35. Sa mémoire
Je ne suis jamais allé au monastère de Mashou. Il paraît que j'ai manqué quelque chose.
Adrian von Zögarn, Notes sur mes voyages
Il faisait nuit. Inanna avait surgi à demi de la ligne d'horizon, comme pour le saluer.
Sa valise était prête.
Il avait posé le concentrateur sur une petite table ronde couverte d'un napperon de soie. Cela lui donnait une allure de boule de cristal.
La pierre vibrait avec insistance, attestant qu'il pouvait partir à tout moment. Il suffisait de le demander.
Transporte-moi sur Terre. Ou sur Daln. Un endroit idéal pour prendre des vacances. L'occasion de répondre à des questions importantes. Par exemple, ont-ils enfin appris à faire de la vraie bière à Yoran ?
Adrian hésitait.
Il n'avait plus rien à faire sur la terre de Ki. Celle-ci suivait son propre chemin. Il devait faire de même.
Ma vie, songea-t-il, est une éternelle fuite en avant. Tel est le désavantage de vivre dans le présent : je ne suis chez moi nulle part.
« C'est encore vous. »
Le visage de Jilèn apparut entre deux bougies.
« Que faites-vous, Adrian ?
— Je m'apprête à partir.
— Avec ce cube ? »
Elle sembla se rendre compte elle-même de la caducité de sa question. Après avoir étonné dix, cent fois, Adrian finissait par ne plus étonner.
« Vous pouvez retourner dormir.
— J'ai pris une décision.
— Non, je ne vous emmène pas avec moi.
— Je pars pour le monastère de Mashou. »
Adrian fronça des sourcils. Ce nom lui disait quelque chose. S'agissait-il d'un souvenir enfoui trop profondément, ou d'une réminiscence de Zögarn ?
« C'est un lieu presque mythique sur Ki, expliqua Jilèn. Il se situe loin au Nord, dans les montagnes. Kira m'a dit que Sat, le père adoptif d'Almena, s'y trouve peut-être.
— Je vois. Excellent choix, je suppose. Je vous souhaite d'accéder à la paix, madame.
— Je vous le souhaite à vous aussi, Adrian.
— Je reviendrai peut-être vous voir.
— J'ai le sentiment que vous ne reviendrez pas. Vous avez été essentiel à la victoire contre Zor, Adrian von Zögarn. Mais vous avez encore d'autres rôles à jouer, sur d'autres mondes. Adieu. »
***
Jilèn partit à pied, comme le font tous les pèlerins et les pénitents. Sa cheville ne l'élançait plus comme au premier jour, mais son bâton de marche jouait astucieusement le rôle de béquille.
Son premier arrêt fut sur la plage où Almena était partie. Devant un Utu passif se découpait Inanna, qui traversait le ciel avec une lenteur cérémonielle. La lune rougeoyante n'avait jamais été aussi visible. Déjà absent, Adrian manquait ce spectacle astronomique.
Kira l'observait. Le jeune homme, qui préparait le départ de la tribu Málem, devait avoir vu Jilèn sortir du camp à l'aube.
« Elle reviendra, dit-il.
— Je ne sais pas si nous revenons. Si la vie est un cycle et que les âmes reviennent. Cette question est trop difficile pour moi.
— Je ne parle pas de toi et moi. Almena était plus que nous deux. Elle reviendra, ici ou ailleurs, dans un corps humain ou dans celui d'une autre créature douée de conscience, s'il en existe. Nous sommes l'humain. Nous sommes une matière malléable d'où surgissent des êtres et où ils retournent aussitôt. Almena ne fait pas partie de cette matière. Elle est une forme d'éternité. »
Il croyait avec force. Ces pensées, qu'il avait construites pour accepter sa mort, étaient comme la perle que fabrique l'huître. Kira serait un philosophe. Un métaphysicien. Né comme un nouvel homme, dans le sillage de la sauveuse, il serait éclatant.
Jilèn n'avait pas une telle force. Elle se sentait disparaître dans l'ombre.
« Adieu, Kira, dit-elle.
— Il est temps pour toi de retrouver la paix » reconnut-il.
Un geste de la main et il disparut dans les dunes, peut-être lui-même un mirage.
Jilèn marcha alors des jours, des mois, des années. Son bâton de marche se creusa au niveau de la prise. Le bois en devint aussi dur que la pierre.
Tout était allé si vite lors de la guerre contre Zor, que la terre de Ki lui avait paru minuscule. Désormais, l'espace et le temps se dilataient dans des proportions lyriques. Le même chemin accompli en une nuit de chevauchée épique, elle le parcourait maintenant en vingt jours, de son pas hésitant. Samera, Lydr et Xiloth ayant été ravagées par Zor, il ne restait à l'Est de Ki que des villes de moindre importance, une poignée de villages qui tentaient de garder la tête hors de l'eau. Les tribus de nomades avaient été promptes à retrouver leur territoire habituel. Jilèn marchait donc seule et ne rencontrait pas d'humain pendant des jours. Sa seule compagnie fut celle des astres. Son existence ralentissant, son regard changeait : elle discernait l'ordre dans le mouvement d'Utu et des trois lunes. Elle voyait des messages dans le ciel étoilé.
Les premiers pins apparurent. Gardiens silencieux de la taïga qui fermait le versant Nord de la terre de Ki, ils firent disparaître l'horizon. Jilèn rencontra plusieurs fois des nomades des tribus du bois. Ils la reconnaissaient de loin comme l'une des leurs ; jamais comme celle qui avait manqué trois fois à son devoir. En assassinant Clemn, en abandonnant Xiloth, en échouant face à Zor.
À l'orée des montagnes, le hasard mit sur sa route un druide du cristal. Un homme très âgé, quasiment chauve, les bras garnis de bracelets et de boucles.
Elle lui posa de nombreuses questions.
« Connaissez-vous Sat ?
— Sat est parti vers le monastère de Mashou.
— Pouvez-vous m'indiquer cette route ? »
L'homme hésita longuement.
« Avez-vous la force de la parcourir ?
— Je n'ai rien à perdre sur ce chemin. »
Le druide détailla alors la route à suivre, il nomma les cols et les monts. Il nomma les tribus que Jilèn rencontrerait sur sa route, expliqua comment parlementer pour qu'ils la laissent vivre et rejoindre le sanctuaire.
« Beaucoup cherchent le monastère, dit-il. Seuls ceux qui en sont dignes peuvent prétendre le rejoindre.
— Je mourrai sans doute sur ce chemin...
— Les montagnes ne vous jugent pas. Elles ne sont pas comptables de vos crimes. Il s'agit de la dignité humaine. Sachez, fille d'Enlil, que la rédemption existe. »
Elle ne voulait pas en entendre parler.
Jilèn entra dans les montagnes. Les tempêtes innombrables la surprenaient en pleine marche. Le vent la frappait par bourrasques et elle s'arrêtait alors, cramponnée à son bâton, le dos rond, refermée comme une coquille. Il fallait marcher encore, jusqu'à un abri de pierre, sans quoi elle se couvrirait de glace.
Le calme ne revenait jamais longtemps ; après le blizzard se déclenchaient les avalanches. Les neiges éternelles dévalaient des versants opposés au sien dans des grondements courroucés.
Jilèn marcha sur des chemins de pierres gelées qui semblaient avoir été oubliés mille ans.
Enfin, le monastère, sis sur une arête de pierre, lui apparut. Il faisait face au vide d'une vallée lointaine, perdue dans un immuable brouillard. Elle marcha jusqu'aux portes de chêne ; elles étaient ouvertes.
Le monastère n'était pas aussi bien entretenu que dans la légende. Les moines et les nonnes, fort peu nombreux, s'intéressèrent à peine à sa présence. Une partie des bâtiments tombait en ruines, il manquait des tuiles à ces pagodes et le gel avait fragmenté leurs poutres de bois.
« Venez, lui dit une femme en robe ocre. La supérieure Mashou vous attend. »
Mashou méditait dans une salle plongée dans l'obscurité. Assise en tailleur, entre quatre bougies polychromes, mains posées sur ses genoux, elle s'apparentait à une statue. Elle n'ouvrit pas même les yeux lorsque Jilèn, indécise, s'assit face à elle.
« Je pensais qu'Aléane viendrait me voir, dit la supérieure.
— De qui parlez-vous ?
Elle ouvrit les yeux. Mashou était ancienne, mais son physique semblait résister à l'âge aussi bien que son esprit.
— Excusez-moi. Sous quel nom la connaissez-vous ?
— Almena.
— Almena, c'est cela. Je pensais qu'elle viendrait me voir. »
La supérieure se tut, comme si elle attendait que Jilèn parle. La lige de Zor était désemparée par son silence.
« Nous la connaissons toutes les deux, jugea Mashou. Nous partagerons nos souvenirs d'elle. Je sais que vous en avez besoin, car vous vous sentez coupable.
— Almena était le vent...
— Je ne suis pas l'air, mais je suis la tempête, cita-t-elle. Je ne suis pas le métal, mais je suis l'épée. Je ne suis pas le bois, mais je suis l'arbre. Celle que vous avez connue comme Almena était une forme qui va de par les mondes. Son existence embrasse l'intégralité de la Création. Les dieux eux-mêmes s'interrogent face à elle. Laissons-les faire ; ils ne peuvent pas comprendre. D'ordinaire ils voient les mortels disparaître et ne pas revenir ; or Almena réapparaît sans cesse à leurs yeux. C'est une énigme éternelle, comme eux, mais elle est mortelle, comme vous, ils n'ont donc pas les clés pour la résoudre. »
Jilèn inspira profondément.
« Elle ne devait pas partir.
— En effet. Ce n'était pas inévitable, mais c'est arrivé. Cela arrive toujours. »
Avec un regard encourageant, Mashou reprit :
« Nous aurons tout le temps de parler d'elle. Parlons de vous, Jilèn. Vous portez encore de vieux vêtements. Ils ne vous conviennent plus. »
Elle comprit aussitôt que la supérieure ne parlait pas de ses guenilles de pèlerin.
« Que voulez-vous dire ?
— Vous croyez encore être « la lige du roi Zor », mais vous êtes bien la seule : les mortels, comme les dieux, ont oublié cette personne. Elle n'existe plus que par ces mots qui vous collent encore à la peau. Vous recherchez, vous attendez un pardon que nul ne peut vous donner. Il est temps de franchir ce passage. D'accepter de changer. De devenir. Ce monastère qui nous entoure n'est pas votre lieu d'arrivée, mais de départ. Ce n'est pas la fin de votre chemin, mais le début. Une vie prend fin. Une autre commence. Voici ce que vous devez à Almena, à sa mémoire. »
Sa mémoire.
Elle se ferait poétesse itinérante, rhapsode, conteuse, philosophe. Elle raconterait l'histoire afin que personne ne l'oublie ni ne la déforme. Sa vie serait un éternel hommage à l'élue des dieux ! Elle marcherait tête haute, certaine de son chemin.
Elle se voyait déjà toisant les visages des générations futures, telle un Adrian inspiré. Voici le temps des contes, dirait-elle. Mais ce que je m'apprête à vous raconter a bel et bien eu lieu. C'est inscrit partout sur la terre de Ki. On vous en parle depuis votre enfance. On vous raconte l'histoire du roi Zor et des valeureux qui l'ont vaincu.
Moi, cette histoire, je l'ai vécue. J'en connais la vérité.
C'est une histoire qui prend naissance dans le tumulte, la colère enracinée dans l'esprit d'un homme, et qui s'achève dans le silence.
La lune grise, Ereshkigal, serait le démon primordial, celui qui donne à l'être humain le pouvoir de se détruire. La lune bleue, Nergal, serait l'homme aux prises avec les forces de la nuit, son âme troublée, enchaînée à sa colère, prisonnière de ses passions. Et la lune rouge, Inanna, serait celle qui repousse le mal. Jilèn raconterait l'histoire tout au long de leurs luttes nocturnes – puis proclamerait l'aube !
Elle dirait alors : de la même manière que le mouvement des astres se répète, le monde des hommes obéit à des lois immuables, mais il est traversé de solstices, de grandes marées, d'éclipses qui se reproduisent tous les cinquante ou mille ans !
Vous croyez naïvement que l'histoire a pris fin, qu'Almena a disparu, que son chemin n'a duré qu'un temps.
Un rire dans la voix, sûre de son fait, elle proclamerait alors :
Elle reviendra !
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Bonjour !
Et de deux !
C'est avec grande satisfaction que je clos le deuxième « spin-off » du projet Nolim, encore une bonne occasion d'étoffer l'univers, et de passer du temps avec des personnages trop peu développés jusqu'à présent.
En effet, le livre annexe qui concerne l'histoire de la planète Daln va être réécrit en ôtant une grande quantité de temps d'écran à Adrian (pour des raisons technico-scénaristiques tout à fait alambiquées), alors qu'il en avait jusque-là beaucoup. Le seul homme de tout le projet Nolim a avoir mangé un yaourt a donc débarqué ici pour voler la vedette aux autres personnages.
Si vous êtes arrivé(e) par hasard sur ce livre, Le Dernier Jour de Mecia constitue une lecture tout à fait similaire du point de vue de la forme, sans doute bonne à prendre avant d'attaquer l'éponyme Nolim, qui commence donc exactement là où La Colère du roi s'achève. Surtout que Nolim et ses livres associés devraient connaître au cours de l'été-automne 2018 des modifications – reprises substantielles.
Merci !
CN
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