Chapitre 19.
Un silence consterné s'abattit sur le groupe. Mais les cinq avaient beau scruter l'obscurité à s'en faire mal aux yeux ou tendre l'oreille dans l'infime espoir de capter un quelconque bruit, rien ne laisser deviner quel chemin il fallait suivre.
— Il faut nous séparer, prononça Chamno, nous serons ainsi plus efficaces.
Makis sentit aussitôt la peur lui contracter l'estomac : il n'aurait jamais le courage de s'enfoncer seul dans cette inquiétante pénombre. Heureusement pour lui, son père vint à sa rescousse :
— J'accepte, à une condition : Makis ne doit pas y aller seul.
— Bien entendu ! approuva Sauwia.
— Shamë va l'accompagner.
— Tu en es sûr ? s'étonna Chamno. Ne préfères-tu pas qu'il aille avec un adulte et qu'il en soit de même pour Shamë ?
— Elle est redoutable et saura protéger mon fils quoiqu'il arrive, rétorqua autoritairement Homaï. Et puis, ils ont déjà prouvé qu'ils étaient capables de se prendre en charge mutuellement et de dépasser leurs limites pour atteindre leur objectif. Faisons-leur confiance.
— Soit, finit par concéder l'autre Confrère après un instant de réflexion. Et pour nous trois ?
— Je ne souhaite pas briser votre binôme, et ces ténèbres ne m'effraient pas. J'irai donc seul, affirma le père de Makis.
Les groupes ainsi constitués, ils purent emprunter les trois chemins différents : Homaï celui du milieu, Makis et Shamë celui de droite et enfin Chamno et Sauwia la voie de gauche. Après quelques mètres de marche seulement, ils furent avalés par l'obscurité et ne parvinrent plus à voir ni à entendre leurs compagnons. La mage-guerrière marchait d'un pas déterminé, les poings serrés. Le Néophyte la suivait de façon plus hésitante, ne cessant de se retourner pour vérifier que rien ne surgissait de l'ombre. Il manqua de la percuter lorsqu'elle marqua un brusque arrêt.
— Je suppose que Chamno n'avait pas prévu ça en nous proposant de nous diviser, dit-elle d'un ton aussi froid que l'obsidienne qui couvrait le sol.
Trois nouvelles possibilités se présentaient à eux. Makis comprit alors qu'ils se trouvaient dans un véritable labyrinthe.
— Par où irais-tu ? s'enquit la Wazkaëf.
— À droite ! répondit instantanément le garçon, la droite étant la direction qu'il choisissait systématiquement.
— Allons à gauche, dans ce cas, lança-t-elle cependant en jetant à Makis un regard moqueur.
Avant de s'engager, elle marqua une croix sur le sol au cœur de l'intersection et une autre sur le chemin qui les avait conduits là. Ils reprirent ensuite leur progression, les flambeaux s'éclairant régulièrement sur leur passage. Après des séries de virages qui leur firent perdre toute notion d'orientation, ils débouchèrent à un croisement.
— Nous sommes revenus à notre point de départ, constata le Néophyte en remarquant le symbole à quatre branches gravé dans la pierre de jais.
Shamë appliqua deux nouvelles croix au sol, l'une sur la voie par laquelle ils étaient partis et l'autre par laquelle ils étaient arrivés.
— Il ne nous reste donc plus que le passage de droite, maugréa-t-elle devant l'air satisfait de son camarade.
Cette situation se répéta, encore et encore. Ils eurent l'impression de passer des heures dans ce labyrinthe, d'autant plus que le niveau se complexifiait à chaque bifurcation. Désormais, ils avaient affaire à des impasses, des chemins cachés dont les flambeaux ne s'allumaient qu'après plusieurs mètres de progression dans le noir total, ou encore des croisements qui débouchaient aussitôt sur d'autres carrefours.
Les symboles tracés par la Wazkaëf se démultipliaient au sol, tandis qu'elle essayait de graver le tout de façon cohérente afin qu'ils ne se perdissent pas. Heureusement pour eux, les murs invisibles les empêchaient de sortir des chemins et de se perdre à tout jamais dans les ténèbres. Ils avaient également tenté, à plusieurs reprises, d'appeler leurs compagnons, mais seul l'écho de leurs voix avait répondu.
Makis commençait par être agacé et craignait de ne jamais achever cette Épreuve. Il en revenait presque à regretter celle du temps, qui leur avait pourtant retourné le cerveau et éprouvé leur sang-froid. De temps à autre, son ventre émettait des gargouillements qui semblaient particulièrement sonores dans ce silence pesant, attirant sur lui les regards lassés de sa camarade.
Et soudain, comme pour chasser ses doutes, une lumière diffuse leur parvint depuis l'extrémité de l'allée qu'ils étaient en train de suivre. Les deux jeunes gens échangèrent un regard brillant d'enthousiasme et de soulagement et se ruèrent en direction de cette lueur.
Ils atteignirent bien vite le bord d'un carré d'obsidienne et la totalité des flambeaux qui l'encadraient s'illuminèrent d'un seul coup. Ils se mirent à rire, d'un rire nerveux qui évacuait le stress, l'impatience et l'angoisse qui les avaient rongés. Ils avaient réussi à triompher de l'Épreuve, qui plus est avant les adultes qui semblaient les sous-estimer. Devant eux, sur un piédestal de marbre, reposait un cylindre d'une blancheur éclatante gravé d'étranges symboles. C'était sa lumière qui les avait guidés jusqu'ici. La lumière du Sceau.
Une fois leur excitation légèrement redescendue, ils remarquèrent que deux autres couloirs menaient à cette plateforme. Sans doute les arrivées des voies qu'avaient choisi les autres.
— Tu penses qu'ils s'en sortent ? s'enquit Makis.
— J'espère qu'on le saura bientôt.
Et l'attente commença. Il était impossible pour eux de connaître l'évolution de la progression de leurs compagnons. Peut-être s'étaient-ils perdus dans le dédale de chemins, peut-être étaient-ils devenus fous ou peut-être avaient-ils regagné le point de départ, résignés. Toutes ces interrogations resteraient sans réponse jusqu'à ce qu'ils parviennent à leur tour à réussir l'Épreuve.
Dans cette obscurité ambiante, simplement altérée par les torches qui les entouraient, ils étaient incapables de déterminer une heure ou même une durée d'attente. Ils ignoraient s'ils étaient assis là, devant ce piédestal, depuis deux heures ou deux minutes. Ils discutaient à bâtons rompus pour tuer le temps, se taisant régulièrement en espérant percevoir des bruits de pas. Mais rien, ces ténèbres semblaient tout absorber et tout envahir.
Shamë avait fini par s'assoupir sur son épaule et il avait décidé de ne pas la réveiller, plus par peur de sa réaction et de ce qui risquait de s'ensuivre que par gêne. Il devait désormais s'occuper seul et recomptait sans cesse les torches pour ne pas fermer l'œil. Un bruit ténu attira soudain son attention. Le Néophyte redressa la tête et chercha un instant la provenance de ce son. Il n'y avait pas de doute : quelqu'un approchait car le bruit gagnait en intensité à chaque seconde.
Et subitement, deux flammes tranchèrent l'ombre et laissèrent apparaître Homaï. Son visage était en sueur, comme s'il avait couru ou comme s'il était en proie à une panique terrible.
— Par Käyen ! s'écria-t-il. J'ai bien cru ne jamais m'en sortir ! Ce labyrinthe était infernal !
Cela réveilla la mage-guerrière en sursaut, qui darda sur le Confrère des yeux ronds de surprise. Ce dernier avait atteint le carré et s'écroula au sol, essoufflé.
— Tout d'abord, je tiens à vous féliciter d'être parvenus ici avant tout le monde, soupira-t-il. Comment avez-vous fait ?
— Je n'y suis pour rien, expliqua le Néophyte. Shamë avait mis en place un système de croix pour nous rappeler quelles voies nous avions déjà suivies et lesquelles n'avaient pas conclu.
— J'aurais dû y penser ! s'exclama le mage en se frappant le front du plat de la main. Et les deux autres ?
Les jeunes gens haussèrent les épaules pour signifier qu'ils n'en savaient pas plus que lui. L'attente se poursuivit, mais elle fut moins longue que la précédente. Au bout d'un moment, Sauwia arriva en courant puis retourna légèrement sur ses pas et hurla :
— J'ai trouvé ! Ils sont ici !
Son binôme ne tarda pas à la rejoindre et ils pénétrèrent ensemble sur la dalle d'obsidienne.
— Quel enfer, ce dédale ! pesta l'homme d'une voix fatiguée. Depuis combien de temps êtes-vous là ?
— Pour notre part, sans doute depuis plusieurs heures, répliqua la Wazkaëf, fière de démontrer que, malgré son jeune âge, elle avait su rivaliser avec des adultes aguerris. Quant à Homaï, je dirais environ une heure.
— Souhaitez-vous vous reposer un instant avant que nous ne sortions d'ici ? proposa gentiment le père de Makis.
— Non, ça va aller, déclina Chamno. Nous ne pouvons pas laisser cette mission et le Doyen attendre davantage. Et vous, êtes-vous prêts ?
Les trois autres hochèrent la tête et le Confrère saisit doucement le Sceau. Une lumière éblouissante envahit alors l'espace, les obligeant à fermer les yeux. Lorsqu'ils purent enfin les rouvrir, ils se tenaient dans la grotte maritime de Silaveth.
— Quel soulagement de retrouver un peu d'air frais, souffla Sauwia.
C'est alors qu'ils remarquèrent qu'un corps flottait dans l'eau à quelques mètres d'eux, une lance enfoncée dans le dos. La mer tout autour se troublait de rouge.
— Quelle horreur, gémit Makis en plissant le nez. Mais qui a fait ça ?
— Je crois que nous y sommes pour quelque chose. Veuillez nous excuser si cette vision vous importune, lança une voix sur sa gauche.
La dirigeante du peuple de l'eau nageait vers eux.
— Des hommes en grand nombre ont tenté de vous suivre sitôt après votre départ, expliqua-t-elle. Nous les avons interpellés mais ils ont essayé de résister. Nous n'avons eu d'autre choix que de les tuer et de faire prisonniers les survivants. Maintenant, dites-moi... Ces hommes appartiennent-ils aux Fils de Nagir ?
— En effet, approuva Homaï en apercevant le tatouage noir qui ornait l'épaule d'un cadavre non-loin de là.
La grande sirène eut un sourire mi satisfait, mi cruel.
— Parfait, dans ce cas ! Nous allons pouvoir ramener les otages au lac de Basaän, où ils seront exécutés en place publique pour les crimes qu'ils ont commis.
De l'autre côté de la grotte, plusieurs naïades encerclaient les quelques Fils qui étaient toujours en vie et les menaçaient avec de longues lances.
— Je tiens à vous remercier sincèrement pour votre soutien, murmura le Confrère.
— Vous n'avez pas à me remercier, voyageur. Après tout, votre aide nous a également été précieuse. D'ailleurs, vous concernant, je commençais à m'inquiéter : cela fait bien huit heures que vous êtes partis ! En tout cas, j'espère que nos chemins se recroiseront, peut-être au détour d'une cascade ou d'une rivière !
La dirigeante les salua d'un gracieux signe de la main puis lança quelques ordres dans son étrange langue. Tous les êtres de l'eau plongèrent à sa suite et traînèrent les captifs derrière eux, aussi facilement que s'il avait s'agit de poupées de chiffon.
— Nous ferions mieux d'y aller, nous aussi ! s'exclama Chamno. Après tout, nous ne sommes pas encore rentrés à la forêt de Dauthas...
— Certes, mais tout devrait bien se passer à présent, puisque les sirènes se sont chargées d'éliminer les Fils qui nous attendaient de pied ferme ! renchérit la Consœur.
Ils rirent tous et se mirent en route vers les falaises de Ciatra, qui jouxtaient la ville portuaire d'Arkeona. Ils devaient y récupérer les chevaux avant de se mettre en route vers la verdoyante région d'Ysana.
Ils quittèrent la grande cité par sa porte Sud environ une heure plus tard et se dirigèrent vers la contrée des lacs d'Ethoveth, effectuant le même trajet que celui suivi par Makis et Shamë près de deux semaines auparavant. Les contours d'Arkeona s'estompèrent lentement derrière eux, ainsi que la côte maritime. Les cinq voyageurs étaient sereins et confiants : ils étaient en possession du Sceau et la région n'était pas réputée pour ses attaques de brigands. Tout semblait donc leur sourire pour effectuer un retour calme.
Pourtant, moins d'une heure après leur départ et alors qu'ils chevauchaient le long d'un bosquet à travers champs, une flèche vint se planter dans le flanc de Sauwia. La mage hurla puis perdit connaissance et tomba de son cheval.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro