Chapitre 1.
Une explosion de lumière. Un torrent de magie, toujours plus puissant. La fusion de six Sceaux, six fragments, en un seul être. Et quand, enfin, tout s'arrête, l'obscurité reprend ses droits. L'assemblée est figée d'effroi. Personne n'ose respirer. Au centre de la rosace, deux corps s'écrasent. L'un est sans vie, l'autre métamorphosé. L'irréparable s'est produit. La panique éclate, et le monde s'écroule.
Makis se réveilla en sursaut. Son cœur battait la chamade et il était trempé de sueur dans son lit défait. À en juger par la faible lumière qui entrait par la fenêtre, le soleil venait tout juste de se lever. Cet horrible cauchemar avait une fois de plus écourté sa nuit. Cela faisait deux semaines qu'il venait sans cesse hanter son sommeil, se répétant inlassablement. Deux semaines également qu'Homaï s'était sacrifié, sauvant grâce à cet acte un Royaume entier.
Ce soir-là, le Néophyte avait vu sa vie s'effondrer. Quand la lumière de la réincarnation s'était estompée, ce n'était plus son père qui gisait sur le sol, mais un monstre. Erkalos s'était emparé du corps du Confrère, faisant de lui le titan porteur d'espoir de la prophétie. Mais Makis se moquait que cette créature eût une quelconque importance dans l'avenir de l'Adraendar. Il avait perdu le seul parent qu'il lui restait, et l'unique satisfaction qu'il tirait de tout cela était la mort de Jodeïshi, tué par l'impact de la puissance magique.
Cependant, malgré la complexité et l'incroyable énergie de ce sortilège, tout ne s'était pas déroulé comme prévu. Au lieu de se relever comme il l'aurait dû, Erkalos était resté étendu au sol, plongé dans une profonde inconscience. Son corps avait bien subi la transformation, mais qu'en était-il de son esprit ? Nul ne le savait. Après longue réflexion, les Sages de la Confrérie avaient émis l'hypothèse qu'Homaï était en proie à un terrible conflit intérieur qui empêchait le processus de totalement s'achever. Le Sceau de lumière corrompu en était la cause.
En d'autres termes, un Sceau de lumière blanc dans un corps pur, comme celui du Confrère, aurait engendré un titan se battant pour le Bien. Dans le cas contraire, où Jodeïshi aurait été l'enveloppe charnelle d'un Erkalos ressuscité à l'aide d'un Sceau de lumière perverti à la magie noire, l'entité se serait tournée du côté du Mal. Mais dans la situation présente, la créature se retrouvait dotée d'un corps et d'un esprit totalement mitigés. C'est pourquoi Homaï demeurait endormi, ne parvenant pas à surmonter cette séparation qui l'habitait.
Makis se tourna sur le côté et ferma les yeux, tentant d'écarter son chagrin et de se rendormir un peu. Mais c'était peine perdue : ce cauchemar lui retournait la tête et lui remémorait de terribles souvenirs, tant et si bien qu'il lui était impossible de s'assoupir à nouveau. Bien décidé à se vider la tête, le Néophyte sauta hors de son lit et quitta la chambre. En essayant de faire le moins de bruit possible afin de ne pas réveiller Shamë qui dormait dans la chambre d'amis, il attrapa son arc et sortit au-dehors.
Il avait régulièrement besoin de se retrouver seul depuis leur retour. L'aube lui en offrait une bonne occasion car la Confrérie dormait encore, et il pouvait se faufiler silencieusement entre les arbres. Ce qu'il cherchait dans ces moments d'isolement, lui seul le savait : une solution. Makis était obnubilé par l'idée de trouver un moyen de sauver son père. La mage-guerrière ne cessait de lui répéter qu'il devait arrêter de ressasser ces pensées nocives, et que se focaliser sur ses erreurs passées ne lui servirait à rien. Elle n'avait pas tort, mais il ne pouvait pas s'en empêcher.
La forêt avait nettement repoussé depuis la bataille contre les Fils de Nagir, comme désireuse d'effacer ce drame. De nouveaux végétaux avaient recouvert le sol souillé par la cendre, et seuls quelques arbres calcinés ou tombés au sol témoignaient encore de la violence des combats. Les Confrères s'étaient également attelés à la reconstruction des cabanes endommagées, si bien que tout, ou presque, semblait redevenu comme avant.
Makis s'enfonça toujours plus loin dans les bois, jusqu'à sentir l'enchantement protecteur glisser sur lui comme un voile. Désormais, plus rien derrière lui ne laissait deviner la présence d'un foyer de vie humain. Il vagabonda encore plusieurs minutes avant de s'asseoir au pied d'un arbre et de laisser son esprit voguer au gré de ses pensées. Il tenta même, en vain, de réveiller à l'intérieur de lui son étrange pouvoir. Mais c'était peine perdue : sa magie semblait elle aussi en deuil. Un bruit le tira subitement de ses réflexions.
À une cinquantaine de mètres de là, une biche s'avançait entre les arbres, sans doute à la recherche de fougères à brouter. La direction du vent ne lui avait pas permis de percevoir l'odeur du garçon. Ce dernier s'accroupit silencieusement et encocha une flèche. Alors qu'il s'apprêtait à tirer, il suspendit son geste. De sa vie, il n'avait manqué sa cible qu'une fois. Une fois de trop. S'il avait réussi à tuer la sentinelle, ce jour-là, peut-être que leur expédition se serait bien déroulée et que son père se trouverait actuellement à la base de la Confrérie pour profiter d'un peu de repos bien mérité. Homaï avait raison : il n'était qu'un irresponsable.
Le Néophyte relâcha la tension sur la corde et abaissa son arme. À quoi bon, après tout... Les récentes semaines avaient déjà connues trop de morts. Il tourna les talons, résigné, et prit à pas lents le chemin du retour. Lorsqu'il poussa la porte de sa maison, située dans les branches du grand chêne, il n'y avait toujours aucun bruit. Il posa ses affaires en silence et se dirigea vers sa chambre sur la pointe des pieds.
— Tu étais à la chasse ? s'enquit une voix.
Makis se retourna d'un bond en étouffant un hurlement, surpris.
— Où bien tu étais encore parti ressasser tes mauvais souvenirs ? poursuivit la Wazkaëf.
De toute évidence, elle venait de sortir du lit. Ses yeux, encore gonflés de sommeil, ne brillaient pas moins de leur habituelle lueur farouche.
— Je sais très bien ce que tu vas me dire, marmonna-t-il. Inutile de recommencer.
Et il ferma la porte, la plantant dans le séjour. À peine cinq minutes plus tard, cependant, il fut obligé de revenir sur ses pas. Deux sons de corne de brume l'avaient alerté.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-il anxieusement.
— L'appel pour l'élection des deux nouveaux Maîtres, répondit-elle un peu sèchement, sans doute vexée par sa précédente attitude.
Elle ajouta d'un ton plus tranchant :
— Tu l'avais oublié, j'en étais sûre... À force de ne penser qu'au passé, tu fermes les yeux sur le présent et l'avenir.
Makis n'eut ni l'envie ni le courage de répliquer. Il savait qu'elle avait raison, mais c'était plus fort que lui. Son père était la personne qui comptait le plus à ses yeux, et rien ne pourrait le détourner de son objectif, à savoir trouver un moyen d'annuler la réincarnation. C'est donc dans un silence pesant qu'ils partirent chacun revêtir leurs toges, beige pour le Néophyte et jaune pour Shamë.
Sur les sentiers qui serpentaient entre les arbres, les membres de la Confrérie se pressaient en direction de la place centrale. Tous se rassemblèrent au pied du majestueux séquoia, devant l'estrade perchée dans les branches les plus basses. Les toges bleues et beiges se mélangeaient sans distinction, mais Confrères et Néophytes gardaient le silence. Un silence presque endeuillé, car c'était lors de rassemblements de ce genre que la nette diminution d'effectif de la Confrérie était constatable. La bataille qui avait eu lieu dans la forêt de Dauthas, près d'un mois auparavant, avait laissé un goût amer.
Sept personnes s'avancèrent sur le promontoire. Le Doyen, enveloppé de sa toge immaculée, réclama le silence et prit la parole :
— Chers Consœurs, Confrères et Néophytes. Suite aux tragiques évènements qui se sont produits dans les semaines antérieures, nous sommes aujourd'hui dans l'obligation de renouveler le Sommet en élisant deux nouveaux Maîtres. Profitons de ce moment pour tourner le dos au passé et nous concentrer sur l'avenir qui, je le souhaite, se montrera davantage glorieux et prospère.
Il y eut quelques exclamations d'approbation dans l'assemblée, mais elles n'étaient pas bien vigoureuses.
— Accueillons maintenant ceux qui souhaitent prétendre à une toge rouge !
Le vieil homme se recula et céda la place à cinq autres membres de la Confrérie, qui s'approchèrent fièrement de la balustrade. Le fils Aazu reconnut parmi eux Migarth, le jeune mais pas moins talentueux Confrère qui en voulait toujours à Makis de lui avoir volé sa place lors de la révélation de la prophétie. Il y avait également Arzaben, Esanya, un autre qu'il ne connaissait pas, et pour finir Sauwia, qui semblait parfaitement rétablie.
Ils se contentèrent de saluer la foule en souriant, et après quelques minutes s'éloignèrent de nouveau.
— Ils ne disent rien ? s'enquit étonnamment Shamë en haussant un sourcil.
— C'est la tradition, lui expliqua le Néophyte. Un simple discours ne doit pas suffire à convaincre les esprits. Les votants doivent avant tout considérer les candidats dans leur ensemble et se référer à leur implication dans la Confrérie. Une personne active, appréciée d'un bon nombre de membres et ayant mené à bien une certaine quantité de missions aura ainsi plus de chances d'être élue.
— Qu'en est-il des Sages ?
— C'est le Doyen qui les sélectionne directement. Les Maîtres sont les seuls à être nommés grâce aux choix de la communauté.
La Sage Neclisa se présenta à son tour et clama :
— Les votes se dérouleront dans la salle de réunion, au sommet du séquoia. Vous serez appelés par groupes de trois. Je tiens également à rappeler que les toges jaunes ne peuvent pas prendre part à l'élection.
Elle avait dit cela en fixant la mage-guerrière, qui hocha la tête en signe d'approbation.
— Cela ne me dérange pas, avait soufflé cette dernière à l'intention de Makis. Après tout, je ne fais pas officiellement partie de la Confrérie.
Les dirigeants commencèrent donc leur appel et les fidèles de Käyen se succédèrent silencieusement sur les escaliers de bois. Toutes les toges bleues furent d'abord convoquées, puis vint le tour des Néophytes.
— Makis, Lilinwan et Cyorah !
Les trois jeunes gens se faufilèrent jusqu'aux marches, leur appréhension croissant à mesure qu'ils grimpaient vers la cime de l'arbre. Pour chacun d'entre eux, c'était le premier vote auquel ils participaient. La salle de réunion du Sommet avait été aménagée en plusieurs isoloirs, dans lesquels les toges beiges s'enfermèrent. Le garçon saisit une plume et la laissa un instant suspendue au-dessus du papier. Il devait y inscrire deux noms.
Sans hésiter, il inscrivit celui de Sauwia. C'était là un choix purement affectif, pour avoir partagé avec elle une périlleuse aventure et pour avoir appris à mieux la connaître. Quant au deuxième choix, Makis n'en savait rien. Il pensa tout d'abord à Migarth mais renonça finalement. L'image du regard noir que l'homme lui avait jeté lorsque Homaï l'avait choisi à sa place l'en dissuada. Il griffonna finalement « Arzaben », plia le papier et le glissa dans l'urne, gardée par Maître Phitora.
Lorsqu'il se glissa dans la foule, au pied de l'arbre, la Wazkaëf vint immédiatement à sa rencontre.
— Alors ? souffla-t-elle.
Il lui exposa discrètement ses choix.
— Tu es stupide, ronchonna-t-elle. Tu n'aurais jamais dû voter pour Arzaben... C'est un incompétent. Enfin, tant pis, il n'est plus possible de revenir en arrière...
Quelques minutes s'écoulèrent encore avant que l'urne fût apportée sur l'estrade. L'assemblée, suspendue aux lèvres du Doyen, l'écoutait dénombrer les voies attribuées aux cinq candidats. Les deux nouveaux Maîtres furent finalement Sauwia et Migarth. Malgré les applaudissements qui fusaient de toutes parts, Makis voyait bien que les visages étaient méfiants. L'un des dirigeants avait déjà réussi à les berner... Pourquoi un autre n'en ferait-il pas de même ?
Le Sommet prononça encore quelques mots, et juste avant que les membres de la Confrérie ne se dispersassent et que chacun retournât vaquer à ses occupations, l'un des Sages ajouta :
— Makis Aazu et Shamë Ktar sont priés de se présenter à la salle de réunion dans une heure.
Interloqués, les deux intéressés échangèrent un regard en haussant les épaules. Comme leur supérieur ne leur fournit aucune autre information, ils prirent à pas lents le chemin de leur cabane en émettant diverses hypothèses. À peine soixante minutes plus tard, cependant, ils se tenaient de nouveau au pied du long escalier. Après avoir décliné leur motif aux deux gardes qui surveillaient l'accès, ils purent gravir les marches de bois. Le Néophyte, angoissé, craignait par-dessus tout qu'on lui confiât une nouvelle mission dangereuse.
Le Sommet n'avait visiblement pas perdu son temps : Migarth et Sauwia avaient déjà commencé à remplir leur nouvelle fonction puisqu'ils siégeaient là, arborant fièrement une toge rouge flamboyante. Les deux jeunes gens inclinèrent la tête et écoutèrent la Sage Neclisa :
— Je ne vais pas passer par quatre chemins, annonça-t-elle. Afin de vous récompenser pour votre courage et votre persévérance dans les missions des Sceaux, nous avons décidé de vous honorer en vous élevant au rang de Confrères. Considérez cela comme une marque de reconnaissance envers ce que vous avez accompli.
La stupéfaction de Makis se mua bien vite en soulagement et en fierté. Papa, maman, songea-t-il, si seulement vous étiez là... Vous seriez tellement heureux... La Wazkaëf ne semblait pas en revenir non-plus, dardant des yeux ronds sur les membres du Sommet. Une fois passée la surprise de cette déclaration, le Néophyte sentit une pointe de jalousie l'envahir.
— Comment se fait-il que Shamë n'intègre pas d'abord la Confrérie en tant que Néophyte ? se permit-il de demander au Doyen.
Ce dernier eut un sourire amusé en voyant l'air boudeur de l'adolescent.
— Il se trouve qu'elle est déjà mage, qu'elle présente d'excellentes aptitudes au combat et qu'elle nous a déjà prouvé sa bravoure et sa détermination. De plus, nous manquons d'effectif pour les missions, et à son âge la plupart des apprentis sont en passe d'accéder au grade supérieur.
La mage-guerrière lui coula un regard moqueur.
— Nous vous accordons un délai d'une semaine afin de vous préparer, poursuivit Neclisa. N'oubliez pas que cela symbolise le passage vers une nouvelle vie, et que celle que vous connaissez actuellement va s'éloigner pour toujours. Désormais, vous ne serez plus sous la responsabilité d'autrui lors de missions, mais sous la vôtre seulement. Vous devrez assumer seuls les conséquences en cas d'échec ou de problème quelconques.
Shamë s'avança d'un pas, souhaitant visiblement monopoliser la parole.
— Dans six jours, j'aurai dix-huit ans, lâcha-t-elle. Dans six jours, mon clan attend ma venue. Pour devenir membre à part entière de la Confrérie de Käyen, il me faut auparavant demander le consentement de mon père et de notre Druidesse. Quoiqu'il arrive, je vais devoir entreprendre le voyage. Je ne serai donc pas revenue avant au moins deux semaines, aussi je vous demande d'être cléments et de savoir tolérer mon retard.
— Bien entendu, affirma le Doyen.
— Je souhaiterais également que Makis m'accompagne, ajouta-t-elle, prenant le garçon au dépourvu. J'aimerais franchir cette étape avec lui, après tout ce que nous avons vécu ensemble.
— Nous n'y voyons aucun inconvénient, la rassura l'homme en toge blanche en la gratifiant d'un sourire bienveillant. Partez lorsque vous le souhaitez, et puisse Käyen éclairer votre chemin.
C'est ainsi qu'ils prirent congé du Sommet, toujours sous le choc de voir leur vie prendre brusquement un nouveau tournant.
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