1. Hyperespace
Immergée dans une mer holographique, Juno jonglait entre les cartes stellaires et les tables de calcul assistées par IA, tissant son itinéraire. Chaque saut hyperspatial devenait un fil dans sa toile, reliant des distances incommensurables. Cette tache exigeante lui évitait de penser à Red, au soulèvement et à l'avenir incertain.
Elle resta entièrement absorbée jusqu'à ce que les portes de la salle s'ouvrent et livrent passage à Arok. Le jeune homme s'arrêta pour toquer sur le mur.
-Permission d'entrer? requit-il.
C'était si formel que Juno ne sut pas quoi répondre. Elle n'était pas son geôlier!
Delta prit le relais avant qu'elle ne retrouve sa langue; son avatar sphérique bondit vers le nouveau venu avec toute l'agilité qu'on pouvait attendre d'un être virtuel.
-Techniquement, vous avez déjà franchit le seuil de la pièce, observa l'IA en projetant un rayon bleuté sur le pas de porte depuis son œil unique. Est-ce que demander une autorisation à postériori pour un acte déjà effectué fait partie de vos protocoles culturels?
Arok lui répondit par un regard perplexe.
-Delta, ce n'est pas à toi qu'il parlait, lança Juno. Laisses nous discuter, okay?
L'avatar se tourna vers elle, puis vers Arok.
-Je ne vois aucune raison de vous en empêcher, conclut-il finalement.
Juno soupira. Les capacités d'interaction de l'IA laissaient sérieusement à désirer.
-Ça veut dire que tu dois quitter la pièce, expliqua-t-elle patiemment.
-Techniquement, je fais partie de l'infrastructure du vaisseau, rappela l'IA. Je ne peux donc pas "quitter la pièce". Je vais désactiver mon avatar et mes fonctions conversationnelles dans cette salle afin de donner l'illusion de mon absence.
L'hologramme se décomposa dans une avalanches de pixels bleutés tandis qu'Arok s'avançait, l'air toujours aussi perplexe.
-Drôle de journée, pas vrai? lança-t-il en se massant la nuque.
Franchement un euphémisme. Le matin même, tout ce à quoi elle pensait c'était à leur rencontre. Maintenant, ils étaient tous les deux à bord d'un vaisseau plongé dans l'hyperespace, en route vers une étoile lointaine. Et puis il y avait la guerre. Elle n'avait pas encore eu le temps de digérer tout ça, et elle ne pouvait imaginer où le jeune homme en était.
-On peut dire ça, ouais... répondit Juno avec un pauvre sourire.
Il s'arrêta à deux pas d'elle, levant la tête pour suivre la valse des hologrammes qui tournaient doucement autour d'eux. La jeune femme se dandina, soudainement embarrassée; les mots voulaient sortir, mais il lui fallut un effort de volonté pour parler.
-Désolée de t'avoir embarqué là-dedans, finit-elle par lâcher. C'est à cause de moi qu'ils t'ont arrêté.
-Hun, minimisa Arok en haussant les épaules. Foncer en gueulant sur les boites de conserve et l'excité de la gâchette, c'était pas ma plus brillante idée. Mais bon, au final, on m'a offert l'immunité, Paradize peut garder ses réserves... J'essaie de prendre ça du bon côté. Pas le choix.
Il marqua une pause.
-Et puis après ce qu'a fait mon père, je préfère m'éloigner d'Haven, reprit-il en haussant les épaules. C'était déjà assez moche, et ça va être encore pire maintenant.
Juno acquiesça, ne sachant pas quoi dire de plus. Elle savait ce qu'Arok pensait de son père et de ses idées. Ils avaient évoqué le sujet quand ils échangeaient des messages sur le réseau crypté des sympathisants de Paradize; il avait même pris le nom de sa mère, Lebiven.
-Ils ne t'ont pas donné de combinaison? demanda-t-elle, changeant brusquement de sujet.
Arok portait toujours les vêtements que lors de leur rencontre, à Paradize; T-shirt blanc et pantalon noir.
-Si, et même un gadget pour que l'IA puisse me tenir à l'œil, répondit-il en exhibant un bracelet connecté. C'est juste que ces combis ressemblent trop à des uniformes de Gardiens... Même si ça te va bien.
Cette dernière remarque empourpra violemment les joues de Juno, et elle croisa les bras sur son torse; la tenue moulait un peu trop sa silhouette à son goût.
-Qu'est-ce que tu fais, exactement? interrogea Arok, s'intéressant à nouveau aux hologrammes qui flottaient autour d'eux.
Il attrapa une planète miniature. Une fenêtre virtuelle avec une synthèse se matérialisa aussitôt à côté du planétoïde.
-J'essaie d'optimiser la suite du voyage, résuma la navigatrice tandis qu'Arok faisait tourner la bille holographique entre ses doigts. Calculer des chaînes de sauts en fonction des variables et... Enfin c'est hyper intéressant mais archi-compliqué à expliquer.
-Surtout à quelqu'un qui n'y connait rien à la navigation spatiale, admit le jeune homme en relâchant le planétoïde comme si c'était un papillon. Mais vu notre situation, j'aurais bien besoin d'un cours de rattrapage. Tu aurais un peu de temps pour ça?
Il appuya sa demande d'un regard direct et d'un sourire charmant.
-Euh... Okay, bafouilla Juno. Okay. L'hyperespace... Enfin l'espace. Il y a des planètes... Beaucoup de planètes. Dans l'espace.
Arok haussa les sourcils, et Juno s'agaça de la capacité qu'avait le jeune homme à la transformer en complète idiote.
-Je crois qu'on m'en a déjà parlé oui, déclara-t-il, faussement sérieux.
-On recommence, décréta-t-elle. Il y a neuf galaxies connues à Vega, comptant au moins un trillion d'étoiles. On ne sait pas exactement quoi et comment, mais quelque chose a relié des milliers de systèmes stellaires prometteurs entre eux par des chaînes d'hyperlignes stables. Ces étoiles reliées forment l'espace civilisé, une zone où on peut naviguer de façon assez prévisible.
Tout en parlant elle attrapa une de ses modélisations.
-Chaque système civilisé est relié par les hyperlignes à deux autres étoiles, expliqua-t-elle. Les systèmes reliés forment une chaîne, un réseau, par galaxie... Je dois aussi te parler de la numérotation. Important. Tiens, par exemple nous sommes en galaxie 9, et le système Haven est le 284ème en partant du premier de la chaîne. Les coordonnées hyperspatiales du système Haven sont donc 9:284. Tu suis?
-Jusque là, indiqua Arok, prudemment.
Juno le gratifia d'un sourire, s'efforçant de rester claire et concentrée.
-Chaque système a des points d'ancrage hyperspatiaux où on peut "sauter", poursuivit-elle. Typiquement, une planète ou une lune. Pas une étoile ou un trou noir, parce que sinon...
Elle fit une grimace, résumant toutes les implications désagréables. Désintégration, combustion et anéantissement jusqu'à la dernière molécule.
-Les destinations sont aussi numérotées, en fonction de la proximité de l'étoile, précisa-t-elle en montrant les chiffres surmontant les différentes étapes sur son hologramme. Il y a quatorze point d'ancrage dans les systèmes les plus denses, donc on a créé quinze zones; Haven est dans la douzième zone, son "adresse" hyperspatiale est 9:284:12. Simple.
-Euh... Ouais, lâcha Arok. Super simple. Et plus concrètement, j'imagine qu'on ne se contente pas de rentrer l'adresse et de laisser le vaisseau faire le reste?
Juno secoua la tête. Elle aurait été vexée qu'il pense le contraire.
-Tu imagines bien. Les vaisseaux comme le Résurrection utilisent deux modes de propulsion; les réacteurs pour le vol atmosphérique ou orbital, et l'hyperdrive pour l'interstellaire. Pour enclencher un saut il faut être suffisamment loin de la planète, la distance varie selon la masse de l'appareil et de l'efficacité du moteur. Mais pas trop loin non plus. On doit également amener le vaisseau dans un angle précalculé en fonction de la destination choisie, disposer d'assez de deutérium pour couvrir la distance en fonction de la consommation estimée, régler la vitesse... Et pour encore compliquer le truc, toutes les hyperlignes n'ont pas les mêmes constantes.
Arok acquiesça d'un air impressionné, mais Juno lut dans ses yeux qu'il peinait à suivre.
-Désolée, s'excusa-t-elle avec une grimace, passant une main dans ses cheveux bruns. C'est archi-compliqué.
-Meh... Je crois que j'ai saisis le truc. On choisit les coordonnées, on calcule l'angle, la distance de la planète et la vitesse. Et on saute en hyperespace?
-Voilà. L'hyperdrive ouvre une sorte de tunnel dimensionnel à travers les chaîne d'hyperlignes qui va mener le vaisseau à sa destination. Les lois physiques sont différentes dans le tunnel, et on peut y voyager plus vite que la lumière... Bien plus vite. Sans ça les voyages interstellaires prendraient des années. Des siècles.
Le jeune homme acquiesça. Il semblait avoir compris les bases; plus tard il faudrait lui parler des bonds intergalactiques, des portes hyperspatiales et des inversion de sauts... Plus tard. Pas question de lui ficher la migraine.
-Et tu disais que tu optimisais quoi déjà, les variables? relança-t-il.
-En fait, pour voyager loin on ne peut pas se contenter de sauter en une fois, expliqua Juno. La consommation de deutérium suit une courbe vitesse-distance; plus on va loin et vite, plus on dépense de carburant. Notre vaisseau ne peut pas sauter directement depuis la galaxie 9 jusqu'à la galaxie 5; on doit créer une route avec une succession de sauts plus courts.
Elle manipula l'hologramme qu'elle avait placé entre eux, qui s'étendit à tout la salle, montrant des dizaines de sauts successifs.
-Trouver les meilleures routes, les plus rapides et les moins dangereuses, c'est ça optimiser un trajet, expliqua-t-elle fièrement. Les ordinateurs savent faire les calculs, mais ils ratent souvent des choses dans les variables. Une tension politique, un couloir hyperspatial instable, une pénurie de deutérium dans un secteur... Le travail du navigateur, mon travail, c'est de tout prendre en compte pour créer la meilleure route possible.
-Sacré boulot, commenta Arok.
Maintenant que l'hologramme ne les séparait plus, Juno s'aperçut qu'ils s'étaient rapprochés. Elle pourrait toucher son visage juste en tendant le bras... Cette pensée la troubla et elle détourna les yeux.
-Merci pour le cours de rattrapage, ajouta le jeune homme.
-Pas de problème. À charge de revanche.
Arok eut un petit rire gêné.
-J'ai pas grand chose à t'apprendre.
-Sérieusement? s'insurgea-t-elle. Tu as fait je sais pas combien de boulots à Récif. Bateau taxi, livreur, pêcheur...
Elle croisait à nouveau son regard; insensiblement, elle commença à se rapprocher.
-... Mécano, tatoueur, contrebandier, continua Arok en se rapprochant lui aussi.
-Contrebandier? releva Bellis en levant sa fourchette.
-Euh... Ouais, admit Arok avec embarras.
L'agent de la Fondation échangea un regard espiègle avec Jalen, assise près de lui. Isolé en bout de table, Nedevco leur lança un regard peu amène avant de se concentrer à nouveau sur l'assiette de nouilles d'algues qui constituait leur diner. Le réfectoire était largement assez grand pour eux cinq, mais ils avaient choisi de tous s'installer à la même table.
-À croire que c'est un critère de recrutement, s'amusa Bellis. Qu'est-ce que tu transportais?
-Médicaments, compléments alimentaires, nourriture... exposa-t-il. Des choses dont les gens de Paradize avaient besoin.
Bellis hocha la tête.
-Une mission humanitaire en somme.
-C'est exactement ça, confirma Juno.
-Jalen et moi on avait fait une livraison comme ça dans le temps, reprit Bellis. Comment s'appelait cette planète déjà? Celle où...
-Galtis, compléta aussitôt sa compagne. Je m'en souviens... On avait dû esquiver un blocus orbital en dérivant comme une épave pendant un mois entier, on a faillit mourir de faim alors que la soute était pleine de rations d'urgence qu'on ne pouvait pas préparer. Qui nous avait refilé ce job déjà?
-Un courtier de Kerski...
Tandis que les deux agents racontaient quelques unes de leurs aventures de contrebandiers, Nedevco coulait des regards de plus en plus insistants vers Arok. Leurs yeux finirent par se croiser et ils se défièrent du regard durant de longues secondes.
-Un problème? demanda l'Hôte.
-Je te tiens à l'œil, c'est tout, rétorqua Nedevco. Tu ferais mieux de t'y habituer.
Arok haussa les épaules, se concentrant à nouveau sur son assiette.
-Rien à cacher, fais toi plaisir.
-J'ai pas besoin de ta permission, rétorqua le Gardien.
-Relax les gars, intervint Bellis. On va passer les prochaines semaines tous ensemble, autant que ça se déroule bien, okay?
Arok haussa les épaules.
-C'est à lui qu'il faut le dire.
-Parce que rien n'est jamais de votre faute, pas vrai? releva Nedevco. Toujours à jouer les victimes pour mieux venir nous planter dans le dos...
-Eh! coupa Juno, indignée.
Le blond lui lança un regard froid.
-Les terroristes ont failli tuer le capitaine, lança-t-il. Ils ont assassiné des centaines de Gardiens et ils en auraient tué plus si ce vaisseau ne les avait pas arrêté...
-Ce garçon n'a tué personne, observa Jalen.
-Contrairement aux Gardiens, renchérit l'intéressé avant de prendre une gorgée se son verre.
Nedevco eut un rictus méprisant.
-Toujours à jouer les victimes... Même après tout ce que vous avez fait.
-Vas-y, éduque moi, qu'est-ce que "nous" avons fait exactement? rétorqua Arok.
-Ça suffit, déclara plus fermement Bellis. Si vous n'êtes pas capable de vous supporter, le vaisseau est assez grand pour ne pas vous croiser.
Le Gardien le fusilla du regard, puis se leva. Juno remarqua pour la première fois qu'il portait une arme de poing sur la hanche.
-De toute façon, j'ai perdu l'appétit, lâcha-t-il avant de tourner les talons et de sortir en trombe.
Un lourd silence tomba sur la salle à manger.
-Et comment vous vous êtes rencontrés tous les deux? demanda Juno à Jalen pour essayer de dissiper le malaise.
-J'avais des ennuis, répondit la scientifique. Des dettes étudiantes mais auprès des mauvaises personnes... Je cherchais un vaisseau sur lequel m'engager, n'importe lequel en fait. Bellis m'a sauvé la mise.
-Et moi je venais de prendre ma retraite de la flotte et je cherchais un nouveau copilote pour monter mon business, ajouta Bellis. Jalen était plus que qualifiée, et elle ne demandait pas grand chose... Finalement, ça été le début d'un excellent partenariat.
Ils échangèrent un regard énamouré qui fit sourire Juno.
-Et vous? poursuivit Jalen en se tournant vers eux.
-Via le réseau, commenta Arok. On avait tous les deux rejoint un groupe de discussion clandestin de sympathisants de Paradize... Après on a échangé quelques temps en privé avant de se rencontrer là-bas.
-Et ça fait combien de temps que vous êtes ensemble?
Juno s'étrangla à moitié avec ses nouilles. Arok lui tapa gentiment dans le dos.
-Le Commandeur ne mange pas avec nous? releva-t-il en changeant brusquement de sujet. Est-ce qu'il mange seulement, ou c'est une machine?
-Non, il mange dans ses quartiers, répondit Bellis après un regard avec Jalen. Il n'est pas très sociable...
-Qui est-il, exactement? Personne ne me l'a expliqué.
L'ex contrebandier haussa les épaules, l'air embarassé.
-Un stratège de la Fondation. C'est lui qui commande, pour le moment...
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