Chapitre 22.
Malgré cette colère qui bouillait en lui, Makis demeurait relativement lucide. Aussi, il contempla, incrédule, les corps inanimés de ceux qui courraient vers lui quelques instants auparavant. Cet état subsista quelques secondes puis commença lentement à se dissiper. Lorsque les dernières onces de rage se furent envolées, le Néophyte sentit une grande fatigue l'envahir ; ses jambes se dérobèrent sous lui et il s'évanouit.
Quelqu'un lui tapotait les joues. Réflexion faite, quelqu'un lui donnait de grandes claques. Laissez-moi dormir, songea-t-il. Ou peut-être l'avait-il vraiment dit, il n'en savait rien. Comme cela persistait, il remua un peu en grognant, mais rien n'y fit. Il s'apprêtait à réitérer son action quand une voix douce et familière l'interrompit :
— Makis, c'est moi, Homaï... Réveille-toi, maintenant.
Le garçon ouvrit brusquement les yeux. Son père se tenait penché au-dessus de lui. Ses traits étaient tirés et son visage noirci par la cendre et la poussière. Dans son regard se lisaient une grande lassitude ainsi que de la tristesse, mais une lueur de soulagement apparut lorsque l'adolescent émergea.
— Tout va bien ? demanda-t-il en aidant son fils à s'asseoir.
— Je... Oui, répondit ce dernier en étirant ses muscles raides et endoloris. Et toi, comment vas-tu ?
Le mage haussa les épaules et lâcha simplement :
— J'ai survécu...
— Et... les autres ?
Homaï garda le silence un petit moment, puis souffla :
— Rien n'est sûr, mais d'après les estimations du Doyen, plus de la moitié de notre communauté a été décimée.
Une gifle. Une douche froide. Makis ne sut décrire à cet instant le sentiment qui l'envahit. La moitié des membres de la Confrérie avait péri... Eux qui n'étaient déjà pas très nombreux...
— Où est Shamë ? s'enquit-il d'une voix rauque.
— Elle va bien, le rassura immédiatement le Confrère. Elle a été envoyée à l'infirmerie afin d'apporter son aide aux mages guérisseurs. Ils sont surchargés... Mais, dis-moi plutôt, pourquoi n'étais-tu pas à l'abri avec les autres dans la grotte ? Et que s'est-il passé ici ?
— Quand le Doyen a imposé le Code d'urgence, expliqua Makis, j'ai reçu un projectile dans la tête alors que je m'enfuyais dans la forêt. Lorsque je suis revenu à moi, l'entrée du souterrain était déjà scellée. J'ai donc voulu me réfugier ici, mais un mage de feu appartenant aux Fils de Nagir a fait brûler l'arbre et la cabane. Ensuite... Je ne sais pas trop ce qu'il s'est passé... Il y a eu comme une lumière qui m'enveloppait et me rendait plus fort...
Il désigna d'un vague geste les quatre hommes qui gisaient toujours à quelques mètres de là et poursuivit :
— J'ai senti une rage intense s'emparer de moi. C'était... Je n'avais jamais rien vécu de semblable. À ce moment-là, les Fils sont tombés par terre, morts. La sensation que j'éprouvais a fini par s'estomper, pour être remplacée par une grande fatigue. Et après, je ne m'en souviens plus, je suis tombé dans les pommes...
Son père demeura pensif durant de longues minutes. Le Néophyte le fixait anxieusement, de crainte qu'il se fût transformé en monstre ou quelque chose de semblable. L'homme finit par poser sur lui un regard admiratif et annonça :
— Je crois... Je crois que ta magie s'est éveillée.
Makis cligna des yeux plusieurs fois, le temps que l'information se fraye un chemin jusqu'à son cerveau surchargé par les émotions qui avaient afflué ces dernières heures. Sa magie... Oui, pas de doute possible, il devait s'agir de ça !
— Tu saurais comment la reproduire ? demanda Homaï.
Son fils secoua la tête. Son pouvoir avait dû s'activer sous le coup du désespoir qui l'avait assailli, et il était actuellement impossible à Makis d'en trouver la source.
— Il faudra en déterminer la nature plus tard, marmonna le Confrère en se massant les tempes.
L'adolescent se leva, vacilla un peu puis se tourna vers le vieux chêne. Ce dernier avait tenu bon, malgré son tronc noirci et les quelques branches qui étaient tombées. Le toit de la cabane s'était effondré et les murs étaient calcinés. Makis n'osa même pas imaginer dans quel état se trouvait l'intérieur, mais il était soulagé que sa mère eût pu rester protégée par les racines de l'arbre. Kitana allait pouvoir reposer à nouveau en paix, auprès de ceux qui lui étaient chers.
— Qui sont les victimes exactement ? s'enquit le Néophyte en se détournant de cette triste vue.
— Maître Zildena, morte au combat, quatre Néophytes en comptant celui qui est décédé pour nous prévenir, deux mages guérisseurs, ainsi qu'un grand nombre de Confrères. Le chiffre exact n'est pas encore établi, mais beaucoup se sont battus jusqu'au bout de leurs forces.
— Et qu'en est-il des Fils de Nagir ?
— Ils sont repartis après avoir jugé qu'ils avaient causé assez de désastre. Leur effectif a également été bien réduit, mais moins que le nôtre. Quoiqu'il en soit, je suis persuadé que tout ceci n'est qu'une manœuvre pour nous ralentir et nous empêcher d'aller récupérer les Sceaux.
Makis acquiesça puis ils se mirent en route vers l'infirmerie, aussi bien pour s'y faire soigner que pour retrouver Shamë. La forêt de Dauthas n'avait pas fière allure : de nombreuses cabanes étaient brûlées ou tombées, tout comme une grande quantité d'arbres. La flore était complètement absente par endroits et les sentiers qui serpentaient là auparavant étaient recouverts d'une couche de cendre. Sur la place, les traces de la lutte étaient encore bien visibles et, à l'orée du bois, le Néophyte aperçut un groupe de mages qui s'attelait à la remise en place du sortilège de protection. Le séquoia, quant à lui, ne paraissait pas trop mal en point, et la salle de réunion, située à son sommet, n'avait pas été endommagée. Dans les cimes des arbres, les oiseaux recommençaient à chanter timidement.
Lorsqu'ils arrivèrent à proximité du bâtiment de l'infirmerie, ils furent surpris par la quantité de membres de la Confrérie qui attendait devant. Tous étaient blessés, plus ou moins gravement. Les Fils de Nagir avaient vraiment laissé la forêt à feu et à sang. Un semblant d'organisation s'était mis en place afin de favoriser l'accès rapide aux soins pour les plus atteints. Makis et Homaï durent donc patienter longuement, n'ayant que des égratignures à divers endroits et, pour le Néophyte, sa plaie au crâne.
Le soleil se couchait lorsqu'ils purent enfin passer le seuil du dispensaire. Les mages-guérisseurs paraissaient épuisés et débordés : ils ne cessaient d'effectuer des allers-retours entre les lits, occupés par les blessés graves, et les chaises réservées aux patients dont l'état n'était pas préoccupant. Tandis que certains Confrères rentraient chez eux après avoir reçu leurs soins, d'autres restaient prêter main forte. L'adolescent aperçut Shamë qui, non-loin de là, réprimandait un homme de son habituelle voix douce et empathique. Il fut soulagé de voir qu'elle était indemne et que, malgré la situation, elle parvenait à se contenir plus ou moins.
Lorsqu'elle le vit à son tour, elle darda sur lui un regard surpris puis réprobateur en constatant qu'il s'était blessé. Il l'entendait déjà d'ici : « Encore une fois, tu n'as pas été fichu de te défendre et de te débrouiller tout seul ! ». Dès qu'elle eut fini avec son patient récalcitrant, elle se dirigea droit vers Makis.
— Pourquoi tu n'es pas venu te cacher avec nous ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint.
Elle n'avait pas l'air de très bonne humeur. De toute évidence, on l'avait forcée à se réfugier dans la grotte et cela ne lui avait pas plu du tout.
— J'aurais bien aimé, figure-toi, grogna-t-il, mais je me suis fait assommer.
La Wazkaëf se munit d'un linge imbibé d'eau et entreprit de nettoyer en silence les contours de la blessure. Puis, d'un geste de la main, elle lui signifia d'aller consulter l'un des mages-guérisseurs. Ce dernier, en voyant Makis s'approcher, laissa échapper un soupir de lassitude et épongea son front ruisselant de sueur.
— Allez, au suivant, marmonna-t-il. Fais-moi voir ça...
Il examina attentivement la plaie et annonça :
— Ce n'est pas très profond, je devrais pouvoir soigner ça en une seule fois...
Le sort de guérison procurait au garçon une sensation de douce chaleur à l'arrière de la tête. Il se laissa faire sans broncher et, au bout de deux minutes tout au plus, l'homme lui annonça qu'il pouvait partir. Homaï l'attendait à l'extérieur, ayant déjà bénéficié du peu de soins qu'il lui fallait.
— Tu vas mieux ? s'enquit-il en voyant son fils approcher.
Celui-ci acquiesça.
— Nous sommes convoqués par le Sommet, poursuivit le Confrère. On ferait mieux d'y aller si l'on ne veut pas être en retard...
Ils se hâtèrent donc jusqu'à la salle située dans les branches du majestueux séquoia. Malgré l'heure tardive, à l'intérieur de la pièce se trouvaient déjà le Doyen, les Sages, les trois Maîtres restants ainsi que six autres hommes et femmes.
— Bien, voici les derniers ! s'exclama le dirigeant suprême. Nous allons pouvoir commencer.
Makis nota que, sans compter les membres du Sommet, les autres personnes appartenaient à des binômes ayant été chargés de récupérer les Sceaux. Mais ils n'étaient que huit au total... Sauwia devait toujours être à l'infirmerie, quant aux trois derniers ils avaient sans doute été blessés ou tués durant les affrontements. Le Néophyte frissonna à cette pensée.
— Je ne vais pas passer par quatre chemins, dit le vieil homme d'une voix tendue. Il faut arracher les Sceaux des mains de l'ennemi. Maintenant qu'il est en possession des six, l'initialisation de la réincarnation n'est plus qu'une question de temps. Le danger qui nous guette est immense. C'est l'avenir du Royaume tout entier qui en dépend.
Il marqua une pause, fixa chacun des Confrères et reprit :
— Comme vous le constatez, les Confrères Arzaben, Sauwia, Latsoyk et Maniän manquent à l'appel. J'aurais souhaité renforcer votre effectif pour cette expédition, mais je ne peux pas me permettre d'affaiblir davantage notre défense après ce qu'il vient de se passer. Qui sait, les Fils pourraient revenir...
— Quand devons-nous partir ? intervint Chamno.
— L'heure n'est plus à la réflexion. Rassemblez vos affaires et partez aussitôt. Je me moque qu'il fasse nuit. Notre destin à tous repose sur vos épaules, mes chers Confrères. Vous devez faire tout votre possible pour empêcher qu'Erkalos tombe sous le contrôle des Fils de Nagir.
— Je ne peux malheureusement pas vous accompagner comme il en était question initialement, ajouta la Sage Neclisa de sa douce voix. Mon devoir m'appelle ici, et l'état actuel de la Confrérie ne me permet pas de m'en éloigner. J'en suis sincèrement désolée. Puisse Käyen vous protéger et puissent les trois lunes guider vos pas.
Les huit mages ânonnèrent des remerciements et sortirent d'un air sombre. Homaï et son fils accoururent ensuite jusqu'à leur domicile, en piteux état. Le toit était partiellement effondré, l'intérieur couvert de cendres et de poussière, et les murs calcinés. La Wazkaëf n'était toujours pas rentrée.
— Essaye de trouver ce qui pourrait nous être utile et qui n'a pas été détruit, lâcha le Confrère en se faufilant sous les décombres.
Pour Makis, un arc. Pour son père, un bâton. Ils s'armèrent comme à leur habitude, réunirent leurs dernières économies, quelques vivres et des couvertures, empaquetèrent le tout et effectuèrent le chemin en sens inverse jusqu'à la place. Le Néophyte se retourna une ultime fois et contempla le vieux chêne. Il aurait souhaité s'y recueillir un moment, mais le temps pressait. Pour ne pas craquer, il tentait de se convaincre que ce n'était pas la dernière fois qu'il mettait les pieds ici. Toutefois, ses propres pensées le faisaient douter.
— Shamë ne vient pas avec nous ? demanda soudain l'adolescent, que cette constatation laissait perplexe.
— Non, elle va rester ici et participer à la reconstruction, affirma le mage. De plus, si la forêt est de nouveau attaquée, son aide ne sera pas de trop. Le danger plane toujours...
Ils rejoignirent les quatre Confrères déjà rassemblés. Les deux retardataires ne mirent pas longtemps à arriver et, ensemble, ils se dirigèrent vers l'orée du bois dans la fraîcheur de la nuit. Depuis la salle de réunion, au sommet du séquoia, le Doyen et la Sage Neclisa assistaient à leur départ.
— Vous ne leur avez donné aucune instruction, murmura la femme. Cela signifie-t-il que vous ne savez pas comment contrer la réincarnation ?
Enveloppé de sa toge immaculée, le vieil homme s'accorda un moment de silence puis répondit :
— En effet, j'ignore comment empêcher que cela se produise. Si Erkalos vient à être maîtrisé par les Fils, le Royaume est perdu. Connaissant Farol, leur chef, je crains le pire et rien ne pourra plus les arrêter...
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