31. Le roi victorieux
Et je savais, en mon for intérieur, que Zor était avant tout un être brisé.
J'ai rencontré plus tard d'autres Zor. Samaël, notamment. Tous engagés dans la même spirale de destruction, qui emmènent avec eux ceux qui les entourent...
Je reconnais ce fait. Je laisse le pardon aux hommes et l'absolution aux dieux ; pour ma part, je me contente, à mon échelle, d'oblitérer les démons.
Adrian von Zögarn, Notes sur mes voyages
Zor croisa les bras.
Son esprit avait dérivé un instant sur les terrains fertiles de son imagination. Il s'était vu menant une bataille difficile et terrifiante, où chaque décision de sa part pouvait lui coûter la victoire, où derrière chaque mouvement se trouvait un piège, une feinte. Une bataille menée contre le plus grand des stratèges, une conquête qui ne se gagnait pas, mais s'arrachait, au prix d'efforts surhumains, source d'un savoir que lui envierait l'Histoire. L'homme ne dirait jamais plus « un stratège », mais il dirait « un Zor ». Il ne dirait plus « un empereur », mais « un Zor ». Il ne dirait plus un dieu, mais...
Depuis que l'armée d'argile s'était levée pour lui, ses adversaires le décevaient. L'alliance contre-nature des fils d'Enlil et d'Enki, pour historique qu'elle soit, ne dépassait par le stade du ridicule. Les uns avec leurs cris de guerre aigus, leurs rituels de bataille, leurs colifichets clinquants ; les autres avec leurs armures où s'infiltrait le sable, leurs plumes de paon inutiles. Étouffés par tous ces ornements, ils nageaient dans la sueur de leurs efforts vains et de leur peur dévorante.
« Dis-moi, Statma, aurai-je jamais des opposants à ma mesure ?
— L'univers est vaste, seigneur. Vous verrez bien plus que ce que votre imagination ne peut concevoir. Vous verrez des vaisseaux traverser les cieux infinis qui séparent les mondes, propulsés par la lumière. Vous verrez des montagnes qui volent, qui marchent, qui nagent ; vous verrez les derniers sanctuaires des dieux, dont vous expulserez ces immortels séniles. Tout cela, vous verrez ; tout cela vous sera donné.
— Bien. »
L'idée de se jeter dans la mêlée le démangeait. Non pas pour changer l'issue déjà acquise, mais simplement pour se divertir.
« Lorsque nous serons victorieux, Statma, ne fais aucun prisonnier parmi les guerriers. Que le peuple de Zarith se rassemble devant moi ; je lui parlerai alors. Seule exception : je veux que parmi ces femmes et ces hommes qui me défient, un seul être humain soit épargné. Ce sera Jilèn, ce sera cette nomade qu'ils vénèrent, ce sera Isowen, ou ce sera l'alchimiste. Un de ces cinq-là fera l'affaire. Si ce n'est pas possible, prends-en un autre.
— Quel est votre souhait, seigneur ?
— Je veux que cet humain soit capturé. Il m'accompagnera désormais sur le chemin de ma gloire, et de mon ennemi juré, j'en ferai un garde fidèle. Je reconstruirai ce que Jilèn avait été pour moi ; mais je maîtriserai mieux ses sentiments ; jamais plus je ne serai trahi.
— Ce que vous demandez sera accompli, seigneur. Si tant est qu'un de ces humains se laisse prendre.
— Fais selon les possibles. »
Un mauvais vent agitait leur flanc droit, dispersant de grandes rasades de poussière, comme si Enlil donnait des coups de pieds dans le sable sédimentaire. L'océan si proche, la saison des pluies dans la steppe, tous deux n'y faisaient rien ; le combat se déroulait sur une terre sèche. La peau des golems se craquelait et leurs membres de brisaient sans se réparer, ralentissant leur avancée inexorable. Impossible d'en appeler de nouveau ; cette matrice de pierre et de sable refusait d'éructer de nouveaux bulbes de glaise.
***
Jilèn s'écarta du groupe à mi-chemin. Almena sembla ne pas y prêter attention. Tandis qu'ils contournaient le rocher de Zor, à couvert de la poussière, dans le but de prendre le roi au piège, Adrian porta son regard sur l'ancienne lige du roi.
Elle zigzaguait entre les monstres trop lourds et trop patauds, aux jambes ralenties par le sol trop meuble, aux yeux d'opale déjà incrustés de sable. Ils agitaient leurs grandes lames d'acier comme des fouets. Jilèn les évitait à chaque seconde, soudée à son cheval, les deux portés par un même instinct de survie.
Quand enfin elle arriva au rocher, elle quitta sa monture au galop et la laissa s'enfuir, grimpant la pierre comme une araignée.
Le roi Zor avait tourné le dos, prêt à déserter son promontoire.
L'ascension de plusieurs mètres dura quelques secondes à peine. Jilèn surgit d'une arête telle la faux de la mort ; d'un mouvement de balancier, elle ôta un bras au golem biscornu qui se tenait sur le bord ; du revers elle lui coupa la tête, et d'un coup de pied, elle poussa dans le vide le corps qui se délitait déjà.
« Zor ! » cria-t-elle avant de disparaître de leur champ de vision.
Ils avaient beaucoup plus urgent devant eux. L'accès au rocher, dégagé en apparence, ne leur serait accordé qu'au prix d'une ultime confrontation.
Un loup de garde bondit hors du sable comme un fourmilion et planta ses crocs dans le poitrail du cheval d'Isowen. La bête s'arrêta sur le coup, déjà empoisonnée ; sa vie se liquéfiait dans cette blessure profonde. Le maréchal tomba avec elle ; il se dégagea de ses rênes et de ses étriers. De quelques moulinets menaçants de son épée d'airain, il tenta de repousser la bête. Mais le loup tournait autour de lui en attendant l'instant propice – ou l'arrivée de ses congénères.
Adrian sauta au sol ; son propre cheval s'enfuit.
Qu'est-ce qui lui avait pris de se jeter à corps perdu dans ce combat qui n'était pas le sien ? Face à un danger de mort avéré, toutes ses réflexions d'alors s'envolaient comme la poussière au vent. Il se rendait à l'évidence de sa lâcheté.
Il tira dans sa main droite une lame dont il savait à peine se servir.
Dans leur course en direction de Zor, nombre de cavaliers qui venaient derrière eux en soutien étaient restés en arrière, emportés par des golems, absorbés par le tumulte de la bataille. Il ne restait quasiment plus qu'eux cinq.
Son propre instinct lui hurlait de fuir, mais Zögarn avait pris une décision irrévocable. Adrian avança en direction d'Isowen qui se relevait à peine, sonné par sa chute. Les crocs du loup de garde étincelaient, luisants d'un poison dont la moindre goutte pouvait tuer un drom. Ses babines se retroussèrent face à l'alchimiste, mais il ne recula point.
Ayant perdu le contrôle de son corps, Adrian fit une série de pas plus rapides que la mort. Son épée se retrouva fichée entre les deux yeux jaunes du loup. Il eut toutes les peines à la dégager.
« Où sont les autres ? »
Almena courait devant, suivie de Kira.
Elle était le vent.
Les loups tournaient autour d'elle sans parvenir à l'atteindre. Leurs mâchoires claquaient dans le vide. Un golem de l'arrière-garde, qui traînait derrière lui un pied mal formé, tenta de se joindre à la partie, mais ses mouvements lents des bras, esquivés avec grâce, ne firent qu'écraser deux loups.
« Venez ! » s'exclama Isowen.
Un loup tenta de le mordre à la jambe, mais ses mâchoires se heurtèrent à une plaque de métal. Ouvrant son bras en quarte comme un bretteur, le chevalier perça le pelage du flanc, dispersant des traînées de sang noir qui semblaient rester en suspension dans l'air.
« Venez ! » cria-t-il plus fort, comme s'il en appelait aux loups.
Almena traversait l'essaim en tête, dos à dos avec Kira. Ils n'avaient encore reçu aucune blessure. Les dents claquaient rageusement à un pouce, parfois moins, des tatouages ouvragés du jeune homme ; tout à leur transe, les nomades n'avaient plus conscience de s'empêtrer dans les fils des Moires, dans le ballet de la mort qui rôdait autour d'eux.
De sang, le cimeterre de Jilèn faisait bombance, comme il lui avait été promis.
Un loup ferma ses crocs sur le poignet d'Adrian ; mais sa peau ne se laissa pas traverser. L'animal déchira la manche de sa tunique, se brisa plusieurs dents sur le choc, dispersant une traînée de bave et de sang. Adrian lui brisa les os du crâne d'un coup de poing. Ce réflexe lui redonna du moral. Il cheminait dans la tempête tel un roc mouvant. Poussé par un assaut plus violent, Isowen allait perdre contenance ; Adrian l'empêcha de tomber et riposta à sa place, enfonçant sa lame jusqu'à la garde dans la gueule ouverte du loup.
« Je vous ai pris pour un débutant, s'excusa Isowen. Vous cachez bien votre manège.
— J'ai toujours été ridicule, dit Adrian, mais jamais sans panache. »
Almena et Kira montaient maintenant les replis de la roche. Hors de portée de leurs regards, pris au piège de sa position de surplomb, se trouvait le roi Zor.
Dans cette scène, dont il était un observateur privilégié, quelque chose frappa l'alchimiste comme un coup à la tête.
Adrian avait voyagé sur plusieurs mondes ; il avait vu et appris de différentes sciences, différentes croyances, différents mythes.
Ce qu'il avait sous les yeux ne rentrait dans nulle case, ne pouvait être décrit par nuls mots ; c'était trop grand pour le monde. Un miracle qu'un million d'années de science, de religion, d'art ne pouvaient suffire à l'expliquer.
Il assistait à un mythe futur.
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