La mort de Yoheï plongea l'ensemble des soldats de la Citadelle dans la terreur quotidienne de croiser Samaël. Le possédé ne désirait quoi qu'il en soit pas avoir affaire avec eux. La folie avait fini de le consumer et il ne quittait les geôles du palais qu'en de rares occasions. Au cours des mois qui suivirent, en attendant que Greeph se remette de sa mésaventures avec la tombe de Magnus, Yuki acheva les préparatifs pour le moment tant attendu.

Dante et Rosae assuraient l'obédience d'un Aegidius Luminarii affaibli par l'âge et les regrets, incapable de considérer les disparitions d'enfants que Kanô orchestrait dans l'ombre et dont le chef armurier Aidan Seylaw s'alarmait. Le mage multipliait les voyages jusque dans la caverne du Primo Bosco où la faune l'attendait afin de lui barrer la route, en vain. Aucune des recrues qu'il avait jusque-là repérées ne lui apporta satisfaction, à l'exception notable du lancier Sarhaan Gnitas. En dépit de la haine que ce dernier nourrissait à l'égard de son foyer et de la force dont il faisait preuve en dépit de son jeune âge, Sarhaan Gnitas ne représentait pourtant qu'un bien maigre pion sur l'échiquier dont Kanô identifiait les pièces. Dante, toutefois, se méfiait particulièrement du jeune homme.

Sarhaan aurait quoi qu'il en soit son utilité, le mage le savait, comme il avait bien compris que les noms donnés par le Généalogiste n'étaient certes pas ceux des Descendants, mais d'individus qui auraient un rôle à jouer dans la frénétique succession d'événements en marche.

A l'aube de septembre 507, Kanô et Sohl s'apprêtaient à partir pour une énième excursion dans les plaines de la Surface lorsque Yuki, alors en discussion avec la nécromancienne Fiel, les intercepta dans le grand hall d'entrée.

— Nephyl a convoqué tout le monde.

— Il nous a autorisés à nous absenter, répondit Kanô.

— Je ne dis pas le contraire, reprit Yuki, mais cela ne vous dispense pas d'écouter ce que j'ai à vous dire.

— On a pas le temps, pesta l'invocateur. On verra ça à notre retour.

Et les deux soldats s'en allèrent sans attendre.

— Ce Sohl me glace le sang autant que Samaël, confia Fiel.

— Kanô l'ignore encore, mais tout les efforts qu'il déploie depuis plusieurs jours vont voler en éclat à cause de lui. Sohl s'apprête à tuer la jeune fille ciblée par notre talentueux mage. Une petite chasseresse du modeste clan Ostrya. Enfin bon... il saura quand même démontrer son importance très bientôt, comme vous tous.

— Je n'en doute pas. Après tout, vous savez déjà comment les choses vont se dérouler, divinatrice. Oserais-je vous demander ce qui attend les Scavar ?

— Il est préférable pour tout le monde que je garde mes petits secrets, Fiel. Je peux toutefois vous dire que l'un des vôtres s'apprête à connaître un destin hors du commun.

— Je n'ai jamais eu de doute quant aux compétences de Greeph, reprit la nécromancienne. Il est l'avenir de notre peuple.

Yuki retint un petit rire.

— Nous sommes attendus, conclut simplement la divinatrice.

Dans la salle du trône, l'ensemble des soldats de Nephyl s'étaient réunis, à l'exception de Sohl, Kanô, Dante et Samaël. Formant un arc de cercle face à l'empereur, tous attendaient le début des hostilités promises par le sorcier. Ce dernier avait largement pris le temps de pénétrer dans l'esprit de chacun, d'observer chaque motivations, et même si celles-ci pouvaient parfois paraître chancelantes, il demeure qu'une redoutable armée s'était érigée autour de Nephyl. Il était enfin prêt à accomplir ce dont il avait tant rêvé.

— L'heure est venue, s'exclama enfin le sorcier. L'heure est venue d'accomplir de grandes choses. De terribles forces sont en train de conduire notre monde à sa perte au moment même où je vous parle. Ce sont ces forces que nous nous apprêtons à combattre, et je sais qu'avec vous, j'atteindrai le destin que l'on m'a jadis promis. Mais notre chemin sera semé d'embuches, je ne me fais pas d'illusion, ajouta-t-il en se tournant vers Yuki.

— La Colline représente notre cible, reprit la divinatrice. La première, et elle n'est pas à sous-estimer. Il vous faudra vous battre de toutes vos forces.

— Vous dites "vous battre", nota l'animalier Lukwos. Vous ne comptez pas nous filer un coup de main ?

— Mon âge et mes pouvoirs ne sont pas faits pour le combat, cher Lukwos.

— Cela fait un moment que j'entends dire qu'on va casser de l'humain, mais toujours rien pour le moment, grogna Bélial. Quand les choses intéressantes vont-elles réellement commencer, divinatrice ?

— Elles risquent de ne plus tarder, lâcha alors Rosae Luminarii. Le Conseil de la Colline est sur les dents, ils se défient les uns les autres comme prévu, grâce aux actions de notre cher chambellan. Toutefois, les choses semblent quelques peu nous échapper.

— C'est à dire ? demanda Nephyl.

— Un possédé a été repéré aux abords de Narok, s'exclama soudain Dante en déboulant dans la salle.

— Dante ? s'étonna l'empereur. Que se passe-t-il.

— Impossible de l'identifier, mais il désirait apparemment entrer en contact avec le roi. Quoi qu'il en soit, le Conseil a pris le parti de s'opposer à Aegidius et son immobilisme. Il s'apprête à envoyer une délégation en pensant que Magnus la recevra pour la conseiller.

— Quel genre de délégation ? riposta Jie de Mithrida.

— Du genre musclée, dit le chambellan. Ils envoient les chefs Forben Sorelias et Serapheím Nortas, accompagnés d'adjuteurs que j'aurais préféré affrontés esseulés.

— Comme ? demande la vieille Fiel.

— Comme le talentueux aîné des Lyaren, comme le puissant adjuteur Neroja, l'expérimenté Dryas Tsuga, l'impitoyable Solal Derkam ou l'impressionnant Azaan Moder. Ils envoient du lourd.

— C'est de ça dont vous parliez, divinatrice ? lança Bélial.

— Un excellent premier test, acquiesça-t-elle. Ils arriveront par la cour d'honneur, en empruntant un ancien portail mage lié à Febehl.

— Dans ce cas, allez vous préparer, ordonna Nephyl.

Tous obéirent avec docilité, s'accordant quelques instants de répit avant le combat promis. Dante, lui, regagna les étages supérieurs avec calme, avant de croiser Sarhaan Gnitas. Le lancier salua respectueusement le chambellan qui, soudain, s'immobilisa face à lui. Quelque peu troublé par l'attitude de l'assassin, le jeune homme n'osa pas reprendre son chemin. Face à l'impassibilité de Dante, Sarhaan se permit d'ouvrir la conversation :

— Puis-je vous aider, chambellan ?

Le silence pesant auquel le soumettait son interlocuteur maintenait une forme de gravité qui ne cessait de le mettre mal à l'aise. Il entendit alors un soupir derrière le masque blanc, avant que ne vienne sa réponse :

— Je suis au fait de toutes les coutumes et traditions de la Colline, jeune Gnitas. J'ai bien révisé mes ouvrages de Rolan Fersen. Il est excessivement rare de voir un homme ainsi gravir les échelons au sein des Lancières. L'adjuteur Azaan Moder est un cas à part, j'ai jadis eu le malheur de tâter de sa lance à l'Académie. Mais vous, je sais ô combien vos pairs vous estiment. Votre traitement est tout autre ici, alors je ne puis m'empêcher de me demander pourquoi avoir abandonné votre gloire à la Colline...

— Comme je vous l'ai dis, je...

— Je connais déjà vos arguments, l'interrompit Dante en levant la main. Je ne suis pas adepte des paroles, mais des actes. Vous allez me convaincre de votre dévotion envers l'empereur.

— Comment ?

— Vous allez retourner à la Colline et me prouver que l'on peut vous faire confiance. Ramenez-moi Azoraï Lyaren, et votre sort deviendra peut-être un peu plus enviable.

Bien loin de l'agitation généralisée de la Citadelle ou de l'entretien entre Sarhaan et Dante, Yuki se tenait seule dans le hall d'entrée du palais, attendant le retour de Kanô et de Sohl. Nephyl avait recruté suffisamment de soldats forts et valeureux, elle le savait. Les Naraka et les sigillants criaient vengeance, les spahis en appelaient à leur devoir ancestral, Ryotaro suivait un instinct indéfectible, ... Il en restait toutefois un, un maillon essentiel, dont les motivations demeuraient hésitantes. Elle ne s'étonna pas de retrouver le mage fou de rage, quelques heures plus tard.

— Un problème ? lui lança-t-elle alors qu'il grommellait.

— Un problème ? répéta-t-il hors de lui. Vous saviez, vous saviez n'est-ce pas ?

— Calme-toi Kanô.

— Vous saviez que ce... Vous saviez que ça ne servait à rien de nous rendre là-bas. Ce... Cet abruti de Sohl est un psychopathe fini ! Il aurait jamais dû m'accompagner. Je me casse le cul à traquer les Descendants depuis des mois, à les localiser à partir de la liste du Généalogiste, à entrer en contact avec eux, à les attirer, et quand on a l'occasion d'en ramener un à la Citadelle, ce malade mental le tue ! Je jette l'éponge. Si vous saviez déjà tout ça, j'ignore pourquoi vous avez envoyé Ryotaro me recruter.

Yuki ne lui répondit pas, elle se contenta de venir agripper son poignet avant qu'il ne reparte vers ses appartements. La divinatrice lui montra alors tout, absolument tout. Elle lui montra la chute des ambassadeurs envoyés par la Colline, mais aussi la défaite face au Conseil, et la mort tragique qui attendait le mage lors de l'assaut du promontoire sacré des Humains. Elle lui montra même tout ce qui arriverait ensuite, le rôle des esprits piégés dans l'Océan des Âmes. Son rôle à lui.

Lorsqu'il s'extirpa de son emprise, Kanô tomba au sol, paniqué, incapable de reprendre son souffle.

— Que... Qu'est-ce que c'était ça ? s'alarma-t-il.

La vieille femme vint s'agenouiller avec difficulté sur le marbre froid, et elle tenta de nouveau de s'emparer de la main du mage. Apeuré, il la repoussa, mais le contact de leur peau ne lui provoqua pas de nouvelle vision. Alors Yuki attrapa les doigts tremblottants du jeune homme.

— Pourquoi m'avoir montré ça à moi... balbutia-t-il.

— Parce que comme Ryotaro, comme Jie, comme Assora, tu possèdes un sens du devoir et du sacrifice hors du commun, Kanô. Tu ne devrais pas avoir à mourir si jeune, et pourtant, ta mort est nécessaire. Comme la mienne, comme celle de tant d'autres. Et je te le dis parce que je sais que tu prendras la bonne décision.

— Je... Nous... Nous allons tous mourir... ?

— Oui...

— Est-ce que les autres sont au courant ?

— Pas tous. Non. En apprenant cela, certains fuieraient, certains chercheraient à sauver leur vie, et le futur que ça engendrerait ne nous permettrait pas de sauver les domaines de l'Effondrement.

— Je... Je vais mourir...

— Oui, Kanô. Nous nous apprêtons à tout donner pour le monde de demain, à lui céder nos existences, et pourtant, nos destins ne représentent pas grand-chose en comparaison de celui de Nephyl, de celui de Nihel Scavar, ou de celui du jeune épéiste que tu as rencontré et qui va bientôt nous rejoindre.

— L'épéiste ? Celui de la caverne.

— Oui.

— Nihel va tous les perdre... Nephyl... Mais lui, qu'a-t-il de si particulier ? Qu'est-ce que cet épéiste va devoir sacrifier pour mériter de mener l'humanité vers son salut ?

— Il perdra beaucoup, lui aussi. Son frère, son père... Mais il devra nous conduire vers un avenir radieux. Et celui-ci n'est pas possible sans notre perte.