16. La grippe des droms
Sur Terre, la vaccination a été inventée en 1796 par le docteur britannique Edward Jenner. Naturellement, le principe était connu sur Daln un siècle plus tôt. Pour ma part, je l'avais développée plusieurs siècles auparavant. L'histoire ne m'a pas crédité de cette remarquable invention. Je n'en prends pas ombrage.
Adrian von Zögarn, La véritable histoire de mes découvertes scientifiques
« Vous étiez particulièrement bien inspiré, commenta Jilèn en lui tendant une outre d'eau.
— Ça a marché ? Je n'étais pas sûr de l'intervention de Socrate. »
À la faveur de la pénombre, Valeria s'était invitée dans le groupe, ce qui devait être rare. Les jeunes qui entouraient Almena et Jilèn se dispersèrent, laissant le champ libre à des conversations sérieuses.
« Tu as l'air de bien connaître Kaldar et Aton, remarqua la druidesse. J'aurai des questions à te poser sur eux.
— Ma foi, j'ai lu des livres, et on m'a raconté deux ou trois fables. Pour le reste, j'invente. Cependant, parlons peu, parlons bien. Mon intuition me ment rarement. Elle me dit que l'immunité contre la peste bleue n'est pas transmise par le sang. Madame Jilèn ici présente n'a passé que sa prime jeunesse parmi les fils d'Enlil, pourtant l'expérience montre qu'elle résiste au microzoote.
— Toi aussi, remarqua Almena.
— Je suis... un cas particulier.
— Parce que Zögarn te protège, dit Valeria sur un ton docte. »
Il fronça des sourcils.
« Parce que j'ai les reins solides, voilà tout. Donc, il me faut trouver une explication à cette immunité qui n'implique pas la parentalité, mais concerne en priorité les tribus nomades. »
Il réfléchissait à voix haute, son public semblait attendre ses conclusions.
Adrian avait passé quelque temps auprès de Valeria. La rebouteuse ne connaissait pas la peste, mais elle comprenait qu'Adrian y cherche un remède. Contrairement aux citadins, contrairement au roi Zor, elle n'y voyait pas une nécessité, une faute à expier, simplement un mal qui surgissait dans les temps de disette et d'insécurité. D'après elle, lorsque Kaldor avait vaincu l'Aton, sa dernière expiration avait porté la maladie sur tous les mondes, en guise de cadeau d'adieu.
« Dites-moi, mesdames, le venin de drom est-il dangereux pour l'homme ?
— Une goutte peut tuer une gazelle, répondit Almena. Les enfants n'ont pas le droit de s'approcher des droms, jusqu'à ce que Valeria leur donne la Pontara.
— Qui est... une recette de soupe d'orties ?
— Une préparation de venin, dit la druidesse. Cela les rend malades pendant une semaine au moins. Mais une fois passé ce cap, le venin de drom ne peut plus tuer, seulement blesser.
— Je vois. Il est possible que le venin agisse de façon similaire à un microzoote. Dans ce cas, le corps humain, le reconnaissant, est capable de développer une défense efficace. Un peu comme César face aux gaulois ; une fois qu'une stratégie adaptée a été définie, tant que l'adversaire ne peut pas en changer, la victoire est assurée. Je vois, je vois. »
Il croisa les bras.
« Mais s'il faut avoir reçu la peste bleue pour y être immunisé, cela ne sauvera pas Xiloth. »
Sa réflexion se poursuivit.
« J'ai fait quelques expériences ces dernières semaines, mais sans succès. Qu'est-ce qui est vraiment spécifique des nomades ? Madame Jilèn provenant du Nord, qu'est-ce qui réunit les tribus du métal et du bois ?
— Les droms, tenta Almena.
— M'étonnerait que les droms fassent barrière à la peste, tempéra Jilèn.
— Oui, mais ça fait déjà un rapport. D'autant qu'il s'en trouve un peu partout en Ki. »
Adrian laissa son esprit vagabonder. Généralement, cela ne le menait à rien. Il avait sans cesse l'impression de trouver quelque chose pour, au final, abandonner la plupart de ses fausses idées géniales.
« Vous avez des cicatrices sur les mains, madame Almena, remarqua-t-il. Je crois que j'ai vu la même chose aujourd'hui, sur un enfant. Je ne me souviens déjà plus... non, c'étaient des verrues que vous étiez en train de traiter, madame Valeria, si je ne m'abuse.
— La grippe des droms, indiqua la druidesse. Ce n'est rien. Ils l'attrapent tous au bout d'un moment. Les boutons disparaissent au bout d'un mois.
— Et ils laissent des marques sur la peau. Je vois.
— J'en ai aussi » nota Jilèn.
Nouveau silence. Le feu de camp se réduisait à un filet de lumière. Hormis quelques gardes, les Málem regagnaient leurs tentes.
« Quels sont les effets de la peste bleue ? demanda Valeria.
— D'abord des hallucinations. La peau bleuit. Les malades s'agitent ; on doit les attacher. La peste n'est pas transmissible par contact, mais c'est ce qu'ils croient tous. Lorsque la peste atteint le cerveau, ils délirent et ne dorment plus. Trois jours plus tard, c'est la mort. »
Les trois femmes le quittèrent et Adrian resta seul face au feu. Avoir raconté la maladie, même brièvement, lui ramenait de mauvais souvenirs. Il ne trouverait pas le sommeil. Son esprit bondissait de la grippe des droms à la peste, au comportement des microzootes, à celui du corps.
Si l'humain guérissait d'un rhume, ou de la grippe drom, c'était parce que le corps sortait victorieux de son combat. Mais pas la peste bleue. Et aucun moyen de le préparer à l'affrontement ! Aucun moyen de renforcer les murailles, de former les fantassins, de préparer les balistes ! Comment dire au corps d'aller compulser La Guerre des Gaules de César, de réviser son Ptolémée, son Alcibiade ?
***
Jilèn sortit de bon matin. L'orage de la veille était passé sans dommage ; les fils d'Enlil savaient assembler des tentes capables de les protéger de l'humeur de leur patron.
Lors de la saison des pluies, alors que le marécage de Xiloth se gorgeait d'eau, l'Ouest du continent n'était pas en reste. Des trombes circulaient de par les steppes comme des bandes en maraude ; elles s'abattaient sur un lieu, en une nuit. L'eau s'écoulait alors des cités par torrents, à tel point que leurs murs étaient percés, en prévention, de grilles dédiées aux écoulements.
Jilèn s'approcha des droms. Sitôt la pluie passée, les mammifères s'étaient mis en quête de vers de terre et de mollusques. Leur placidité n'avait d'égale que leur gloutonnerie. Ils mangeaient sans cesse, accumulant graisse et fourrure. Un drom adulte pesait cinquante fois plus qu'un homme et grandissait jusqu'à deux fois sa taille...
« Adrian ?
— Ah, madame, le bonjour. »
Trempé, l'alchimiste éternua bruyamment.
« Qu'est-ce que vous faites là ? demanda-t-il, lui ôtant la question de la bouche.
— Vous n'aviez pas l'air pressé de rentrer, hier soir, je me demandais si vous étiez resté à l'extérieur.
— Pour résumer, oui. Disons que mon voisin ronflait trop. J'ai fui.
— Vous avez dormi là ?
— C'était plutôt confortable, bien que mouillé. »
Il essora ses cheveux et les manches de sa chemise.
« Je fais une expérience » déclara-t-il d'un ton péremptoire.
Jilèn esquissa une moue.
« Vous puez le drom mouillé.
— C'est un effet secondaire de mon expérience.
— Qu'est-ce que vous essayez de faire ? »
Adrian croisa les bras.
« Nous sommes ici depuis deux semaines. J'ai fait des mesures, des relevés, j'ai accumulé les tentatives, j'ai extrait du venin de drom et je suis allé jusqu'à cultiver leurs poux. J'ai l'impression d'avoir tout essayé. En rétrospective, il ne me restait que ça. »
Il éternua de nouveau.
« Vous êtes malade. Zögarn ne l'empêche pas ?
— J'ai passé un marché. Il semble avoir compris. Zögarn laisse mon corps se débrouiller tout seul. Je lui ai juste demandé d'accélérer la réponse aux microzootes. En substance, si je dois guérir, que ça se passe plus vite. »
Il se gratta machinalement les mains. Jilèn constata qu'elles étaient couvertes de boutons, virant du rouge au marron clair, qui éclataient déjà.
« Vous avez attrapé la grippe des droms, reconnut-elle.
— Exactement ! C'était vite fait. Je suis maintenant devenu un bouillon de culture accélérée à microzootes. L'expérience commence. »
L'explication la plus simple aurait été qu'après une nuit sous la pluie à dormir contre un drom, la fièvre le faisait délirer.
« Voyez-vous, madame Jilèn, j'ai une théorie tout à moi sur la question de votre immunité à la peste bleue. Mais pour la vérifier, il me faut mon matériel. »
Malgré son allure improbable, il marcha d'un pas assuré en direction de la tente où la tribu l'hébergeait gracieusement. Il traîna sa valise à même le sol.
« Tiens, vous voilà » dit-il à Kira.
L'homme tatoué rôdait autour de lui et de Jilèn depuis leur arrivée. Il gardait la bouche close. Son attitude avait beaucoup changé – d'abord du dédain, puis quelques prémices d'intérêt. Aux premières chasses avec Jilèn, il avait été forcé de reconnaître les compétences de la « citadine ». Quant à Adrian, en plus de réduire les fractures les yeux fermés, il jouait aussi bien la cithare que la comédie. Le public lui étant acquis, Kira en avait pris acte et s'était résigné à accepter sa présence.
« Que faites-vous ?
— Vous voyez bien, je range. »
Adrian étalait son capharnaüm autour de lui, attirant par là toujours plus de curiosité.
« Ah, voilà. »
Il extirpa une valisette de cuir de sa malle aux multiples tiroirs. Ses mains se firent précautionneuses ; il fit rouler un tube de verre entre les doigts et l'examina à la lumière d'Utu. Son contenu trouble avait une couleur bleue vivace.
« Vous savez ce que c'est ? demanda-t-il à Jilèn.
— Vous êtes fou.
— Alea jacta est, comme disait Platon. »
Il sourit, fit sauter le bouchon de liège d'un geste et avala le contenu. Une grimace passa sur son visage.
« C'est encore pire que je ne l'imaginais. Il me faudrait un coup de gnôle pour faire passer ça. »
Fouillant de nouveau dans son attirail, il se saisit d'une fiole de liquide orangé.
« Ah, voilà un petit remontant. »
Il la vida d'un coup.
« Ça c'est dilué avec le temps » conclut-il d'une voix hésitante, avant de sombrer.
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