Chapitre 13.
Durant les quelques secondes que durèrent la chute, Makis ne cessait de fixer le halo lumineux qui se rapprochait à une vitesse folle, craignant par-dessus tout que le temps imparti eût fini de s'écouler et que le portail se fermât avant qu'ils ne l'atteignissent, les précipitant vers une mort certaine. Son père disparut sitôt le cercle touché, et quand son tour vint, le garçon ferma les yeux.
Il eut l'impression de traverser une couche d'eau glacée et, moins d'un instant plus tard, son corps atterrit tout en douceur sur une surface dure et froide. C'est seulement à ce moment-là qu'il rouvrit les paupières. Shamë venait de se poser à côté de lui ; quant à Homaï, il s'était déjà relevé.
L'endroit dans lequel ils venaient d'arriver était sombre, mais pas suffisamment pour leur empêcher de distinguer ce qui les entourait. Une longue allée d'obsidienne parfaitement lisse et rectiligne s'étendait devant eux et menait à un piédestal, lui aussi noir mais vide. Bordant le chemin, d'autres socles étaient disposés à intervalles réguliers.
— Où sommes-nous ? demanda la Wazkaëf en se mettant debout.
L'écho de sa voix se répercuta longuement à travers les profondeurs ténébreuses de l'espace qui les entourait.
— À l'Épreuve du temps, répondit calmement le Confrère.
Il s'avança lentement le long de l'allée et se stoppa devant le piédestal, qu'il effleura du bout des doigts.
— Je ne vois pas la moindre trace du Sceau, marmonna-t-il.
Ils tentèrent de le trouver, en vain. Lorsque le Néophyte voulut s'approcher des socles latéraux, une sorte de mur invisible l'en empêcha. Il finit par s'asseoir au sol, découragé. Les deux autres ne tinrent pas plus longtemps que lui et finirent pas le rejoindre. Tout ce vide était désespérant.
— Tout ça pour ça ! ronchonna l'adolescent. C'est à croire que cette Lullia essaye de se payer notre tête !
Ces simples mots suffirent à faire changer les choses, comme si l'un d'entre eux était la clé de l'activation de l'Épreuve. De nombreux objets apparurent sur les piédestaux encadrant l'allée. En les observant plus attentivement, les voyageurs remarquèrent qu'ils étaient tous relatifs au temps : des cadrans solaires, des clepsydres, des sabliers, des bougies, des horloges, des montres... Mais tous étaient étrangement figés : les clepsydres n'avaient pas d'eau, les sabliers pas de sable, les horloges étaient dépourvues d'aiguilles...
Alors que Homaï se précipitait en direction du support du fond, il s'arrêta brusquement en poussant un cri de terreur et manqua de perdre l'équilibre. Sur le socle était apparue une jeune femme qui les fixait de ses magnifiques yeux bleus. Elle était maigre à faire peur, mais plus que tout ce fut sa tristesse qui frappa les trois compagnons.
— Ce doit être Lullia, chuchota Shamë.
— C'est elle, le Sceau ? questionna bêtement le Néophyte. Ca ne va pas être facile à transporter...
Pendant ce temps, son père s'était approché de la jeune femme.
— Lullia ? demanda-t-il doucement.
Ses yeux mélancoliques se posèrent sur lui et sa voix s'éleva. Une voix frêle, timide et fluette.
— Quelle heure est-il ?
— Quinze heures trente-sept ! répondit sans hésiter le Confrère.
Il était de toute évidence très sûr de lui, mais son assurance vola en éclat lorsque la gardienne de l'Épreuve secoua négativement la tête.
— J'aurais pu me tromper... murmura Homaï, décontenancé.
Il réfléchit quelques secondes et ajouta :
— Quinze heures trente-six ? Quinze heures trente-huit ?
Il se vit confronté à deux nouveaux refus. Appelant à la rescousse les deux jeunes gens, ils se mirent à eux trois à énumérer toutes les heures et les minutes possibles. Mais malgré leurs interminables tentatives et même en intégrant les secondes dans leurs annonces, ils essuyaient échec sur échec. Lullia restait impassible, ne leur accordant pas le moindre indice et ne se départissant jamais de son air abattu.
Passablement agacé de se répéter ainsi sans rencontrer de succès, Makis s'éloigna du piédestal et entreprit d'examiner les différents objets permettant de mesurer le temps qui étaient à sa disposition. Ne pouvant guère s'en approcher de près, bloqué par le mur invisible, il se dévissa la tête en tous sens pour tenter de capter un détail qui leur aurait échappé. Une idée germa dans son esprit, mais il douta fort qu'elle fût concluante. Il en fit toutefois part à ses camarades.
— Peut-être que le temps ici se compte en grains de sable ou en gouttes d'eau, étant donné qu'il y a des clepsydres et des sabliers...
Ils appliquèrent cette idée mais le résultat fut à la hauteur des précédents : nul. Habités par un immense sentiment de déception et le cerveau à l'envers, ils finirent par retourner à leur lieu d'arrivée. Makis s'allongea à même le sol et ferma les yeux, tentant de se calmer et de faire le vide dans sa tête. Le froid de l'obsidienne traversait ses vêtements et l'apaisait quelque peu. Le silence de la salle de l'Épreuve était troublant, même Lullia ne faisait aucun bruit, le regard perdu dans le vague.
En parlant d'elle... Le Néophyte s'attarda sur la gardienne et tenta de se remémorer une précision de la légende qui aurait pu les aider dans le cas présent. Un fait, bien que n'appartenant pas à la légende à proprement parler, le marqua soudain.
— Père, de quand date cette légende ? demanda-t-il.
— D'après Naadriel, l'histoire se serait produite il y a un peu plus de deux cents ans, grogna le Confrère.
Le garçon ouvrit brusquement les yeux.
— Deux cents ans, souffla-t-il.
Il jeta un énième coup d'œil à la jeune femme. Oui, jeune femme... C'était le cas de le dire... Si l'on se référait à la légende, Lullia devrait avoir plus de deux siècles. Pourtant, son visage était le même qu'avant sa mort. Pas une ride n'était venue l'altérer, comme si le temps n'avait pas d'emprise sur elle...
Le silence de l'endroit frappa de nouveau Makis. Et si c'était ça... Il devait en avoir le cœur net. Il se leva d'un bond, sous le regard surpris de Shamë et d'Homaï, et traversa l'allée d'obsidienne à grands pas. Il s'immobilisa devant la gardienne de l'Épreuve qui lui posa son éternelle question :
— Quelle heure est-il ?
— Il n'y a pas d'heure ici, affirma le Néophyte, car le Temps n'existe pas.
Lullia demeura près d'une minute sans réaction. Puis, à la stupéfaction du garçon, elle hocha lentement la tête. Instantanément, son corps tout entier se mit à briller et sa silhouette commença à s'estomper lentement. Elle adressa un sourire reconnaissant à Makis juste avant de disparaître pour de bon, enfin libérée. Enfin capable d'aller retrouver son grand amour dans l'au-delà.
Un bruit sourd résonna soudain dans la sombre salle, faisant sursauter le garçon. Il se retourna vivement et chercha la provenance de ce son. Des aiguilles étaient apparues dans les montres et les horloges, qui s'étaient toutes mises à fonctionner en même temps, indiquant quinze heures trente-sept. De même que les sabliers avaient recommencé à égrainer leur sable, et les clepsydres à déverser leur eau.
Homaï et Shamë accoururent auprès de Makis.
— Comment as-tu réussi à trouver la solution ? souffla le mage, éberlué.
Son fils lui énuméra les indices qui l'avaient mis sur la voie. Lorsqu'il eut terminé, il vit une lueur de fierté et d'admiration passer dans le regard de son père, ce qui le rasséréna. Peut-être, après tout, n'était-il pas qu'un irresponsable. Shamë avait aussi l'air impressionné mais elle tenta de le masquer, ne souhaitant pas laisser Makis marquer un point là où elle avait échoué.
Une vive lumière en provenance du piédestal les éblouit pendant un instant. Lorsqu'elle se résorba, un petit cylindre noir orné d'étranges inscriptions y reposait.
— Le Sceau du temps... murmura le Confrère. Nous l'avons enfin...
Il paraissait détendu et soulagé. Après un bref regard à l'intention des jeunes gens, il saisit délicatement le Sceau. Aussitôt, des fourmillements parcoururent le corps de Makis et il disparut en même temps que les deux autres. Ils reparurent peu après devant le menhir et constatèrent que le soleil n'avait pas bougé.
— Le temps ne s'est pas écoulé depuis notre départ, murmura Homaï. Seulement lorsque nous avons triomphé de l'Épreuve...
Il glissa le cylindre noir au fond d'une de ses innombrables poches.
— Mieux vaut éviter de le perdre, désormais, pouffa-t-il.
Alors qu'ils se remettaient en selle, une série de roucoulements se fit entendre et un pigeon épuisé vint s'écrouler sur l'épaule du Néophyte.
— Il porte une missive ! s'exclama-t-il.
Il déroula le plus vite qu'il put le petit morceau de papier.
— C'est un message du Doyen !
— Lis-le, l'encouragea son père.
— Mes chers Confrères, j'espère que tout va bien pour vous, du moins pour le moment. Les choses risquent de se gâter : nous venons d'apprendre que les Fils de Nagir ont eu connaissance de la prophétie et sont à la recherche des Sceaux. Le Confrère Latsoyk et son binôme se sont vu dérober le Sceau du sang par un groupe de Fils. Nous ignorons encore comment ils sont parvenus à avoir vent de tout ceci, toujours est-il qu'ils représentent désormais un grand danger. Nous vous enjoignons de regagner la forêt au plus vite. Bon courage.
Homaï blêmit.
— Ne traînons pas ! s'écria-t-il. S'ils ont déjà trouvé d'autres équipes de recherches, ils ne doivent pas être loin de nous...
Ils partirent au galop dans la montagne, tout soulagement envolé. Le mage gardait une main sur la bride et une autre sur la poche dans laquelle était rangé le Sceau. Il haussa la voix afin de se faire entendre des deux autres cavaliers :
— Ce qui m'étonne, c'est que le Doyen nous informe qu'il vient seulement d'apprendre la récente agitation des Fils, alors que nous lui avons envoyé un pigeon depuis Redsha il y a pas mal de temps !
— C'est vrai ! admit son fils. Peut-être qu'il a été intercepté ou qu'il s'est perdu en chemin !
— Mais il y a autre chose de plus inquiétant : qui donc a bien pu mettre les Fils de Nagir au courant ? Seul un membre de la Confrérie de Käyen peut savoir ! Il y a donc un espion, un agent-double ou un traître parmi nous !
Lorsqu'il se tut, Shamë demanda :
— Qui sont ces Fils de Nagir dont vous parlez ?
Le Néophyte lui expliqua alors tout ce que son père lui avait déjà raconté à leur sujet : qu'ils étaient illégaux, dangereux et sans pitié, et que seuls le pouvoir et la domination les intéressaient. Les trois voyageurs continuèrent de chevaucher sur les pentes verdoyantes en soufflant de petits nuages de vapeur, sentant leur sentiment d'anxiété se faire davantage pesant à chaque minute qui passait. Ils n'étaient plus qu'à quelques kilomètres de la route lorsque de puissants cris parvinrent à leurs oreilles.
Ils stoppèrent vivement les chevaux et se retournèrent. Au détour d'un bosquet, à quelques centaines de mètres derrière eux, un groupe de cavaliers brandissait leurs armes d'un air menaçant.
— Ce sont des sbires des Fils de Nagir ! souffla le Confrère. Les brigands de haute-montagne se déplacent rarement à dos d'équidés...
Il s'approcha de son fils et lui glissa discrètement le Sceau dans la poche.
— Je te le confie, chuchota-t-il. Shamë, j'ai besoin de toi : fais une illusion, la plus réaliste possible, du Sceau du temps. Ensuite, matérialise-la dans la main de Makis, qui va faire semblant de me le donner de façon bien évidente. Exécution !
La mage-guerrière créa donc le mirage et les deux hommes mirent en place la simulation, en espérant que les Fils se fassent piéger.
— Maintenant, écoutez-moi bien, tous les deux, reprit précipitamment le mage. Je vais faire diversion : maintenant qu'ils pensent que je suis en possession du Sceau, ils risquent de me prendre en chasse. J'ai auparavant trois consignes à vous transmettre : ne vous séparez jamais du Sceau, ni l'un de l'autre, et rentrez confier l'objet au Doyen le plus rapidement possible. Pour cela, allez à Kemaja, le village marchand qui est au pied des montagnes. Laissez-y vos canassons, cachez-vous-y et intégrez la prochaine caravane en partance pour le Sud.
Il fit tourner les talons à son cheval, qui piaffa d'impatience.
— Vous avez une immense responsabilité sur vos épaules ! Faites en sorte de ne pas échouer, la Confrérie et le Royaume comptent sur vous. Mais surtout...
Homaï les regarda gravement :
— Prenez soin de vous, tous les deux... J'espère qu'on se retrouvera bientôt...
Sans plus attendre leur réponse, il lança sa monture au galop dans la direction opposée, offrant une diversion propice aux jeunes gens. Son stratagème fonctionna à merveille : les sbires, déjà lancés à vive allure dans leur direction, se détournèrent pour poursuivre l'homme.
Makis le suivit du regard jusqu'à ce qu'il disparût derrière un avancement rocheux. Le cœur serré par ce sacrifice, il priait intensément pour avoir l'occasion de revoir un jour le seul parent qui lui restait.
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