19. Le roi conquérant
Irréversible.
C'est un mot lourd. Très lourd. Jugez plutôt :
La vieillesse est irréversible. La mort est irréversible. La disparition d'une espèce rare est irréversible.
En voyant Zor, ce fut le premier mot qui me vint à l'esprit. Son état était irréversible.
Il était perdu ; nous étions donc perdus aussi.
Jilèn, Mémoires
Il avait changé. Son timbre de voix, méconnaissable, témoignait d'interminables nuits passées à hurler tel un chien-loup retournant à l'état sauvage ; à appeler sans cesse à l'intervention des dieux, de ses ancêtres, des forces du jour et de la nuit.
Des loups de garde se coulaient à ses côtés. Leur corps se couvrait maintenant d'écailles indestructibles. Une langue de serpent pointait entre leurs mâchoires venimeuses.
Plusieurs golems immobiles l'entouraient en muraille, de véritables statues, mains jointes sur des épées sorties de la terre en même temps qu'eux.
« Tu vois, Jilèn, mon amie, tu es partie mais je ne suis pas seul. J'ai une armée avec moi. Je vais maintenant reconstruire mon empire. »
Adrian vit la main de la jeune femme se refermer sur son cimeterre émoussé. Zor leur apparaissait en majesté, colosse à cape et couronne, auréolé des lauriers de l'invaincu. Eux deux, au contraire, s'étaient traînés dans les cendres et la poussière, comme des survivants de Gomorrhe.
« Pourquoi Samera ? s'exclama-t-elle. Cette ville ne t'a rien fait ! »
Zor grimaça.
« Toutes ces cités sont de la même engeance. Les enfants d'Enki ont toujours conspiré contre Xiloth. Certes, Samera ne m'a pas ouvertement défié. Mais quand j'étais dans le besoin, sont-ils venus m'aider ? Qui est venu m'aider, d'ailleurs ? Personne. Pas même toi. Tu m'as abandonné. Seuls mes ancêtres sont venus me sauver. »
En disant cela, il posa un bref regard sur un golem difforme et trapu qui attendait à ses côtés. Ce dernier émit quelques sifflements que Zor semblait reconnaître comme de véritables paroles.
« Tu as raison, Statma. Je vous reconnais, Adrian von Zögarn, envoyé des dieux. Vous aussi, vous m'avez refusé votre aide. Conspirez-donc vous avec Jilèn pour me tuer ? »
Adrian savait que Zor ne pouvait plus être raisonné. Il évoluait maintenant dans un autre monde, un monde fantasmé qu'il avait amené à la vie grâce au pouvoir de l'atman.
« Qu'avez-vous fait de Xiloth ? l'interpella-t-il.
— Xiloth était perdue, dit le roi avec un geste de dédain. Mes ancêtres ont reconnu que cette ville devait disparaître. Les dieux ont prétendu que je serais le dernier de ma lignée ; je le dis devant vous, en réalité, je serai le premier. Je rebâtirai ma capitale dans ces plaines, sur les cendres de Lydr, de Samera, de Zarith et sur les ossements de tous ceux qui ont tenté de me détruire. Les vôtres y compris.
— Essayez toujours, dit Adrian.
— Pas aujourd'hui. Je pars pour Lydr.
— À quoi est-ce que tout ceci vous sert ? rétorqua l'alchimiste. Que vous importe d'être roi d'une terre dévastée ?
— Une fois que cette guerre aura pris fin, mon royaume pourra prospérer. »
Nouveau sifflement de la part du golem. Zor détourna le regard vers le ciel, en direction du demi-disque brumeux d'Ereshkigal. Avatar de la déesse des profondeurs, la lune semblait approuver silencieusement ce déchaînement de folie.
« Et même si la terre de Ki est perdue, d'autres mondes m'attendent, sur toutes ces étoiles lointaines. »
Jilèn fit plusieurs pas dans sa direction.
« Bats-toi, maudit ! cracha-t-elle. Affronte-moi !
— Ah, Jilèn, j'ai beaucoup aimé le temps que nous avons passé ensemble. Ce sont de précieux souvenirs... mais de simples souvenirs. Je me rappelle de nos entraînements à l'épée. Tu aurais fait une formidable reine. »
Zor rabattit sa cape et disparut derrière la ligne de ses golems, qui marchaient derrière lui en rang. Ce fut au tour d'Adrian de saisir Jilèn par l'épaule.
« Ne perdons pas de temps ici, dit-il. Nous devons le précéder à Lydr. »
Le vent avait pleinement découvert le champ de bataille, une constellation de cratères d'où des golems avaient surgi du sol et où des hommes avaient été aspirés. La bataille n'avait laissé aucun survivant ; plus loin en direction de Samera, la concentration de gaz soufrés était devenue mortelle.
À certains endroits, des bras d'argile, des têtes ou des demi-corps émergeaient encore du sol. Adrian marcha sur la terre, qui reprenait sa consistance habituelle, avec la sensation qu'une armée dormait sous ses pieds ; qu'une autre de ces mains fracturerait bientôt la croûte sèche pour l'emporter dans son repaire.
« J'ai détruit Xiloth, dit Jilèn. J'ai détruit Samera. Je savais que ça allait arriver. »
Elle laissa tomber son arme comme si l'acier en était devenu brûlant.
« Laissez-moi. Je m'arrête ici.
— Hors de question. Si votre mission est de tuer Zor, alors menez-la au bout. Vous serez avec moi à Lydr et nous les préviendrons de son arrivée.
— Je n'en ai pas le courage. Promettez-moi que, si j'échoue, vous le ferez à ma place.
— Je ne vous promets rien. Il faudrait le demander à Zögarn. »
Almena et Kira chevauchaient dans leur direction. Une grande traînée de sang séché barrait le bras du guerrier nomade ; une blessure superficielle. L'horreur dans son regard attestait que son esprit était sorti bien plus meurtri que son corps.
« Vous avez survécu, reconnut-il, atone.
— Zor est en route pour Lydr, les avertit Adrian. Nous devons y aller tous les deux.
— Kira, interpella Almena. Rentre à la tribu. Dis-leur ce que tu as vu. Nous devons rejoindre Lydr ; Zor ne peut être battu par les fils d'Enki seuls. »
Interloqué, le jeune homme garda pendant plusieurs secondes le même air ahuri, avant d'exploser.
« Je ne veux pas voir ça de nouveau ! Je ne veux pas emmener mes frères et mes sœurs dans le monde d'en bas ! Vas-y seule si tu pense que c'est ton destin... mais si c'est ça que les dieux t'ont prévu, à ta place, je refuserais !
— Nous n'avons pas le choix, Kira.
— Où sont passés les autres qui nous accompagnaient ? demanda Jilèn.
— Ils sont morts, dit le jeune homme tatoué.
— Kira, répéta Almena, dis-leur de nous rejoindre.
— Je regrette. »
Il quitta le groupe au galop, sans un regard.
« Ce n'est rien, dit la nomade. Il viendra.
— Et vous ? demanda l'alchimiste.
— Nous sommes montés assez loin au Nord. Je dois poursuivre cette route, trouver d'autres fils d'Enlil.
— Ils te massacreront, protesta Jilèn.
— Je verrai bien. »
Elle leur adressa un dernier signe de la main et s'envola comme un songe.
« Pourquoi fait-elle cela ? demanda Jilèn. Jamais les nomades ne se sont préoccupés du sort des citadins. Lorsque la famine prend une ville, les enfants d'Enlil font attention à ne pas s'en approcher. Lorsque la peste rôde, ils s'en éloignent d'autant. Pourquoi les choses changeraient-elles maintenant ?
— Il faut un début à tout » nota Adrian en cherchant du regard l'endroit où il avait laissé sa valise.
Il ne garderait que le concentrateur, abandonnerait tout le reste, y compris ses notes. La philosophie et l'alchimie se contenteraient du peu d'espace disponible dans son crâne. La science attendrait des jours propices ! Et il ne regretterait pas les deux lingots d'or dans le double fond.
« Non, je ne comprends pas. C'est moi qui dois tuer Zor. Ils n'ont pas à mener ma guerre.
— Reprenez-vous, madame, s'emporta Adrian. Ce n'est plus une guerre personnelle. C'est le combat originel. C'est un monde contre un démon.
— Mais pourquoi elle...
— Vous ne la connaissez pas assez ? Almena est une de ces nobles personnes qui parcourent le monde en cherchant la cause, le combat qui va orienter leur existence. Elle est capable de modeler son destin. Ne vous avisez pas de l'en empêcher.
Il chercha la nomade du regard, mais les derniers bouillonnements de fumée de Samera lui volaient l'horizon.
« Aucun dieu ne nous guide, dit-il. Je ne sais pas où nous allons. Je ne sais pas où elle va. Et cela est heureux. Je n'ai jamais fait confiance aux dieux. »
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro