'acquiesçais distraitement.

J'avais visionné l'appel échangé entre la gardienne et sa protégée; elle voulait manifestement aider Juno Eira à sauver son ami, peut-être même avec l'arrière pensée de placer un autre allié à bord du Résurrection susceptible de prendre le parti de la jeune femme. Ça restait une concession que j'avais intérêt à accorder.

-Très bien, vous avez mon accord, Commandeure. Autre chose?

-Oui "Commandeur". Ne merdez pas, on a vraiment besoin de l'aide de la Triplice. Et s'il arrive quelque chose à Juno, je vous tuerais de mes mains.