VI. Au cosmos de la vie
Geste simple. Avancer, un pas et puis l'autre, jusqu'à la porte. Lever le bras, toquer, tu peux le faire Tamy. Elle n'y parvenait pas. Pas seulement à frapper, elle n'était même pas sortie de sa voiture. La même place de parking, à chaque fois, le plus loin possible de la maison, son regard fixé sur la porte d'entrée, sans bouger, sans jamais bouger. Sentiment contradictoire. Une part d'elle, immense et dévorante, demeurait après tout ce temps submergée par la colère. Elle les haïssait, presque. Lorsqu'elle repensait à eux, dans le calme de son esprit inoccupé, le ressentiment et le dégoût montaient, jusqu'à lui donner la nausée. Comment pouvait-on faire ça, abandonner un enfant, le sien, qu'on avait choisi d'avoir ? Comment pouvait-on adresser à son encontre les mots qu'ils avaient dit, les menaces qu'ils avaient proférées ? Elle ne comprenait pas. Et ça l'empêchait de tourner la page – pouvait-elle seulement y arriver ? Se détourner définitivement, pour se protéger, de ceux qui auraient dû le faire pour elle ? Elle se situait là, l'autre part, celle qui s'opposait à la colère ; elle ne parvenait pas à tourner cette foutue page du livre qu'ils avaient écrit ensemble pendant près de vingt ans. Celle qu'eux semblaient avoir arrachée sans le moindre remord, sans un regard en arrière, et puis brulée, et avec elle les miettes de leur amour pour elle. Tamy n'avait plus vingt ans, elle était adulte, elle aurait dû s'y habituer depuis toutes ces années... Mais au fond d'elle, l'enfant qu'elle avait été tremblait, les sanglots comme des cascades sur ses joues, et aucune étreinte maternelle, aucune douceur paternelle ne venait la délivrer.
Autour d'elle, les tentacules noirs du regret s'élevaient, menaçants. Un flocon perdu s'échoua sur son pare-brise, seul, lui aussi. Les larmes de l'enfant atteignirent les joues de l'adulte. Dans son ventre, un volcan grondait sourdement. Comment pouvait-on vouloir un enfant et puis l'abandonner plus tard, parce qu'il ne correspondait pas à ce qu'on attendait de lui ? La question, qui l'obsédait depuis que ses parents avaient claqué la porte de leur foyer devant son visage ravagé par les larmes, tournoyait dans son esprit, écharpe de brume. On ne donnait donc pas naissance à un être unique qui aurait devant lui le monde entier pour se découvrir et s'exprimer, mais un qui devait ressembler à ce qu'on voulait qu'il fût, et pas autrement ? Colère. Ces gens-là ne devraient pas avoir le droit de procréer. Ses parents... pas de parents. Cela lui prendrait le temps nécessaire, et peu importe le nombre de fois où elle reviendrait sur une place de parking avec un espoir faux, elle finirait par faire son deuil.
Clé, contact, moteur. Le moteur vrombit, la voiture s'éloigna.
Ses mains venaient frotter ses cuisses, geste lent, répétitif, pour chasser l'angoisse qui grimpait l'échelle de son corps. La femme en face d'elle attendait, regard patience et bienveillance. Léo ne savait pas, cherchait la réponse que masquaient ses angoisses. Elle en avait eu besoin, parler de sa nuit, sa nuit sans Tamy, marqueur et terreur, cette peur panique que cette fois, les démons allaient la tuer. Cette nuit catastrophe qui se répétait dès lors que Tamy n'était pas à ses côtés. La solution paraissait simple, et la question fut abordée alors, celle souvent posée ; pourquoi n'habitez-vous pas ensemble ? Elle ne savait pas- elle savait ; elle ne voulait pas savoir.
Parce que j'ai peur. Parce que les chimères massacrent mes rêves avec une aisance folle, funambules au pied assuré. Et moi, tout là-haut, j'ai le vertige. Parce que si je m'habitue au calme bienvenu de mes nuits futures, si ensuite on venait à se séparer Tamy et moi, la chute ne serait que plus violente. Parce que j'ai peur de ne pas me relever, que la solitude oubliée de mes nuits m'emporte. Parce que j'ai peur, peur que ça ne dure pas ; alors l'angoisse me paralyse et j'oublie de penser à quel point j'en rêve, seulement comme ça me terrifie.
Léo avait quitté le cocon de sa maison pour se retrouver emportée par la tempête de l'inconnu, nouvelle ville et nouvelles études, pour retrouver Tamy aussi, nouvelle ville et nouvelle vie, Tamy déjà installée, ça devait être temporaire, le temps de trouver un havre à elles, et puis les angoisses avaient déferlé, nouvelle ville et nouveaux démons. Peur des autres, foule humaine oppressante et terrifiante, peur du monstre tentaculaire de l'échec, peur paralysante de la place pas trouvée. Et Tamy elle, qui évoluait dans cette vie comme un poisson dans l'eau, chevalière à l'armure forgée par les regards d'autrefois et les abandons encore marqués au fer rouge dans sa chair, sa peau douce et de nuit sur laquelle Léo aimait tant passer ses doigts, avec la presque timidité qui se demande si tout ceci n'est pas un rêve prêt à éclater au moindre contact. Tamy qui, armée de son épée dorée, combattait les peurs nocturnes et les regrets, prête à affronter le monde entier pour qu'il n'essayât plus de lui tracer un chemin boueux. Tamy qui, chevalière et dragon, la protégeait elle aussi de tous les monstres de son esprit, avec son sourire qui rendait ses couleurs aux ténèbres. Tamy, métamorphe, papillon, qui avait presque gagné la longue guerre de son identité refusée, poison insidieux dans ses veines, instillé par la sorcière de ses parents, pomme à la peau transphobie. Parée contre tous les démons de la vie, à avoir affronté les pires d'entre eux. Tamy qu'elle aimait et qui l'aimait. Elle l'expliqua alors à la femme devant elle, le message que toutes ces pensées lui avaient offert ; ne pas vivre avec Tamy parce que la peur et la honte d'être la princesse prisonnière en haut de sa tour, gardée par des monstres dont elle ne savait se défaire, et qui devait être délivrée parce qu'elle ne savait prendre les armes pour partir à l'assaut de ses gardiens. Dans le conte moderne de sa vie, elle aurait dû être celle sur qui compter pour se sortir de sa tour d'ivoire, armée ou bien dragon elle aussi, pour frayer son chemin jusqu'à la lumière. Mais ses chaînes la clouaient au sol, l'empêchaient de bouger.
La thérapeute lui offrit un sourire encouragement. Métaphore. Princesse ou dragon, entravée dans les fers de ses peurs et de sa solitude, rien ne l'empêchait de laisser le chevalier grimper jusque dans sa prison, et rester avec elle jusqu'à ce qu'elle fît fondre ses liens. L'envol pouvait prendre du temps, personne ne l'obligeait à attendre, seule, le bon moment. Et Tamy lui en avait fait la promesse, souvent ; elle resterait à ses côtés, main dans la sienne, aussi longtemps qu'elle en aurait besoin, et si Léo fatiguait de lutter pour se libérer de ses chaînes, elle lui raconterait la poésie d'autrefois, caresserait pour elle les touches d'un piano engourdi, et veillerait sur son sommeil. Prendrait la relève, armée de son épée sourire, le temps que Léo reprît son souffle. La protégerait jusqu'à ce qu'elle s'épanouît à son tour elle aussi, devînt maîtresse unique de sa vie, dictatrice de son esprit. Léo esquissa un sourire craquelé ; renouveau de l'espoir.
Tamy attendait dans sa voiture, une nouvelle fois, plus paisible pourtant. Ne pensait plus à sa famille d'autrefois, envahie par celle de maintenant. Sa meilleure amie, amour tendresse qui venait combler les fissures d'un cœur regret. Sa belle à la chevelure de feu, qui surgit de l'immeuble devant elle, s'arrêta un instant, pas certaine de reconnaître le véhicule, ou plutôt de mal le reconnaître. Qui sourit en voyant Tamy sortir, venir à sa rencontre. Surprise ; viens, je t'emmène quelque part. Où ? Peu importe, j'avais juste envie de te voir, je veux seulement profiter d'un instant d'éternité avec toi. Sourires, comme deux fleurs qui s'épanouissent aux rayons du soleil. Et ce fut ce qu'elles firent. Elles allèrent n'importe où, marchèrent, leurs mains bicolores entrelacées, prirent une rue et puis une autre, passèrent devant cette librairie qu'elles adoraient et ce fleuriste chez qui elles allaient parfois, se dirigèrent vers ce parc un peu plus loin que les autres mais qu'elles préféraient, s'arrêtèrent devant un stand de crêpes, oublièrent où elles voulaient aller, changèrent d'objectif. Il restait partout en ville des vestiges de neige, sur quelques parterres, sur quelques branches, sur quelques voitures, parfois marqués par des traces d'oiseaux ou de pas d'enfants qui n'avaient pas pu s'empêcher de venir y marcher en dépit de l'interdiction de leurs parents qui ne voulaient pas qu'ils mouillassent leurs ourlets. Léo sourit. En cet instant de répit, le monde était beau ; et en cet instant avec Tamy, il était coloré.
Au fait, tes parents ?
Pas de parents.
Une prochaine fois peut-être.
C'est ça. Une prochaine fois peut-être. Ça n'a pas d'importance, ça finira par ne plus en avoir. Et toi ?
Une avancée. Il faut que je laisse mon chevalier me rejoindre. Ça viendra bientôt.
Sourires fleuris. Le monde autour d'elles était si froid, si sombre et si cruel ; terne, comme un coloriage pas encore complété, ou un puzzle totalement mélangé. Mais leur monde à elles, leur bulle au cosmos de la vie, c'était un feu d'artifice, une pluie d'étoiles filantes qu'on observe une nuit d'août, allongés dans l'herbe et les yeux pétillants. Alors face à tant de charme, comment le reste pouvait-il conserver son importance ? Les cris des chimères ne parvenaient à percer leur bouclier d'insouciance, et les humains au-dehors, avec leurs regards et leurs murmures, les quelques qui restaient encore, demeuraient comme invisibles ; et elles, invincibles chevalières aux armures dorées, armures rouillées, se laissaient porter par le courant, heureuses au cosmos de la vie.
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