Part.II - 2.1 : Genèse d'un désaccord
Si les deux concernés ont longtemps gardé le contenu de leur conversation secret, consulter leurs Mémoires nous permet aujourd'hui d'entrevoir et analyser le fond de ce célèbre désaccord.
Le regard perdu dans les étendues obscures du Désert Noir, le prince, sans doute encouragé par le récent rapprochement avec son père et le succès de leur grand tour dans l'empire, exprima son intérêt grandissant pour l'espèce des Faucheurs :
— La Fosse est-elle aussi grande que ton empire ?
— A vrai dire... hésita Magnus, je l'ignore, Vincere. Les limites de notre domaine nous sont encore inconnues, comme celles de la Surface et des Cieux. Peut-être les terres du Fossoyeur sont-elles aussi vastes que les nôtres. Peut-être le sont-elles plus encore...
— Je trouve ça fascinant.
— "Fascinant" ? répéta l'empereur interloqué.
— Notre empire est divisé entre les peuples de l'Ombre, les Chimères et les Gardiens. Les Faucheurs, eux, jouissent seuls de la Fosse. C'est leur monde, à eux et eux seuls.
— Notre empire n'est pas divisé, Vincere, rectifia soudain Magnus. Nous nous le partageons, nous vivons en communion, tous ensemble.
— Il n'empêche que je rêverais de voir Obsidienne, de croiser ses habitants, et de rencontrer l'Être Originel à sa tête...
— Je te l'interdis formellement, lâcha l'empereur avec autorité. Souviens-toi ce que je t'ai raconté à propos du Serkole Morem. Les Faucheurs sont tout sauf des êtres dotés de sympathie ou de bonté. La coexistence avec eux n'est pas envisageable.
— Pourtant, si vos deux empires, le nôtre comme celui du Fossoyeur, venaient à s'unir, alors l'alliance qui en résulterait assurerait la toute-puissance des héritiers de Phrone.
Cette dernière remarque est parmi les plus intéressantes de l'étude psychologique de Vincere, et il ne fait aucun doute qu'elle retint aussitôt l'attention de Magnus dès qu'elle fut formulée.
Il arriva un moment où les deux sorciers se trouvèrent en désaccord sur absolument tous les sujets inimaginables. Leurs goûts différaient, leurs conception du devoir, du respect, leurs projets, leurs modes de réflexion, ... Le jeune Vincere, en exposant son idéal d'un empire unifié entre les quatre espèces des Profondeurs, témoignait du dangereux courant de pensées qui commençait à le séduire, au grand dam de son père.
Magnus avait fait son règne celui de la paix afin que jamais les affres de la Grande Guerre ne puissent être vécus de nouveau. Il était un souverain soucieux de la stabilité de son empire, de son domaine, et même de l'Équilibre qui régissait le Monde. Cela n'était envisageable qu'en considérant une cohabitation cordiale avec la Surface comme les Cieux. Vincere présenta une idée qui allait à l'encontre des principes de son père : un empire mêlant l'Ombrescence et le Fossoyeur déboucherait inévitablement sur une guerre, interne ou externe. Surtout, derrière ces mots, Magnus comprit que, aux yeux de son fils, la grandeur de son peuple passait par son hégémonie, et la soumission des autres.
Pensée d'un enfant trop jeune qui peine à entrevoir les dangereuses dérives de telles paroles ? Magnus s'accrocha à cette chancelante certitude autant qu'il le pourra au cours des années suivantes. Mais le prince exprimait là quelque chose de viscéral, de profond, un sentiment qui lui était propre et sincère.
— Notre vie, notre survie, ne peut passer que par une bonne entente avec les créatures avec lesquelles nous partageons le Monde, expliqua Magnus. Les Faucheurs ont déjà illustré leur incapacité à se lier à d'autres êtres, comme de maintenir leurs faux gentiment rangées. Le Serkole Morem est un enseignement que nous ne pouvons oublier : la confiance avec les enfants du Fossoyeur est une utopie.
— Tu as pourtant bien pardonné aux Hommes ce qu'ils ont fait à grand-mère Sapia et grand-père Potens...
L'analogie choqua tellement Magnus qu'il se refusa à poursuivre la discussion et n'adressa plus la parole à personne jusqu'au retour à la Citadelle quelques jours plus tard. Pendant cette période, Vincere prit soin d'éviter le carrosse de son père afin de partager le voyage auprès d'Abaddon, Maelströ et Guido. Dans la voiture arrière, le prince, tout comme l'empereur, ne décoléra pas de cet accrochage.
— Comment peut-il avoir autant de considération pour la race qui a ravagé notre domaine et massacré ses propres parents... murmura Vincere, pensif.
— Les voyages de votre père à la Surface lui ont prouvé que les Hommes ne sont pas tous les mêmes, et que les méfaits des Invocateurs ne sont pas imputables à l'ensemble de leur espèce, expliqua Abaddon.
— C'était il y a deux siècles pourtant ! s'offusqua le prince. Le Siècle de Mort a eu lieu il y a bien plus longtemps... Comment peut-il excuser les Humains et non les Faucheurs. Eux aussi ne sont pas responsables des actes de leurs ancêtres...
— "N'oubliez pas que les Faucheurs ne vieillissent pas, prince", reprit Maelströ. "Ceux qui ont autrefois perpétré le Serkole Morem sont ceux que votre père fustige aujourd'hui".
— Quand bien même, un empire uni entre Ombrescents et Fossoyeur nous préserverait à jamais de la folie des Hommes. Des douze espèces, ils sont les plus misérables et les plus dangereux.
Abaddon comme Maelströ s'étonnèrent de la virulence des propos du prince envers une race qu'il n'avait pourtant pas encore côtoyé. Ce ne serait pas la dernière fois que le sujet serait abordé entre eux.
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