Chapitre 10.
Ils partirent le lendemain matin, empruntant la route qui démarrait au Nord de Valdenish. Des convois marchands s'y pressaient à nouveau, mais leur nombre était nettement moins important que sur les voies qui partaient vers le Sud. Homaï avait décrété qu'ils ne prendraient pas de sentiers secondaires malgré les informations précises fournies par Oske, par peur de subir de nouvelles mésaventures qui auraient été plus que déconvenues dans leur situation.
La neige se mettait à tomber par moment, agaçant Shamë qui se pelotonnait dans sa cape. Au crépuscule, ils firent une halte au détour d'un bosquet et établirent un campement de fortune pour la nuit. Tandis que le Confrère allumait un bon feu, la mage-guerrière demanda à Makis :
— Dis-moi, à part te servir de ton arc, sais-tu vraiment te battre ? J'ai constaté à plusieurs reprises que tu fuyais le danger plutôt que d'essayer de lui faire face. Aurais-tu peur ?
Bien sûr qu'il avait peur, et il le savait. Mais il ne voulait pas se montrer faible devant une fille, qui faisait trente-cinq centimètres et vingt-cinq kilos de moins que lui qui plus est.
— Évidemment que je sais me battre ! rétorqua-t-il d'une voix qui se voulait enjouée, tout en bombant le torse.
Shamë le considéra d'un air narquois et il comprit qu'elle ne le prenait pas au sérieux.
— Très bien, dans ce cas ! lança-t-elle. Attaque-moi, pour voir !
— Ce n'est pas très juste, protesta le Néophyte. Je n'aime pas frapper les gens sans raison, et puis tu es...
— Une fille, c'est ça ? releva la Wazkaëf. On ne fait pas de différence entre ses ennemis, qu'ils soient hommes, femmes ou non-humains. S'ils nous veulent du mal, on ne doit pas se poser de question. Maintenant, j'ai une bonne raison de te demander cela : je dois jauger tes compétences, histoire de savoir à quel statut je peux te situer, celui de boulet ou de héros de guerre... Alors, cesse de tergiverser et d'esquiver la confrontation.
— Je n'esquive pas ! rugit Makis.
Et il fonça sur elle le poing brandi, en poussant un cri qu'il tentait de rendre féroce et intimidant. Il se retrouva par la suite immobilisé au sol en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, et Shamë ajusta son couteau sous la gorge du garçon avant de pouffer :
— Effectivement, tu as une combativité digne de celle des chevaliers de la garde royale ! Il ne te reste plus qu'à apprendre... les bases.
Vexé, il la repoussa, se releva tant bien que mal et partit s'asseoir près du feu en époussetant ses vêtements. Elle finit par le rejoindre et lui dit doucement :
— C'est pour ton bien que je fais ça, tu sais. Simplement pour t'éviter de mourir comme un idiot au premier brigand croisé. Je ne serai pas toujours là pour m'en charger à ta place. Je ne t'oblige à rien, bien sûr. Je ne m'entêterai pas à t'enseigner des techniques de combat si tu n'es pas intéressé, car il n'y a rien de plus barbant que d'avoir un élève qui fait ce que vous lui demandez par obligation et pas par intérêt.
Elle partit ensuite s'isoler un peu plus loin, laissant Makis seul. Le garçon se sentait honteux d'avoir ainsi montré à la mage-guerrière qu'il ne savait même pas tenir tête à un adversaire plus de deux secondes. Il ferma les yeux et tenta de s'apaiser, laissant les flammes le réchauffer lentement.
— Oh ! s'exclama soudain son père, le faisant sursauter. Regardez !
Il pointait le ciel, dans lequel un magnifique spectacle se produisait.
— L'alignement des trois lunes ! souffla Shamë, les yeux brillants. C'est magnifique ! J'avais oublié que c'était aujourd'hui.
Deux des lunes avaient effectivement disparu derrière la troisième et seule l'orange était visible dans le ciel. Les étoiles semblaient scintiller de plus belle.
— C'est joli, marmonna Makis sans conviction.
— Pas seulement ! s'enthousiasma la Wazkaëf. C'est un évènement qui ne se produit qu'une fois tous les ans, et pour notre clan, il représente bien plus que pour vous autres... Lorsque les trois lunes sont alignées comme c'est le cas ce soir, nos capacités de prédiction sont considérablement augmentées. Je vais donc pouvoir lire le destin que les étoiles nous réservent !
Elle s'assit à même le sol et ferma les yeux. Après plusieurs minutes ainsi, elle les rouvrit et fixa le ciel. Les milliers d'étoiles et la couleur orangée de la lune se reflétaient dans ses yeux rouges. Elle était d'un calme que le Néophyte ne lui avait jamais connu. Pendant près d'un quart d'heure, elle ne dit rien et l'adolescent partit s'adosser à un arbre. Soudain, elle murmura :
— Je vois quelque chose...
Elle écarquilla les yeux et poursuivit d'une voix basse et anxieuse :
— Les deux que tout oppose seront bientôt réunis. Un même objectif les anime mais un seul peut l'atteindre. Le sang et les larmes couleront inévitablement...
Elle tourna son visage vers le sol, les paupières closes, et secoua doucement la tête :
— C'est tout ce que les étoiles ont décidé de me dire ce soir, je suis désolée.
Homaï se précipita vers elle.
— Qu'as-tu vu d'autre ? Il n'y a pas un lieu, une date ou une personne que tu aurais reconnue ? chuchota-t-il vivement.
La jeune fille se braqua aussitôt.
— Tu penses peut-être que je vois l'avenir aussi clairement que je te vois ? Eh bien non ! Mes visions ne prennent la forme que de symboles, de couleurs ou de voix. A moi de les interpréter, et je peux t'assurer que je fais de mon mieux pour traduire ce qui m'est montré.
Elle s'éloigna ensuite d'un pas digne, disparut sous sa couverture et ne lâcha plus un mot. Makis dormit mal, cette nuit-là. Les obscures prédictions de Shamë lui trottaient dans la tête, l'effrayant et l'intriguant à la fois. Il espérait de tout cœur que toute cette violence n'allait pas être liée à leur expédition chez les harpies. Il se demandait également qui étaient ces « deux que tout sépare »...
Lorsque l'aube arriva, le Néophyte avait l'impression de n'avoir fermé l'œil que cinq minutes. Il se redressa en baillant, le corps raide et engourdi pas le froid. Le feu avait rendu l'âme et l'écho des premières caravanes marchandes parvenait à ses oreilles.
Les trois voyageurs reprirent leur route en silence et, deux heures plus tard, atteignirent un embranchement. La route de droite était large, convenablement entretenue et menait à la cité de Sarsaron. La totalité des convois et des voyageurs l'empruntaient. Le chemin de gauche, quant à lui, était étroit et sinueux. La pente semblait plus raide qu'auparavant et les nombreux cailloux dont elle était parsemée paraissaient instables. Aucun être n'y circulait et seul un vent glacial accueillait les voyageurs qui s'y engageaient. Il s'agissait sans aucun doute du chemin menant au pic des harpies et il n'avait pas dû être emprunté depuis belle lurette.
Makis leva les yeux. À plusieurs centaines de mètres en amont, la barrière de nuages s'élevait à une hauteur vertigineuse, les empêchant de discerner le sommet. Au grand dam du garçon, son père tira la bride de sa monture, la faisant pivoter vers la gauche. Ils prirent donc la direction du mystérieux pic et cheminèrent lentement sur les périlleux sentiers qui y menaient. Quand ils arrivèrent enfin à proximité des nuages qui leur barraient la route, un panneau de bois ébréché attira leur attention.
— Le texte est rédigé dans le langage des harpies, annonça le Confrère. Mais voici ce qu'il indique...
Étranger, toi qui souhaites t'aventurer sur nos terres éternelles,
Réfléchis à deux fois avant de venir nous importuner.
Va-t'en retrouver le commun des mortels,
Si ta vie tu souhaites préserver.
— Très engageant ! lança ironiquement Shamë. Cela risque d'être le voyage le plus reposant que j'aie jamais effectué !
—Ce n'est pas comme si on était venus faire du tourisme... marmonna Makis, et il fut à peu près sûr qu'elle l'avait entendu.
A vrai dire, il se sentait de moins en moins rassuré. La peur commençait déjà à l'envahir alors qu'ils n'avaient même pas passé les nuages. Les chevaux eux non plus n'avaient pas l'air particulièrement serein, renâclant et piaffant. Ils devaient sûrement sentir le danger qui les guettait.
— On y va, affirma Homaï.
Un vent d'une force inouïe les frappa dès qu'ils pénétrèrent dans la barrière de nuages.
— Descendez des chevaux ! s'égosilla le mage afin de couvrir le bruit incessant des bourrasques.
Les deux jeunes gens s'empressèrent de mettre pied à terre. Leurs montures étaient paniquées par les conditions climatiques qui avaient changé du tout au tout et ne cessaient de se débattre. Makis tenait fermement la bride de son étalon, mais le cuir commençait à lui brûler les mains. A l'intérieur des nuages, il faisait très sombre et l'on n'y voyait pas à cinq mètres. L'air tourbillonnait furieusement.
— Restons groupés et avançons ! hurla Homaï. Il faut...
La fin de sa phrase se perdit dans le vent. Le Néophyte batailla pour se rapprocher de Shamë, qui semblait plus en difficulté qu'eux à cause de sa petite taille. Bien que sa jument fût la plus calme des trois chevaux, elle parvenait difficilement à la contrôler. Il empoigna de sa main libre l'autre bride et se mit à tirer les deux montures à la suite de son père. Il les entendait hennir de terreur et leurs sabots martelaient le sol furieusement.
Soudain, une rafale plus puissante que les autres fit voler une pluie de morceaux de roche issus du sol. Makis poussa un cri de surprise et se protégea instantanément le visage de ses bras, sans pour autant lâcher les lanières de cuir. Il entendit la jument de la Wazkaëf hennir de plus belle et son père pousser un juron très créatif. Sans doute avaient-ils été touchés. Ils continuèrent toutefois leur progression sans se plaindre.
Leurs oreilles sifflaient à cause de l'incessant gémissement du vent et leurs bras commençaient à tétaniser à force de tirer les chevaux. A un moment donné, le garçon aperçut une forme immobile au sol à quelques mètres de lui. En l'observant plus attentivement, il réalisa qu'il s'agissait d'un cadavre dont les vêtements en lambeaux s'agitaient furieusement. Il eut un haut-le-cœur et détourna précipitamment le regard en espérant sincèrement que ce n'était pas un cadavre humain.
Après un temps qui leur parut durer une éternité, l'atmosphère se fit plus calme et la lumière revint peu à peu. Ils finirent par quitter la tempête avec soulagement. De l'autre côté de la barrière de nuages, il faisait un grand soleil mais toujours aussi froid, même s'il n'y avait pas la moindre trace de neige. Makis émit un long soupir et se laissa tomber sur le sol dur, tout en tâchant de retrouver son souffle. Il lâcha doucement la bride de son étalon en grimaçant, tant ses mains avaient été contractées autour. Cela avait laissé des marques rouges au creux de ses paumes.
De son côté, Shamë s'évertuait à rassurer sa jument tandis qu'elle examinait l'estafilade que la pierre lui avait laissée sur le flanc. Homaï, quant à lui, bandait son bras à l'aide d'un morceau de tissu afin d'éponger le sang qui s'écoulait lentement de sa plaie.
— Tout le monde va bien ? s'enquit le mage en détaillant ses deux compagnons de voyage.
Ils hochèrent faiblement la tête.
— Rude traversée ! s'esclaffa-t-il ensuite. Heureusement, tout le monde est arrivé en un seul morceau !
Au même moment, à des kilomètres de là, Naadriel, toujours à Valdenish, sirotait un verre à la terrasse d'une auberge en compagnie de son ami le gobelin. Bien évidemment, il ignorait tout de l'épreuve que venaient de traverser les trois voyageurs. L'ancien membre de la Confrérie lui demanda à voix basse :
— J'ai quelque chose à te demander afin d'aider des amis qui sont dans la région... Bien entendu, je souhaite que tu le gardes pour toi...
— Tu n'as pas à le préciser, tu sais très bien que tu peux me faire confiance, répondit sans hésiter la petite créature
— Connaitrais-tu quelque chose qui, dans ces montagnes, aurait un rapport avec le temps ?
Le gobelin resta pensif quelques secondes avant d'énoncer :
— Il y a bien la légende de Lullia, qui est très célèbre au sein de notre peuple...
— Raconte-la-moi, s'il-te-plaît...
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro