Chapitre 14.
Après deux jours de chevauchée non-interrompue, ils arrivèrent enfin en vue de Kemaja. Makis, le visage fermé, regrettait toujours le choix de son père. Shamë essayait tant bien que mal de lui remonter le moral, mais n'étant pas très à l'aise avec les démonstrations de sympathie, elle risquait de le démoraliser plus qu'autre chose. Les sbires des Fils n'avaient pas donné signe de vie, ayant sans doute abandonné la chasse après la poursuite d'Homaï. Le Néophyte espérait de tout cœur qu'il ne lui était rien arrivé de fâcheux.
Ils revendirent les chevaux au village et partirent se renseigner sur le départ des convois marchands.
— Demain matin, les informa un guide, une caravane en provenance des Terres de feu doit partir de la porte Sud et cheminer jusqu'à Triëm. Si vous vous adressez à eux, peut-être qu'ils accepteront de vous prendre.
Ils se cachèrent donc dans une ruelle sombre d'un quartier calme en attendant l'heure du départ. L'œil aux aguets, ils ne cessaient de sursauter au moindre bruit, essayant de discerner un quelconque mouvement dans la nuit. La peur d'être surpris de nouveau par les Fils de Nagir les tiraillait. Au lever du soleil, ils se rendirent à la porte Sud. Non-loin de là, à l'extérieur de la ville, une importante quantité de chevaux, de charrettes, de remorques et de roulottes était amassée. Il régnait un brouhaha indescriptible : les chevaux piaffaient et hennissaient, les attelages grinçaient sous le poids des marchandises et un grand nombre de personnes discutaient ou se hélaient bruyamment, indifférentes au vacarme produit par cette heure bien matinale.
Ils finirent par dénicher le meneur de ce convoi, un solide gaillard mal rasé, et s'adressèrent poliment à lui.
— Vous n'avez pas de chevaux ? s'enquit celui-ci d'une voix rauque, sans doute à force d'avoir haussé le ton pour se faire entendre. Dans ce cas, on va peut-être vous trouver une petite place dans une charrette... Pour ça, demandez à ma femme, là-bas, c'est elle qui s'occupe de la logistique !
Ils se renseignèrent auprès de ladite femme. Petite et fluette, son physique contrastait totalement avec son caractère autoritaire. En l'entendant organiser ainsi le départ, Makis comprit qu'il valait mieux que ça file droit. Après quelques palabres et deux pièces déboursées, elle parvint à les caser à l'arrière d'une remorque dans laquelle étaient entassés de nombreux sacs de toile solidement fermés.
La procession se mit en route peu après, laissant derrière elle les montagnes d'Anunosh et le froid qui y régnait, pour davantage s'enfoncer au cœur des plaines désertiques. Shamë se sentait soulagée d'enfin retrouver un milieu climatique qu'elle appréciait. Elle se laissa aller contre les sacs qui encombraient leur petite carriole, mais se redressa presque aussitôt :
— C'est étrange, souffla-t-elle, ces hottes sont chaudes... Ça ne peut pas être le soleil, il vient tout juste de se lever !
Le Néophyte posa sa main sur la toile et constata qu'elle dégageait effectivement une douce tiédeur.
— Qu'y a-t'il à l'intérieur ?
Il jeta un coup d'œil aux alentours afin de s'assurer que personne ne l'observait puis tenta de dénouer les cordelettes qui maintenaient le sac fermé. Il n'y parvint pas et finit par se rasseoir, résigné. Shamë tira une courte dague de sa botte et entailla légèrement le tissu. Le contenu, d'une vive couleur rouge-orangée, brillait faiblement. La chaleur se fit davantage sentir lorsque le ballot fut incisé.
Du bout des doigts, la Wazkaëf attrapa cette substance étrange à la fois tiède et soyeuse et la fit glisser dans sa paume. Makis comprit subitement de quoi il s'agissait.
— Ce sont des plumes de phénix, chuchota-t-il.
La jeune fille écarquilla les yeux.
— Mais leur trafic est illégal ! C'est une espèce protégée !
— Je sais bien... Rappelle-toi, le guide hier nous a bien dit que ce convoi venait des Terres de feu... Cela explique leur provenance !
La mage-guerrière parcourut les membres du convoi d'un regard suspicieux.
— Je me demande lesquels d'entre eux sont impliqués dans le braconnage de ces magnifiques oiseaux... murmura-t-elle froidement.
Un souvenir refit surface dans l'esprit de Makis, datant de nombreuses semaines auparavant. Cet homme, dans les rues de Triëm, qui lui avait proposé d'acheter des plumes le jour de son départ de la région d'Ysana... Il conta tout cela à sa camarade, qui répondit après une courte réflexion :
— Je pense qu'il vaudrait mieux qu'on abandonne le convoi quelques kilomètres avant d'arriver à destination. On ne peut pas savoir s'il y aura des membres de la garde royale pour contrôler la marchandise sur place, alors évitons de nous retrouver mêlés à ces affaires qui ne nous regardent pas. Cela pourrait nous attirer de gros ennuis !
— Tu as raison, approuva le garçon.
Le trajet était long et monotone. Les brigands n'osaient pas s'en prendre à des caravanes telles que celle-ci, étant largement inférieurs en nombre, et les routes étaient bien moins fréquentées que celles de l'Ouest. Ils firent de brèves escales à Redsha et Tanken, villes que Makis avait déjà traversées durant le périple aller - et qui ne lui remémorèrent pas que des bons moments -, et arrivèrent non-loin de Triëm environ dix jours après leur départ.
— Descendons ici, lança Shamë.
Ils n'étaient plus qu'à une quinzaine de minutes du village et les hautes herbes, qui abondaient en bordure de route, étaient propices à leur fuite. Le Néophyte ne se fit pas prier et se laissa glisser au sol. Les deux jeunes gens se coulèrent ensuite dans le fossé le plus discrètement possible et attendirent que le convoi fût hors de leur vue avant de se décider à sortir.
— Il y a un peu plus d'une heure de marche entre Triëm et la forêt de Dauthas, où est établie la Confrérie, expliqua le garçon.
Ils coupèrent à travers champs et finirent par rejoindre le chemin en direction de la forêt. La mage-guerrière, qui n'avait jamais vu autant de verdure, tournait la tête en tous sens. Quand ils atteignirent finalement l'orée de la forêt, Makis l'informa :
— Un sortilège de protection va t'empêcher d'entrer dans notre base. Je vais aller demander au Sommet de le désactiver pour toi... Attends-moi ici, ça ne devrait pas me prendre trop de temps.
Elle s'assit donc au pied d'un arbre et suivit du regard le vol d'un papillon, tandis que Makis se hâtait vers le cœur de la forêt. Il passa l'enchantement et les maisons de bois perchées en haut des arbres devinrent instantanément visibles. Tous les Confrères qu'il croisa sur le chemin de la salle de réunion échangèrent des chuchotements inquiets en le dévisageant. Revenir ainsi sans son père alors que personne n'avait de nouvelles d'eux depuis leur départ avait de quoi semer l'inquiétude.
Les deux mages qui gardaient l'accès de la salle lui barrèrent la route par réflexe dès qu'il se présenta devant eux. Cependant, une fraction de seconde plus tard, l'un d'eux le reconnut.
— Makis ? demanda-t-il d'une voix surprise en écarquillant les yeux. Que fais-tu ici ? Et... où est Homaï ?
— Je dois voir le Doyen, répondit sombrement le Néophyte. C'est extrêmement important.
Les sentinelles échangèrent un regard puis finirent par lui céder le passage. L'adolescent gravit à la hâte les escaliers de bois, s'élevant toujours plus en direction de la cime du majestueux séquoia. Essoufflé, il déboula dans la grande salle où ne se trouvaient que deux Maîtres et une Sage.
— Makis ? firent-ils simultanément, aussi surpris que les gardes.
— Je vous raconterai tout dans peu de temps, promit-il précipitamment. J'ai simplement besoin que vous leviez l'enchantement qui entoure la forêt afin de permettre à la personne qui m'accompagne d'y entrer.
— Ton père n'est pas avec toi ? questionna la Sage en fronçant les sourcils.
— Je vous raconterai tout, répéta Makis. S'il-vous-plaît... Son aide me sera précieuse pour effectuer mon récit...
— Est-ce une personne de confiance ?
— Oui, assura-t-il, même si ce fut la personnalité un peu particulière de sa camarade qui lui vint d'abord à l'esprit.
Il faillit ajouter à l'intention des dirigeants présents « Vous verrez, c'est un modèle de gentillesse et de sympathie. », mais il se retint de justesse.
— Soit, concéda Maître Phitora, la porte-parole de la Confrérie auprès du Conseil royal. Décline-nous son identité et nous allons nous charger de révoquer le sortilège à son intention.
Le garçon obtempéra et s'empressa de regagner la lisière des bois. Shamë s'y trouvait toujours et patientait calmement, cette fois-ci occupée à éloigner un groupe de chenilles processionnaires.
— C'est bon ? s'enquit-elle en relevant le nez.
Il acquiesça et l'invita à le suivre à travers les arbres. Lorsqu'elle sentit l'enchantement protecteur glisser sur elle comme un voile, la mage-guerrière frissonna et s'arrêta.
— C'est vraiment étrange, murmura-t-elle.
Puis, curieuse, elle se mit à observer les cabanes perchées dans les branches. Une fois de plus, les membres de la Confrérie les dévisagèrent ouvertement, mais Makis savait qu'à présent ils n'en avaient plus après lui. Shamë intriguait davantage avec ses cheveux et ses yeux rouges, ses multiples armes ainsi que ses nombreux tatouages noirs. De plus, elle était inconnue à la forêt de Dauthas. Elle soutint fièrement ces regards indiscrets, se redressa de toute sa hauteur - ce qui, à vrai dire, ne représentait pas grand-chose - et emboîta le pas au Néophyte le long des sentiers de terre. Au bout d'un moment, n'y tenant plus, elle finit par lui chuchoter :
— J'ai l'habitude d'éveiller la curiosité des gens avec mon apparence, mais là c'est... différent. Ils me regardent comme si j'étais un monstre. Pourquoi ?
— Ne leur en veut pas, répondit Makis sur le même ton. Ils savent que tu n'appartiens pas à la Confrérie, et cela les inquiète. Il est très rare que des personnes extérieures à notre communauté pénètrent dans la forêt... Ils ne savent donc pas à quoi s'attendre te concernant. De plus, l'absence de mon père n'est pas pour les rassurer...
Les deux gardes ne firent pas exception à la règle et ne purent se retenir d'examiner la nouvelle venue de la tête aux pieds. La Wazkaëf les ignora superbement et gravit vivement les premières marches, sans même attendre d'en avoir reçu l'autorisation. Moins d'une minute plus tard, ils passaient la porte de la salle de réunion. Le temps de l'aller-retour du garçon, l'intégralité des membres du Sommet avait pu se réunir, mais le Maître Bazkan semblait absent. C'est donc à huit des neuf dirigeants qu'ils firent face.
Ils parurent surpris en voyant Shamë, mais contrairement aux autres Confrères et Néophytes peuplant la forêt de Dauthas, ils surent se ressaisir bien vite, plus accoutumés aux convenances.
— Makis ! s'exclama le vieux Doyen. Je suis soulagé de te voir indemne. N'ayant reçu aucune nouvelle de votre binôme depuis votre départ, je commençais à craindre le pire... Mais, avant de te demander ce que tu fais séparé de ton père et ce qu'il est advenu de lui...
Il tourna la tête vers la jeune fille et ajouta :
— J'aimerais que notre invitée se présente.
Elle soutint son regard quelques instants et déclara :
— Je m'appelle Shamë Ktar. Je suis une mage-guerrière du clan Wazkaëf. Mon village se situe dans le désert de l'Est, quelque part au-delà de Redsha. Je maîtrise de nombreuses techniques de combat ainsi que la magie des illusions.
Il hocha la tête avec intérêt.
— Je suppose que tu as rejoint Homaï et son fils sur leur trajet vers les montagnes d'Anunosh.
— En effet. Et croyez bien que Makis ne se tiendrait peut-être pas là à l'heure actuelle si je n'avais pas insisté pour les accompagner. Quoiqu'il en soit, les étoiles m'avaient prédit leur venue et avaient également prévu que je les assiste dans leur quête. Il m'aurait été impossible de m'opposer à leur décision.
Deux des Sages échangèrent quelques murmures avant de reporter leur attention sur les jeunes gens.
— Et maintenant, la question qui nous taraude tous... Où est Confrère Homaï ?
— Permettez-moi auparavant d'effectuer la totalité du récit de notre périple, vous comprendrez ainsi mieux la cause de la disparition de mon père.
Le Doyen hocha silencieusement la tête et tous les membres du Sommet se suspendirent à ses lèvres. Il leur conta tout : leur capture par les sirènes et les naïades dans le lac de Basaän, leurs péripéties à Redsha et le pigeon voyageur qui semblait n'être jamais arrivé, l'irruption de Shamë dans leur voyage, leur rencontre avec le vieil Oske qui s'avérait en fait être Naadriel, l'attaque des centaures, les mésaventures chez les harpies, la légende de Lullia, l'Épreuve du Sceau du temps... La Wazkaëf prenait de temps à autre la parole pour agrémenter son récit d'autres détails dont elle se souvenait.
— Peu après avoir réussi l'Épreuve, un groupe de sbires des Fils de Nagir nous a pris en chasse, conclut Makis, la gorge nouée. Mon... mon père a alors élaboré un stratagème pour nous permettre, à Shamë et moi, de nous enfuir avec le Sceau. Pour cela, il s'est... sacrifié, et les Fils l'ont pris en chasse. Nous ignorons ce qu'il en est de lui à l'heure où je vous parle.
— Aviez-vous reçu mon pigeon concernant l'implication des Fils dans la recherche des Sceaux ? demanda gravement l'homme en toge blanche.
Le Néophyte acquiesça.
— Ils étaient donc près du but... Pour votre information, un autre binôme est rentré bredouille depuis que je vous ai envoyé ce message, l'Épreuve ayant été réussite avant qu'il n'y parvienne. Nous attendons encore des nouvelles de Confrère Arzaben, parti en quête du Sceau de Vie, et du Confrère Chamno, chargé du Sceau de Lumière. Espérons qu'ils mènent leurs missions à bien avant les Fils... Quant à Homaï, nous ne pouvons rien faire pour lui, j'en suis sincèrement désolé. Attaquer la base de nos ennemis dans notre configuration actuelle relèverait du suicide !
— Nous allons devoir réfléchir longuement à un plan d'assaut afin de récupérer les Sceaux volés et de secourir Confrère Homaï, s'il en est encore temps, renchérit la Sage Neclisa.
Il y eut un court instant de silence durant lequel chacun resta plongé dans ses pensées. Soudain, le Doyen sursauta.
— J'ai failli oublier ! s'écria-t-il. C'était tout de même le but de votre mission, alors... Où est le Sceau du temps ?
Makis le tira délicatement de sa poche et le tendit au vieil homme. Ce dernier examina le cylindre gravé d'étranges symboles sous toutes ses coutures tout en marmonnant des paroles inintelligibles.
— Très bien... Je vous remercie infiniment pour votre courage. La Confrérie et le Royaume vous sont redevables. Suivez-moi, jeunes gens, je vais aller le verrouiller...
Ils se rendirent donc dans la grotte où la prophétie avait été dévoilée et le Néophyte frissonna. Cependant, cette réaction n'était pas due qu'au froid... La caverne lui rappelait le jour où son destin avait basculé, ce jour où son père avait prononcé son nom devant la Confrérie au grand complet. Une sorte de rosace était tracée sur une vaste table de pierre, et à l'extrémité de l'une des six branches, un Sceau bleu était déjà enfoncé. Le Sceau de magie. D'étranges volutes de cette même couleur en émanaient et se dispersaient dans l'air.
— Seuls les membres du Sommet ont accès à cette rosace et à ce qu'elle garde, les rassura le Doyen.
Il prononça quelques incantations, faisant s'illuminer une série de symboles au plafond, et le Sceau du temps vint rejoindre son prédécesseur. Il était enfin verrouillé, mais malheureusement pas pour longtemps...
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