— Nous faisons tous partie d'un même arbre immense. Je peux vous le dire maintenant que vous savez ce qu'est un arbre. Chacun de nous est une feuille, ou même une branche selon l'importance. Lorsque l'arbre perd une de ses feuilles, il est triste, il la regrette. Mais il survit, il subsiste parce qu'il n'a pas le choix. C'est le dernier arbre, il ne peut pas sombrer. Et un jour, l'arbre considère qu'une de ses branches est malade, met les autres en danger. Alors il l'élimine, pour subsister. De son point de vue, il n'a pas le choix.

Est-ce que j'ai raison de leur dire ça ? Est-ce qu'ils comprennent ce que j'insinue ? Sont-ils assez intelligents, vifs, pour comprendre ? Pour que l'un d'eux survive ? Le plus jeune n'a que deux ans, il dort d'ailleurs. La plus âgée à à peine quinze ans, l'âge que j'avais quand c'est arrivé. Elle me ressemble : réservée et discrète, elle tient la main de sa petite sœur qui écoute elle aussi de toutes ses oreilles. Elle me rappelle tant la mienne ! Elle qui n'a pas survécu. Elle était trop jeune, trop fragile, trop curieuse et trop exposée. J'en viens à espérer que Selma n'y survive pas. Est-ce que je n'aurais pas préféré mourir moi ? Plutôt que de subir cette peine, ces malheurs, cette horreur ? Si je suis égoïste, je pense que oui, j'aurais préféré mourir. Mais quand je pense à ce que j'ai accompli pour les autres, je redoute ce qu'il leur serait arrivé sans moi. Et puis, surtout, ces enfants-là, sans moi, que seraient-ils ? Enfants aussi incultes que leurs parents, incapables de juger du monde par eux-mêmes. La propagande de l'Afrique qui nous parvient jusqu'ici en fait douter certains. Ils se demandent si ce n'est pas mieux là-bas. Moi je sais que non. Que si un pourcent de la population vit bien, c'est déjà un exploit.

De toute façon, aujourd'hui, dans une minute, c'est fini. Rien ne vaudra plus jamais la peine. Ils sont là. L'arbre se débarrasse de sa branche malade.

Alors, je change de sujet. Je veux qu'ils m'écoutent jusqu'au bout, qu'aucun ne se rende compte de ce qu'il se passe. Ma voix monte au rythme de ma narration. Je ne sais plus trop ce que je raconte d'ailleurs. Les yeux plongés dans ceux de Selma, je raconte la Normandie et son bocage. Les ruisseaux et le Mont Saint Michel. À quel point les haies sont importantes. Avant, elles étaient classées au patrimoine de l'UNESCO, quand elles existaient encore. Je raconte la rivière, la mare, les grenouilles, les vaches, les chevaux de mon grand-père, le jardin potager de ma grand-mère, nos grandes parties de cache-cache dans les champs et le verger, nos courses sur la toute, nos balades à vélo, les crêpes de la piscine.

Et puis je les vois. Ils sont silencieux mais ils sont là. Et pourtant, je n'arrête pas de parler. Qu'est-ce que j'espère ? Je ne sais pas. Reste-t-il seulement de quoi espérer ? Les canons brillent à la lisière de la lumière. J'ai l'impression qu'ils m'écoutent tout comme les enfants devant moi. Aucun d'eux n'a rien remarqué. J ne veux pas, c'est trop tôt.

— Vous vous souvenez de l'Arbre ?

C'est sorti spontanément, c'était involontaire. Comme si je voulais qu'ils soient prévenus. Qu'au fond d'eux, ils meurent en sachant. Mais je ne peux pas faire ça.

— Les Landes en regorgent...

Mais Selma ne me regarde plus. Elle a vu. Elle a compris.