Chapitre 8 - Le mage de paix.
Makis se réveilla lentement, les membres engourdis par un froid intense. Une douleur lancinante lui transperçait la boîte crânienne et lui donnait l'impression qu'un bourdonnement incessant y résonnait, mais lorsqu'il voulut se masser les tempes pour tenter de l'apaiser, ses bras ne répondirent pas.
C'est alors que l'adolescent se rendit compte qu'il était maintenu assis contre un arbre, le buste et les bras fermement entravés par des cordes. Le bois rigide et irrégulier lui faisait mal au dos. L'aube était arrivée, lui permettant de constater que ses compagnons de voyage étaient pareillement ligotés sur les troncs voisins. Tous étaient parfaitement conscients et semblaient guetter le réveil de Makis avec appréhension.
Il leur adressa un faible sourire pour leur signifier que tout allait bien puis se remémora brièvement la chute qui avait causé sa perte de connaissance. Pourquoi suis-je toujours le premier visé et le dernier tiré d'affaire ? songea-t-il avec amertume. Le garçon se dévissa la tête pour essayer d'apercevoir quelque chose à travers les pins, mais la végétation était dense. En dehors de leurs respirations, des chevaux qui s'ébrouaient non loin et du chant des passereaux montagnards, il n'y avait pas un bruit.
Mais qui avait bien pu les attacher là ? Makis pensa immédiatement à Oske ; il s'était sûrement allié à des brigands pour leur tendre un piège, et à présent il allait les dépouiller de toutes leurs ressources puis les laisser mourir garrottés à leurs arbres. Ils n'auraient jamais dû lui faire confiance si rapidement...
Réflexion faite, leur guide était lui aussi solidement lié à un arbre, et l'une de ses pommettes était maculée de sang. Le Néophyte tâcha de se souvenir des explications dispensées par le vieil homme. Un troll ? Non, le troll n'était pas de nature à provoquer le conflit, et s'il s'agissait tout de même de l'un d'entre eux, il les aurait fracassés contre le tronc plutôt que de prendre la peine de les entraver soigneusement... Une harpie ? D'après Oske, elles ne quittaient que très rarement leurs sommets et cette forêt ne leur aurait pas été propice... Un gobelin ? Peu probable, ils vivaient à des lieues de là et favorisaient la diplomatie afin d'étendre leur commerce...
Le jeune Aazu se souvint ensuite de la flèche tirée et de la dernière hypothèse à sa disposition. Quelques instants plus tard, comme pour confirmer sa pensée, des bruits de sabots se firent entendre et un fier centaure apparut près d'eux. Il fut rapidement rejoint par deux de ses congénères qui les considérèrent avec supériorité. Tous arboraient une robe brune ainsi qu'une longue chevelure noire, et portaient un arc en plus d'un carquois dans leur dos. Ils échangèrent quelques mots dans une langue que Makis ne comprit pas, sans doute celle propre à leur peuple.
Le plus grand d'entre eux les dévisagea ensuite un à un et dit d'une voix grave :
— Qui êtes-vous ?
— Nous sommes de simples voyageurs et nous nous rendons à Valdenish pour visiter une vieille connaissance, répondit calmement Homaï.
— Par des routes aussi isolées ? releva-t-il en haussant un sourcil.
En soi, il n'avait pas tort d'être ainsi suspicieux... Le Néophyte trouvait que l'excuse des « simples voyageurs » dont se servait son père à répétition était un peu bancale.
— Je vis dans ces montagnes, intervint Oske, c'est pourquoi je connais ces chemins qui coupent à travers la forêt. Je sais qu'il est plus rapide de les emprunter que de suivre les convois sur la route principale.
Un autre centaure intervint :
— Ne cherchez-vous pas plutôt à fuir quelque chose ? La colère des grands esprits des montagnes, ou la vengeance des centaures après avoir envahi et rasé notre territoire ? Vous, les humains, vous êtes tous les mêmes ! cracha-t-il. Vous détruisez nos forêts et soumettez les chevaux ! Vous vous croyez supérieurs sur vos deux jambes ! La nature vous a créés, et comment la remerciez-vous ?
— Calme-toi, Kö ! le réprimanda le plus grand. Tant que nous n'en savons pas davantage, ils ne recevront aucun châtiment. Je réitère ma question, voyageurs... Qui êtes-vous vraiment ?
Voyant que son père ne répondait pas, Makis se creusa difficilement la cervelle. Il avait l'étrange impression d'avoir déjà côtoyé un centaure, pas si longtemps auparavant... Une étincelle jaillit soudain dans ses pensées embrumées. Bien sûr qu'il connaissait un homme-cheval, puisqu'il y en avait un au sein même de la Confrérie !
— Nous sommes des amis d'Arzaben ! s'exclama-t-il aussitôt d'une voix éraillée.
Un silence pesant accueillit son intercession. Son père lui jeta un regard furieux, Shamë haussa les épaules et leur guide plissa les yeux.
— Arzaben ? répéta la créature dans un souffle.
L'adolescent sut qu'il avait touché une corde sensible, mais malheureusement pas en sa faveur. Sa satisfaction s'évapora instantanément lorsque les prunelles du centaure s'embrasèrent et qu'il serra les poings.
— Vous êtes des amis de ce parjure ? gronda-t-il. Cela ne peut signifier qu'une chose... Vous appartenez à...
— Ne prononce pas ce nom ! l'interrompit Kö d'une voix grondante. Ne laisse pas ces mots te souiller et te rabaisser à leur niveau ! Ces sales traîtres ne méritent même pas d'exister après leurs erreurs impardonnables...
Makis s'apprêta à ouvrir la bouche pour répliquer qu'ils n'avaient rien fait de mal, mais son père le devança :
— Il y a de nombreux centaures dans les montagnes d'Anunosh, comment le connaissez-vous ? demanda-t-il au plus grand d'un air tendu.
— C'est mon cousin. Il appartenait à notre horde avant de quitter définitivement la région pour descendre au Sud, servir à vos côtés. Dès lors, il a été considéré comme félon aux yeux de nos meneurs et condamné à ne jamais revenir parmi nous, sous peine de mort. Nous haïssons les humains qui ont perverti son âme et nous nous sommes jurés de les éliminer s'ils osaient fouler nos terres. Votre destin n'était pas acté lorsque nous vous avons arrêtés, il s'agissait d'abord de savoir si vous étiez liés à la destruction de notre territoire, et nous vous aurions simplement relâchés si tel n'était pas le cas... Vous auriez mieux fait de tenir votre langue, car maintenant, votre sort est tout tracé !
— Un instant ! le coupa le mage. Cette jeune fille et notre guide n'ont rien à voir avec tout cela ! Laissez-les en dehors de cette histoire et épargnez leur vie !
Le centaure eut un petit sourire narquois.
— Je ne vois pas l'intérêt de les laisser partir. Après tout, ils sont vos alliés et vous êtes les alliés d'Arzaben... Nous allons tous vous conduire sur le plateau, et vous ne serez même pas tués de nos mains... Alors, deux proies de plus ou de moins, je ne vois pas ce que cela peut changer.
Cela n'était pas pour rassurer Makis qui se mit à trembler et se maudit d'avoir une fois de plus ouvert la bouche. Puis l'homme-cheval marmonna un mot dans sa langue étrange et, aussitôt, ses congénères vinrent détacher leurs otages. À peine debout, la Wazkaëf décocha un coup de pied haineux en direction de Kö. Gênée par les cordes qui entravaient son buste et ses bras, elle manqua sa cible et faillit s'étaler dans les aiguilles de pin.
— Si tu recommences, gronda-t-il, je t'attache aussi les jambes et je te laisse suspendue à un arbre. La tête en bas.
Homaï lança un regard d'avertissement à la mage-guerrière, l'enjoignant de se calmer. Leur situation était déjà critique, inutile de l'aggraver. Les centaures les conduisirent à pied à travers la forêt et, après de longues minutes à cheminer entre les arbres, les deux groupes atteignirent la base d'un promontoire rocheux. Ils y laissèrent les montures et entreprirent de grimper jusqu'au sommet.
Si la carrure des hommes-chevaux ne les avantageait pas beaucoup en escalade, ce n'était presque rien comparé aux difficultés rencontrées par les quatre voyageurs, qui étaient handicapés par leurs entraves et manquaient de perdre l'équilibre à chaque mouvement. Le jeune Aazu se sentit presque soulagé en arrivant sur le plateau, même s'il se doutait que le pire était à venir. Le belvédère surplombait la cime des arbres et offrait un point de vue impressionnant sur la forêt et les pics alentours, enveloppés d'un brouillard matinal.
— Et maintenant ? demanda Shamë d'un ton sarcastique. Vous nous abandonnez ici et laissez le froid faire son travail ? Vous n'avez même pas le courage de nous tuer ?
— Non pas que je n'en aie pas le courage ! répondit le grand centaure sur le même ton. Je tue par nécessité et non pour mon bon plaisir. Et puis, vois-tu, je n'apprécie pas particulièrement la chair humaine, elle est trop filandreuse. Alors, autant qu'elle serve à nourrir quelqu'un d'autre.
À peine eut-il terminé sa phrase qu'une corne de brume résonna dans le lointain. Les êtres au corps de cheval s'agitèrent, lâchèrent un vague « Adieu », descendirent du promontoire et détalèrent dans les bois. Les quatre voyageurs se retrouvèrent donc seuls face à l'immensité silencieuse des montagnes.
— Qu'entendait-il par « autant qu'elle serve à nourrir quelqu'un d'autre » ? lâcha le Néophyte d'une voix aigüe.
Quelques instants plus tard, un cri strident retentit au-dessus de leurs têtes, à mi-chemin entre un grincement de porte et un aigle qui glatit. Ils levèrent instantanément les yeux et Oske s'exclama d'un ton horrifié :
— Des goules !
Les créatures ailées étaient au nombre de cinq. Elles possédaient une peau grise, des yeux jaunes et globuleux, des pattes griffues et une rangée de dents acérées. Les deux ailes qui poussaient dans leur dos étaient dotées d'une membrane translucide qui révélait le réseau veineux. Makis songea qu'elles ressemblaient vaguement à des chauves-souris géantes, sauf que d'habitude c'était plutôt à lui de chasser les chauves-souris et pas l'inverse. Les goules se mirent à décrire des cercles à une dizaine de mètres au-dessus du belvédère, sans cesser de pousser leurs affreux hurlements.
— Vous ne nous aviez pas parlé de ces charmants habitants des montagnes ! lança ironiquement Shamë à l'intention du vieil homme.
— Vous m'aviez demandé les peuples d'Anunosh, pas les monstres qui y vivent, à ce que je sache ! rétorqua-t-il amèrement. Si c'avait été le cas, ma liste n'en aurait été que plus longue... Les goules sont des créatures carnivores qui se déplacent toujours en bandes et s'attaquent aux proies isolées et vulnérables.
La mage-guerrière se renfrogna, vexée d'être considérée comme vulnérable.
— Que pouvons-nous faire ? s'inquiéta Homaï et tirant sur ses liens, sans succès.
— Pour ma part, ne pas paniquer, répondit le guide avant de clore les yeux et de s'asseoir.
La Wazkaëf le considéra un instant avec incrédulité puis gronda :
— Très bien, puisque personne ne semble capable de nous sortir de ce pétrin, je vais devoir m'y coller moi-même !
Elle ferma les paupières à son tour et Makis vit une colonne de feu s'élever depuis leur position. L'illusion était très réussie et le garçon espérait de tout cœur que les goules prendraient peur et s'enfuiraient. Cependant, Oske ouvrit un œil et ruina tous ses espoirs :
— Les goules ont une vision très différente de la nôtre et ne sont pas sensibles aux mirages, si puissant soit celui qui les conçoit. Tu te fatigues pour rien.
Les créatures ailées n'avaient effectivement pas cessé leur manège, si bien que Shamë finit par se raisonner et les flammes disparurent. Le vieil homme semblait se concentrer intensément, au vu de sa veine temporale qui palpitait. Makis se demandait si cette méthode était réellement efficace pour survivre à cinq goules affamées, surtout que ces dernières avaient entamé leur descente, toutes griffes et dents dehors. Oh, et pourquoi pas... songea-t-il amèrement. Si ça peut m'éviter de voir la mort...
Alors qu'il s'apprêtait à baisser fatalement la tête, les goules stoppèrent leur progression comme par enchantement. Elles échangèrent un regard étonné en émettant des couinements et, sans plus se préoccuper de leurs proies, s'éloignèrent du promontoire et disparurent dans les hauteurs. Incrédules, les trois voyageurs haussèrent les sourcils et fixèrent leur guide.
Oske se redressa péniblement et jeta un coup d'œil tout autour de lui, s'assurant que les immondes créatures étaient bien parties.
— Êtes-vous un mage ? s'enquit le Confrère d'un ton suspicieux.
— En effet, approuva le vieil homme. Je suis ce qu'on appelle communément un mage de paix.
— J'en ai déjà entendu parler... Ces personnes possèdent le pouvoir de supprimer l'animosité de n'importe quel être.
— C'est exact, mais pour ma part ce pouvoir est temporaire et n'est efficace qu'une seule fois sur chaque individu. C'est pour cela que nous ferions mieux de ne pas nous attarder ici... Si les goules reviennent, je ne pourrais plus rien faire.
— Tâchons de descendre de là, pour commencer, grommela la Wazkaëf.
Ils entreprirent donc le périlleux chemin en sens inverse, avec l'impression de s'embarquer dans une mission suicide. Makis, qui progressait lentement en glissant sur les fesses, entendit soudain un cri derrière lui. La mage-guerrière venait de trouver une solution plutôt radicale : s'étant pris les pieds dans une racine, elle le dépassa la tête la première et dévala les quelques mètres restants en roulé-boulé. Une fois en bas de la pente, elle se releva en jurant et assura que tout allait bien malgré ses égratignures.
Les chevaux avaient été délestés de tout leur attirail mais ne semblaient pas blessés. Leurs selles, tapis et filets avaient été jetés au pied des sapins, au même titre que le contenu des paquetages. Les centaures avaient sûrement voulu libérer ces équidés, mais contre toute attente, ils ne s'étaient pas enfuis. La jument de Shamë, en particulier, n'avait pas l'air décidée à repartir sans sa cavalière, car elle suivait du regard ses moindres faits et gestes.
Au prix d'un numéro de contorsionniste, la jeune fille parvint à récupérer une dague et à couper les cordes qui la retenaient. Elle fit signe à ses compagnons de ne plus bouger, grimpa de nouveau l'escarpement et les libéra chacun leur tour. Makis se massa les poignets avec soulagement, puis essuya le sang qui avait coulé du sommet de son crâne, sans doute suite à sa chute de la nuit passée.
Les quatre voyageurs mirent plusieurs minutes à rassembler leurs effets et harnacher les montures. Soulagé, le Néophyte constata que son arc était encore en un seul morceau. En revanche, les hommes-chevaux avaient volé toutes ses flèches. Homaï, quant à lui, prit davantage de temps à retrouver son éternel bâton, qui avait glissé un peu plus loin, et la Wazkaëf compta les pierres de sa sacoche à trois reprises, de peur d'en avoir égarées.
— Et maintenant, que fait-on ? questionna le Confrère. Nous sommes perdus au beau milieu de cette forêt...
Oske leva le nez et chercha le soleil à travers les branches. Après quelques instants de réflexion, il affirma :
— Le Nord est par là-bas... Suivons ce cap et nous devrions sortir d'ici sous peu.
Ils se remirent en selle et se frayèrent un chemin entre les arbres. Peu de temps après, la neige se mit à tomber drument, recouvrant rapidement le sol et les sapins.
— C'est vraiment le meilleur voyage que j'aie fait de toute ma vie ! soupira Shamë, recouverte de flocons.
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