Chapitre 15.
Homaï cligna péniblement des yeux et laissa sa vision s'acclimater à l'obscurité ambiante. Son crâne bourdonnait, il avait la bouche pâteuse et une vive douleur pulsait dans son bras gauche. Il s'assit difficilement et, prit de vertiges, n'eut d'autre choix que de fermer à nouveau les paupières. C'est alors que les récents évènements lui revinrent en mémoire...
Après avoir laissé le précieux Sceau à la charge de Makis et Shamë, il avait été l'objet d'une chasse sans merci par les sbires des Fils de Nagir. Il avait réussi à leur échapper pendant près d'une heure à travers les montagnes, mais une flèche dans le bras avait eu raison de lui. Il avait chuté de son cheval et perdu connaissance.
Une fois son malaise passé, il s'autorisa à ouvrir les yeux et ce qu'il vit ne fut pas pour le mettre à l'aise. Il se trouvait dans une cellule de pierre froide et vide, meublée en tout et pour tout d'un seau en bois et du lit de paille sur lequel il reposait. C'était un cachot sombre et même la porte de fer, pourvue d'une petite ouverture, ne laissait pas entrer beaucoup de lumière. Une forte odeur de moisissure le prit à la gorge.
Homaï remua doucement ses bras et ses jambes. En dehors de la blessure causée par la flèche, il ne semblait pas trop amoché. En revanche, il constata qu'on l'avait dépouillé de toutes ses armes, ne lui laissant aucune chance de se défendre. Après un rapide examen de la cellule, il nota qu'ici non plus rien ne pourrait l'aider à s'évader. Quoique... Il tata l'ourlet de sa manche et fut soulagé d'y sentir un petit objet familier. Celui-là, ils ne l'avaient pas trouvé... Au moins, je saurais m'en servir le moment voulu, songea le Confrère.
Il attendit encore un peu d'avoir retrouvé l'intégralité de son esprit avant de risquer quelques pas en direction de la porte. Un léger courant d'air vint lui rafraîchir le visage lorsqu'il le plaça à la hauteur de l'ouverture grillagée. Un mur de pierre lui faisait face, occupé par une simple torche, l'empêchant d'en apprendre plus sur le reste de l'environnement. Il tenta d'appeler quelqu'un, dans l'espoir idiot qu'on lui réponde, mais seul l'écho de sa voix lui parvint en retour. Le mage retourna donc s'affaler sur son lit de paille, la main plaquée sur sa blessure qui le lançait.
À force d'attendre, il finit par s'assoupir un moment. Le bruit de clés tournant dans une serrure le réveilla. Il ouvrit brusquement les yeux et se releva d'un bond en se tournant vers la porte. Sa blessure au bras lui rappela à son bon souvenir et il grimaça aussitôt. Un homme grand, mince et vêtu d'un ensemble sombre entra. Il arborait de longs cheveux blancs et lisses, et des yeux d'un vert déstabilisant. Il claqua la porte et se mit à considérer son prisonnier d'un air condescendant parfaitement insupportable.
— Bien le bonjour, Homaï, susurra-t-il d'une voix mielleuse.
Il s'adossa nonchalamment au mur de pierre.
— Pas trop dur, le réveil ? ajouta-t-il d'un ton ironique.
— Où sommes-nous ? demanda le Confrère, suspicieux.
— Tu es ici à la prison de notre base.
— Je suis chez les Fils de Nagir ? cracha-t-il.
— Tout-à-fait !
— Et... Qui es-tu ?
L'autre eût un sourire sadique. Il se délectait du dégoût mêlé de crainte que ressentait son prisonnier.
— Il est vrai que mon visage ne te dit rien... En revanche, pour ce qui est de mon nom, il va raviver en toi de nombreux souvenirs... Je m'appelle Jodeïshi et je suis le premier lieutenant des Fils de Nagir.
Le cœur du mage manqua un battement. Son esprit lui parut vide l'espace d'un instant, puis un unique sentiment le submergea complètement : la rage. Jodeïshi... Ce nom fit remonter en lui une vague de chagrin, alors que se dessinait dans ses pensées le visage de sa défunte femme. Homaï avait devant lui l'assassin de sa tendre Kitana.
Il y avait de cela deux ans, Kitana Aazu avait été envoyée en compagnie de deux autres Confrères accomplir une mission périlleuse. C'était une mission d'espionnage au Nord-Ouest du Royaume d'Adraendar, à proximité de la base des Fils. Homaï connaissait les risques que comportait cette quête et avait enjoint sa compagne de ne pas y prendre part. Mais cette dernière, entêtée et déterminée à servir la Confrérie, avait tout de même tenu à la mener à bien.
Il n'avait pas eu de nouvelles pendant un mois. L'inquiétude le rongeait tant qu'il ne dormait presque plus la nuit. Et puis, un beau jour, le trio était revenu. À l'heure de leur arrivée, Makis était parti chasser, et Homaï remercia mille fois Käyen pour qu'il en fût ainsi. Sur le cheval de tête, le mage présentait des blessures apparentes mais qui ne semblaient pas trop graves. Il avait le visage crasseux et des cernes lui noircissaient les pommettes. Il avait gardé les yeux baissés lorsqu'il était entré au pas dans la forêt de Dauthas, sous le regard horrifié des autres membres de la Confrérie. Une immense tristesse se lisait dans son regard, mêlée à une colère contenue.
Sur le second cheval, un corps enveloppé de draps tâchés de rouge était accroché en travers de la selle. Son visage était masqué sous le tissu et les Confrères avaient aussitôt compris le triste sort qu'il avait connu. Une femme avait hurlé et s'était effondrée dans un sanglot déchirant. Et enfin, sur la troisième et dernière monture, se tenait Kitana. Elle était méconnaissable. Affalée sur sa jument, les yeux clos, elle était maculée de sang. Des cheveux jusqu'aux bottes.
Homaï s'était précipitée à ses côtés et l'avait faite glisser doucement au sol. De nombreuses et profondes plaies couraient sur tout son corps et elle respirait très faiblement.
— Kitana... Kitana... avait balbutié le père de Makis, au bord des larmes.
Elle n'avait pas répondu et était restée inerte dans ses bras, inconsciente.
— Il faut la conduire chez les Confrères guérisseurs ! s'était exclamé quelqu'un au milieu de la foule silencieuse qui s'était peu à peu rapprochée des cavaliers.
La mage avait donc été conduite en urgence chez les apothicaires et Homaï avait dû attendre qu'on le laissât entrer en faisant les cent pas devant la porte. Au bout d'une éternité, l'un des soigneurs avait quitté la chambre et était venu le rejoindre dans le couloir.
— C'est bon, avait-il murmuré, tu peux aller la voir.
Il s'était précipité vers la porte comme si sa propre vie en dépendait.
— Homaï... l'avait interrompu le guérisseur en lui empoignant fermement le bras. Il faut que tu saches... Nous avons fait tout notre possible, mais il était déjà trop tard lorsqu'elle est arrivée. Elle ne survivra pas au-delà de cette nuit. Je suis sincèrement désolé...
Puis il l'avait lâché, le laissant poursuivre. Le père de Makis, cependant, avait suspendu son mouvement. L'annonce du médecin l'avait profondément bouleversé, et il était entré dans la pièce bien plus doucement que ce qu'il avait auparavant l'intention de faire. Étendue dans un lit, les yeux clos, Kitana semblait dormir. À ceci près que son beau visage était parcouru de nombreuses estafilades. Il s'était assis auprès d'elle et lui avait touché délicatement le bras pour lui signifier sa présence.
Sa compagne avait lentement ouvert les yeux mais, à sa vue, ils s'étaient aussitôt emplis de larmes. Le prénom d'Homaï s'était dessiné sur ses lèvres sans qu'elle n'émisse cependant aucun son. Il lui avait serré la main tendrement, sans la lâcher du regard.
— Qui... Qui t'a fait ça ? avait demandé le mage d'une voix tremblante.
Il avait eu l'impression que parler lui demandait un effort surhumain lorsqu'elle avait de nouveau entrouvert la bouche et soufflé :
— Jodeïshi...
Elle avait souri et une larme avait roulé sur sa joue. Et elle avait ajouté, dans un souffle :
— Je t'aime...
C'avaient été ses dernières paroles. Elle avait fermé les yeux, sans cesser de sourire, et poussé son dernier soupir. Homaï avait senti la pression dans sa main se relâcher. Alors, il s'était écroulé sur le matelas et avait pleuré toutes les larmes de son corps. Les funérailles de Kitana avaient eu lieu dès le lendemain. Makis avait été effondré en apprenant la nouvelle. Son père avait choisi de lui cacher les conditions réelles du décès de sa mère ainsi que le nom de l'assassin, se contentant de « morte en mission ».
Une vive douleur à la mâchoire extirpa Homaï des souvenirs dans lesquels il s'était plongé. En revenant à la réalité des choses, il constata que Jodeïshi venait de lui asséner un coup de poing magistral. La rage de venger sa femme submergea de nouveau le Confrère, mais il n'eut pas le temps de réagir et un nouveau coup l'atteignit avec davantage de force.
Il se retrouva projeté au sol et tenta de se retenir sur son bras gauche. Mais celui-ci, meurtri par la flèche, céda et il s'écoula de tout son poids sur la pierre froide qui couvrait le sol de la cellule. Le lieutenant des Fils de Nagir posa un pied sur son torse, le maintenant cloué à terre. Homaï n'était pas assez stupide pour penser qu'il avait ses chances au corps à corps contre cet homme. Après tout, il n'utilisait pas de magie offensive, et le lieutenant avait bien réussi à se débarrasser de trois adversaires à lui seul deux ans auparavant. Il serra donc les poings et gronda mais ne bougea pas d'un pouce.
— Navré, tu pensais peut-être à ta chère femme ? s'enquit sarcastiquement son adversaire. Rassure-toi, tu ne tarderas pas à la rejoindre si tu ne te montres pas assez... coopératif...
Il lui porta un coup de pied dans les côtes, arrachant un grognement de douleur au membre de la Confrérie.
— Cher Homaï, dit-il d'une voix dangereusement lente, je sais très bien que tu n'es pas idiot... Je pense que tu as compris la raison de ta présence ici et que tu as déjà deviné la question que j'allais te poser... Alors, dis-moi, où est le Sceau du temps ?
Malgré son timbre faussement doux, il avait presque craché ces derniers mots. Comme son interlocuteur ne répondit pas, il poursuivit sur le même ton mielleux qu'il avait employé auparavant :
— Mes hommes m'ont assuré sur leur honneur t'avoir vu le prendre avant qu'ils ne se lancent à ta poursuite. Il est donc certain qu'il est en ta possession, mais étrangement nous ne sommes pas parvenus à le trouver lors de ta fouille. Je ne connais pas la nature de ta magie alors tu aurais très bien pu le dissimuler quelque part, mais j'en doute fort... Dans ce cas, où est-il ?
Quel honneur ont tes hommes ? songea amèrement le Confrère.
— Je ne l'ai pas, répondit-il posément en contenant toute la haine qui menaçait de l'envahir.
Il reçut un nouveau coup de pied qu'il encaissa sans broncher. Puis Jodeïshi l'empoigna par le col, le souleva de terre et le plaqua contre le mur avec une facilité déconcertante.
— Je réitère ma question, souffla-t-il à quelques centimètres du visage d'Homaï. Où est-il ?
Cette fois, le mage lui adressa un grand sourire avant de répondre avec une certaine satisfaction :
— À l'heure où tu perds ton temps à me parler, le Sceau est déjà à l'autre bout du Royaume.
En théorie, les Fils ne connaissaient pas l'emplacement de la base de la Confrérie, au cœur de la forêt de Dauthas. Mais depuis les récents évènements, Homaï n'était plus sûr de rien. Le cylindre noir était donc plus ou moins protégé le temps du trajet de Makis et Shamë vers le Sud. D'un geste rageur, le lieutenant projeta son poing dans le visage du Confrère qui sentit sa tête valser sur le côté. Ce dernier eut tout juste le temps d'activer son pouvoir pour esquiver le second coup qu'il allait recevoir, et Jodeïshi envoya sa main cogner avec force le mur de pierre.
Il cria de douleur et se recula en se massant les phalanges, libérant le mage de son emprise. Homaï aurait pu considérer ce petit « retour à l'envoyeur » comme une vengeance, mais sa haine ne s'était pas évaporée d'un pouce. Non, il savait qu'il n'aurait réellement sa vengeance que le jour où il prendrait la vie du premier lieutenant des Fils de Nagir. Ce dernier parut légèrement surpris et déstabilisé par la réactivité du Confrère et par son regard transformé.
— Ne crois pas que j'en aie fini avec toi, ricana-t-il en reculant vers la porte. Tôt ou tard, tu finiras par cracher le morceau...
Puis il claqua la lourde porte de fer et Homaï entendit les clés tourner dans la serrure. Les pas de Jodeïshi s'estompèrent rapidement dans le couloir et c'est seulement lorsque le silence revint totalement que le prisonnier se laissa tomber sur son mince matelas. C'est alors qu'il analysa l'étendue des dégâts : sa paupière droite commençait à gonfler et du sang s'écoulait lentement de son arcade sourcilière ainsi que de sa lèvre inférieure fendue. Il avait encore mal aux côtes mais pas autant que s'il en avait une de cassée - pour avoir déjà vécu l'expérience quelques années auparavant. Il aurait sans doute un hématome, rien de plus.
Il ferma les yeux et s'évertua à calmer sa respiration. Sa colère se dissipa peu à peu, libérant son esprit et lui permettant de se remettre à fonctionner normalement. Il tata machinalement l'ourlet de sa manche en souriant, d'un sourire à la fois soulagé et diabolique. Son arme secrète était toujours là. Il allait enfin pouvoir mettre son plan d'évasion à exécution.
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