Chapitre 5.
Makis arpenta les sous-bois à pas lents en direction de la grotte de l'Oracle. Il s'estimait plutôt chanceux que le Doyen lui eut accordé l'accès sans trop de réticence, mais il espérait toutefois que ce traitement de faveur ne lui occasionnerait pas trop de complications. S'armant de l'une des torches qui flambait à l'entrée de la cavité, le jeune Confrère se laissa happer par les humides ténèbres du tunnel. La roche polie glissait sous ses pieds, alors qu'il s'éloignait de plus en plus de la rassurante lumière du jour.
Lorsqu'il atteignit enfin la grotte, après plusieurs minutes de marche dans l'obscurité, il leva son flambeau au-dessus de sa tête comme l'en avait conseillé le dirigeant de la Confrérie. Comme par enchantement, les autres torches fixées sur les murs de pierre s'embrasèrent les unes après les autres, et le décor se révéla. La rosace des Sceaux avait disparu, laissant la quasi-totalité de l'espace à nu. L'estrade et la vasque de l'Oracle étaient toujours présentes, de même que tous les étranges symboles peints à même le plafond.
Cet endroit remémora à l'adolescent de vifs souvenirs : ceux de la révélation de la douzième prophétie de Käyen puis de l'appel des Confrères sélectionnés, suivis de celui, plus douloureux, de son père. Une goutte d'eau froide tomba sur son cuir chevelu et le tira de ses sombres pensées. Il posa son bâton enflammé au pied du podium avant d'en gravir les marches inégales.
Le liquide blanc et laiteux de l'Oracle était parfaitement lisse. Makis réalisa alors qu'il ne savait absolument pas comment invoquer les prédictions de cette relique. Le Doyen lui avait délivré comme seul indice une phrase énigmatique : « Laisse la pureté de l'Oracle envahir ton cœur ». Le jeune Confrère avait d'ailleurs bien du mal à en saisir le sens. Il se pencha au-dessus de la vasque et fixa intensément le liquide immaculé :
— Mon cœur est pur, chuchota-t-il. Je n'ai aucune mauvaise intention, je ne veux pas le mal.
Aucun frémissement ne vint perturber l'aspect impeccable de la surface. Pensif, le garçon plongea son doigt dans le récipient et commença à dessiner de vagues cercles. Quelques instants plus tard, cependant, il ressentit une sorte de picotement et retira vivement sa main.
Makis retint alors une exclamation de surprise : la peau de son index gauche s'était décolorée, de l'extrémité jusqu'à la jointure, pareille à celle d'un individu atteint d'albinisme. L'adolescent secoua sa main, priant désespérément pour que ce ne fut qu'éphémère, mais rien n'y fit et son doigt demeura étrangement blanc.
Pris de peur, il descendit de l'estrade et se mit à faire les cent pas dans la vaste cavité. Il ne sut ensuite combien de temps il passa à effectuer des allers-retours dans la grotte, à regarder fixement l'Oracle ou à parler tout seul. Plus les heures défilaient, et plus il sentait l'impuissance l'envahir. Il devait avoir l'air ridicule à tourner ainsi en rond tout en marmonnant des propos sans queue ni tête
Dans un accès d'agacement, il ramassa sa torche et l'envoya voler contre l'une des parois de la caverne, où elle laissa une marque charbonneuse. Le jeune Confrère s'étendit sur le sol de pierre humide et tâcha de s'apaiser. Il examina les symboles du plafond, parmi lesquels il reconnut l'emblème de la Déesse Käyen, qui était aussi celui de la Confrérie. Makis soupira et murmura tristement :
— Käyen, aide-moi, je t'en prie... Le destin m'a déjà arraché ma mère, ne le laisse pas me prendre mon père également... Éclaire ma route et permets-moi seulement de sauver ce qu'il me reste...
Pendant quelques secondes, il ne se passa rien et des larmes vinrent brouiller la vue de l'adolescent. Tout est perdu, songea-t-il amèrement. Si même l'Oracle ne peut m'apporter une solution, alors rien ne pourra plus ramener Homaï.
Soudain, il crut entrevoir comme une lumière au-dessus de lui. Le garçon se redressa vivement en clignant ses yeux humides. Il n'avait pas rêvé : sur le plafond de la grotte, l'emblème de Käyen s'était illuminé d'une teinte argentée. Avant même que Makis eut pu effectuer le moindre geste, une bourrasque vint souffler toutes les torches. Cependant, la caverne ne fut pas plongée dans la pénombre : le liquide de l'Oracle s'était mis à irradier d'une vive lumière blanche, enveloppant l'estrade d'un halo mystérieux.
« Laisse la pureté de l'Oracle envahir ton cœur ». Les paroles du Doyen resurgirent dans la mémoire du jeune Confrère. Il avait livré ce qu'il avait sur le cœur, le rendant pur et léger. Peu importait que ses intentions fussent bonnes ou non, tant qu'il les exprimait sincèrement et sans remords.
Sans plus réfléchir, Makis se précipita de nouveau sur l'estrade et manqua de déraper sur les marches glissantes. À peine son regard se fut-il rivé sur le contenu de la vasque qu'il sentit un voile blanc se déposer sur ses yeux. Il lui sembla alors que tout son corps se retrouvait plongé dans le noir. Des formes se dessinèrent dans l'obscurité.
Les trois lunes gravitaient autour de lui : la première, l'orange ; la deuxième, la bleue ; et la troisième, la verte. Lorsqu'elles s'estompèrent enfin, l'adolescent se trouvait au pied d'un escalier sculpté finement, fait d'un matériau nacré aux reflets irisés. Se sentant comme poussé dans le dos, il gravit les interminables marches qui le menèrent finalement à une porte tout aussi raffinée.
Makis poussa le battant et franchit le montant. Un battement de paupières plus tard, cependant, il flottait de nouveau dans d'épaisses ténèbres, toute trace d'escalier ayant disparue. Une voix cristalline s'éleva alors et sembla résonner légèrement tout autour de lui.
Sous le toit d'or où reposait l'un des six Sceaux
Un portail astral dort, attendant le héros
Aux saintes paroles s'ouvre le cœur du sage
Menant le brave vers le monde d'un autre âge
Une simple poussière parmi les étoiles
Défie courageusement son destin fatal
Se perdre est le meilleur moyen de se trouver
Sans craindre la mort où toute vie doit mener
Il faut s'oublier afin de se souvenir
Sans s'abaisser à la lâcheté de mentir
Dès que la dernière parole fut prononcée, le garçon se laissa aspirer en arrière. Lorsque le voile blanc libéra sa vision, il sentit le sol de pierre sous ses pieds et l'air frais de la grotte sur son visage. Un bref courant d'air permit de rallumer la totalité des flambeaux, tandis que s'atténuaient progressivement les rayonnements de la vasque et de l'emblème.
C'était terminé. L'Oracle avait parlé. Makis mit plusieurs minutes à rassembler ses pensées, bousculées par les énigmatiques propos qui venaient de lui être délivrés. Les jambes flageolantes, il entreprit de descendre du podium puis alla ramasser sa torche et la ralluma. Sans plus tergiverser, il s'engagea dans le sombre boyau qui remontait vers la surface, désireux de s'éloigner le plus possible de cette caverne qui lui faisait désormais froid dans le dos.
Malgré la fraîcheur du passage, l'adolescent sentait des gouttes de sueur perler sur ses tempes. Il courut presque jusqu'à apercevoir la silhouette des arbres se dessiner à la sortie, manquant de s'étaler à plusieurs reprises. Après avoir replacé le flambeau sur son anneau métallique à l'embouchure du tunnel, il ralentit la cadence s'engagea en silence à travers les bois.
La nuit était tombée sur la forêt pendant son séjour dans la grotte, seulement perturbée par la brise qui agitait les feuilles des arbres et les hululements des oiseaux nocturnes. Se laissant guider par les lanternes qui oscillaient doucement, Makis arpenta les sentiers jusqu'à sa cabane, perchée dans les branches du chêne centenaire qui protégeait Kitana.
L'heure tardive ne semblait pas avoir eu raison de Shamë, qui attendait le retour de son camarade dans le salon d'un air imperturbable. Lorsqu'il ouvrit la porte, elle se leva d'un bond et le dévisagea intensément.
— Le fait de ne revenir que maintenant, au beau milieu de la nuit, c'est stratégique ou involontaire ? ironisa la Wazkaëf.
— Involontaire, plutôt, marmonna-t-il en se laissant tomber sur un tabouret. Pourquoi aurait-ce été stratégique ?
Elle haussa les épaules et rétorqua, comme s'il s'agissait d'une évidence :
— Ça te permet simplement d'éviter de tomber sur le Doyen, qui t'aurait bombardé de questions. Au moins, tu as le temps de prendre un peu de recul sur ce que tu as appris et d'envisager ce qu'il est bon de lui révéler ou non. Je pense qu'il t'a volontairement autorisé l'accès pour que tu lui rapportes tout bien sagement. Tu t'es fait avoir !
L'adolescent se sentit rougir, obligé d'admettre que sa camarade avait raison. Quelle naïveté ! Il se sentait plus stupide que jamais face au raisonnement limpide de la mage-guerrière. Cette dernière vint s'asseoir à son tour et le fixa intensément.
— Bien, passons aux choses sérieuses, lança-t-elle. Que t'as dit l'Oracle ?
Makis répéta lentement les vers de l'énigme, qui semblaient inscrits dans son esprit à l'encre indélébile. Les yeux fermés, Shamë lui accordait toute son attention.
— Je t'avoue ne pas comprendre grand-chose, bougonna le jeune Confrère en se grattant la tête, une fois sa récitation terminée.
— Reprenons méthodiquement. Il semblerait qu'il soit ici question d'un « portail astral » ... J'ignore de quoi il s'agit, mais il mène forcément quelque part. Sûrement vers le « monde d'un autre âge », mais cela demeure plutôt flou. Je pense que le premier vers, « Sous le toit d'or où reposait l'un des six Sceaux », nous donne un indice sur la localisation dudit portail. Tu n'aurais pas une idée ?
Le jeune Confrère, qui essayait de mettre de l'ordre dans son esprit et d'assimiler ce que sa camarade venait de lui débiter, mit un moment à réagir. Il se plongea dans sa mémoire, tâchant de raviver ses lointains souvenirs.
— D'après les informations fournies par le Doyen peu après la révélation de la douzième prophétie, l'une des Épreuves gardiennes se situait près du grand arbre Briwiel. Quand j'étais enfant, ma mère me lisait des contes le soir, et il était parfois question de cet arbre... Il paraît qu'il étincelle sous le soleil de midi.
— Admettons, marmonna Shamë. Cela nous fait un point de départ pour nos recherches. Je dois par contre avouer que le reste de l'énigme me laisse perplexe, en particulier les quatre derniers vers... Mais passons, ce n'est pas le plus urgent et nous aurons tout le temps d'y réfléchir en chemin. Ce qui est plus préoccupant, en revanche, c'est de décider ce qui peut être raconté au Doyen sans nous compromettre.
Ils passèrent une bonne heure supplémentaire à débattre sur le sujet, chacun y allant de ses propres idées, émettant diverses hypothèses ou soulevant des contre-arguments vis-à-vis de l'autre. Le garçon commençait à avoir le cerveau en compote et ne parvenait plus à aligner deux pensées cohérentes, alors que la mage-guerrière mettait en place la version finale de leur mensonge.
— Arrêtons-nous là, finit-elle par lâcher dans un large bâillement. La nuit porte conseil ; nous verrons bien de quoi demain sera fait.
Makiseut un léger sursaut. Cette phrase prononcée par la Wazkaëf, il se souvenait l'avoirentendue dans la bouche de son père peu après la révélation de la douzièmeprophétie de Käyen. Il secoua la tête pour refouler ses larmes puis quitta lapièce.
Pas fâché de pouvoir enfin se retirer, Makis enleva sa toge, souffla la bougie de sa table de chevet et se laissa tomber sur le matelas. Mais malgré l'heure avancée de la nuit et la consultation de l'Oracle qui avait été des plus éprouvantes, il ne parvenait pas à fermer l'œil.
Ces idées de portail et d'autre monde lui retournaient l'esprit. Au sein de la Confrérie, il était entouré d'individus cultivés et ayant parcouru l'Adraendar par monts et par vaux. Il avait lui-même consulté de nombreux manuels de géographie durant ses journées d'étude, mais jamais il n'avait été fait mention de ces éléments incongrus.
Une tambourinade réveilla l'adolescent en sursaut. Il avait fini par s'assoupir. La lumière qui pénétrait dans la pièce lui indiqua que le jour s'était levé, puis la porte s'ouvrit à la volée sur une Shamë à l'air agacé.
— Un message du Sommet, lança-t-elle furieusement en agitant un morceau de papier. Ils veulent te voir dès que possible ! Ce Doyen ne perd vraiment pas de temps...
Elle claqua la porte en maugréant et Makis entendit ses bottes marteler le plancher du salon. Il cligna plusieurs fois des yeux, prit un instant pour émerger puis quitta ses draps en quatrième vitesse. Il enfila sa toge bleue – à l'endroit cette fois-ci – , se débarbouilla et avala une pomme en cinq bouchées. La Wazkaëf, qui le regardait courir depuis le vestibule, lui adressa un regard perçant lorsqu'il se rua dans l'escalier.
— N'oublie pas notre mise en scène ! Et surtout, tâche d'être convaincant, siffla-t-elle.
Tâche d'être convaincant... Facile à dire. Cette simple entrevue avec le Sommet allait être décisive pour la suite de leurs agissements. S'il révélait une trop grosse part de vérité ou si, au contraire, il se montrait suspect, les dirigeants de la Confrérie n'hésiteraient pas à leur mettre des bâtons dans les roues. À leurs yeux, l'avenir du Royaume et la considération du Roi comptaient bien plus que la quête insensée de deux adolescents.
Au pied du majestueux séquoia, les deux sentinelles regardèrent Makis se précipiter sur les marches avec un sourire en coin. Une fois devant la porte, le jeune Aazu prit quelques instants pour arranger sa tenue et calmer les battements de son cœur. Il toqua doucement et, sitôt le battant poussé, sentit neuf paires d'yeux converger vers lui.
À peine eût-il ouvert la bouche pour saluer ses supérieurs que le Doyen, qui semblait se porter mieux que lors de leur précédente entrevue, s'exclama :
— Je te prie de m'excuser, mon garçon ! Peu après ton départ, le détail qui m'échappait m'est revenu en mémoire. Je voulais te prévenir de ne surtout pas toucher le liquide blanc...
Le jeune Confrère exhiba sa main gauche, dont la peau de l'index demeurait désespérément décolorée.
— Trop tard, dit-il. Mais les conséquences n'en sont pas désastreuses, alors après tout, ça n'a pas trop d'importance.
— Tu as raison, sourit le vieil homme. Ce qui nous intéresse davantage, c'est ce que l'Oracle t'a montré. Raconte-nous...
Makis prit une grande inspiration et se lança :
— Quelque part dans la région centrale du Royaume, sûrement à proximité du grand arbre Briwiel, je vais devoir partir à la recherche d'un sage qui demeure caché. Si je lui transmets une sorte de mot de passe, alors il me montrera la voie pour aller libérer le titan et ainsi lever la menace qui plane sur l'Adraendar.
Au fur et à mesure que les mots coulaient de sa bouche, l'adolescent se sentait de plus en plus mal. L'appréhension avait contaminé sa mémoire : il ne parvenait plus à se rappeler la moitié de la fausse prédiction inventée par Shamë, si bien qu'il arrivait peu à peu à court d'arguments.
— Ce sera un voyage très difficile où... euh... je serai souvent amené à me perdre et à être confronté à la mort... Voilà...
Un court silence accueillit son exposition, tandis que lui se dandinait d'un pied sur l'autre.
— Tes explications manquent de précision, fit remarquer la Sage Neclisa en fronçant les sourcils. Pourrais-tu développer davantage, s'il-te-plaît ? Le nom du sage, des indices pour le localiser, la teneur du mot de passe... ?
Le garçon sentit la panique le gagner. Il lui fallait vite trouver d'autres idées s'il voulait séduire le Sommet, mais sa tête demeurait désespérément creuse.
— Tu n'as rien appris de plus ? insista doucement la femme après quelques instants de silence.
L'adolescent rentra la tête dans les épaules sous le poids des neufs regards suspicieux braqués sur lui. Pourquoi Shamë n'était-elle pas là pour le sortir de ce mauvais pas ?
— Makis, je te demande de nous réciter l'énigme de l'Oracle telle qu'elle t'a été révélée, exigea le dirigeant suprême de la Confrérie d'une voix calme.
Comme son interlocuteur s'enfonçait plus profondément dans son mutisme, les yeux baissés, l'homme en toge blanche répéta l'ordre avec une intonation plus ferme :
— Makis, récite-nous l'énigme de l'Oracle immédiatement ou notre consentement ne te sera pas accordé.
Il n'obtint aucune réponse de la part du jeune Aazu, et les membres du Sommet échangèrent des regards entendus. Le Doyen se leva alors de son siège, et ni ses traits ni son ton n'avaient plus rien de bienveillant lorsqu'il conclut :
— Confrère Makis, le Sommet est défavorable à ton départ. Tant que tu n'auras pas livré la véritable nature de ta quête et le contenu exact de la prédiction, toute sortie de la forêt de Dauthas te sera interdite.
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