1. Le roi défait
La terre de Ki, comme de nombreuses autres, semblait ne guère concerner les dieux.
Le continent se partageait en cinq. Une plaine centrale morose, une côte de dunes et de bocages secs à l'Ouest, un marécage avilissant à l'Est, une taïga enneigée au Nord ; au Sud, les fameuses marches d'Enki, ces grandes cascades rocheuses qui jaillissaient d'un sol terne et asséché.
L'immanquable Kaldor s'était fait une place dans un panthéon originel marqué par le soleil, Utu, et les trois lunes, Ershkigal, Nergal et Inanna.
L'histoire de Ki était une succession de conflits sans envergure entre cités et tribus de nomades. Sans doute avait-elle connu des empereurs unificateurs et des guerriers illustres, dont l'ombre envahissait le souvenir collectif. Mais, aussi flamboyants fussent-ils, ils n'avaient jamais été déifiés. Pas à la mesure de celle qui vint après eux et que l'Histoire connut sous le nom d'Aléane...
Adrian von Zögarn, Notes sur l'Omnimonde
Une armée lui faisait face, mais un seul homme accaparait son regard.
Le roi Clemn de Lydr, flanqué de sa garde et de ses vassaux, surplombait le champ de bataille avec négligence. L'à-pic rocheux sur lequel il avait perché son état-major était à portée de vue, mais pas de tir. Aussi Zor assistait-il de loin au conseil de guerre, ou plutôt, à la conversation mondaine et enjouée que se livraient les nobles de Lydr.
Car Clemn se désintéressait du spectacle à ses pieds. Il envoyait sans cesse quérir de nouveaux hommes en habits bouffants et armures rutilantes, comme pour ordonner que l'on mette fin à cette comédie de mauvais goût.
Vautré dans une chaise pliable, le roi Clemn resserra son manteau de pourpre. Le vent des collines agitait les bannières dorées de Lydr. Les troupes de la ville, clinquantes comme un défilé de carnaval, avançaient en lignes claires et organisées, grossissant à chaque seconde le contraste douloureux avec l'armée de Xiloth. Les balistes que Zor avait fait installer à l'Est prenaient feu. Un quart d'heure plus tôt, les chevaux de Xiloth s'étaient empalés sur ces lances maudites. Partout, les lignes de boucliers d'orichalque avalaient ses guerriers.
Le roi Clemn l'aperçut.
Son sang bouillit dans ses veines. Zor aurait tout donné pour qu'un javelot traverse la plaine et cloue à sa chaise ce tas de graisse enrobé de soie et de plume ainsi qu'une énorme volaille ! Instinctivement, il leva le bras. Clemn le considérait maintenant comme une curiosité. Malgré la distance, Zor discerna le coin d'un sourire. Une oreille attentive se pencha sur le monarque décadent, qui murmura un bon mot ; aussitôt, toute la cour s'esclaffa telle un seul homme.
Ils se moquaient de lui.
Ses muscles endurcis par la colère, Zor saisit la première lance qui lui tomba dans les mains, arma son bras et tira dans la direction de la colline. Le javelot ne fit pas le quart de la plaine. Il se planta entre les cadavres de son premier bataillon.
« Que fais-tu ? » intervint Jilèn.
Il eut l'impression qu'elle surgissait du néant. Clemn, d'un point à l'horizon, avait grossi jusqu'à envahir tout son champ de vision ; Zor avait oublié où il se trouvait. Ses propres généraux l'étouffaient de leur inquiétude palpable. Leurs yeux tombaient comme ceux de chiens de chasse bredouilles. Impuissants face à la débâcle, ils attendaient de nouveaux ordres.
« Zor, qu'est-ce que tu fais ? »
Pour lui, ces incapables n'avaient déjà plus de nom et de visage. Des traîtres qu'il ferait exécuter une fois rentré à Xiloth. De ce groupe hétéroclite de chefs de guerre déchus, il ne garderait que Jilèn, la seule à mériter encore sa confiance. La seule qui avait fermement désapprouvé la déclaration de guerre avec Lydr. La seule qui aurait pu permettre d'éviter ce cauchemar... et qu'il n'avait pas écoutée.
Le roi Zor détourna son regard du carnage. Il planta ses yeux dans ceux de Jilèn et perçut son mouvement de recul. Elle savait reconnaître cette colère implacable héritée de sa mère, la reine Électra, celle qui avait donné à Xiloth sa grandeur... celle dont l'œuvre était foulée aux pieds devant eux !
« Tu ne m'as pas aidé ! lança-t-il à la cheffe de sa garde. Aucun conseil. Tu t'es contentée d'attendre. C'est ça, que tu voulais, Jilèn ? Me donner une leçon ? »
Elle ne répondit pas. Tant mieux. Jilèn ne pouvait pas s'empêcher de le sermonner. Dans son état, Zor ne l'aurait pas supporté. Fût-elle sa meilleure conseillère, sa meilleure amie peut-être, il l'aurait giflée sur le champ.
« Votre Grandeur, s'impatienta un des généraux. Votre Grandeur... »
Il n'aurait pas dû ; ce fut lui qui écopa du châtiment. Les phalanges repliées mordirent dans la chair grasse qui entourait sa mâchoire ; Zor entendit distinctement une dent se briser. Ses chefs de bataillon s'écartèrent vivement, l'un d'eux prenant même la fuite. Jilèn poussa sur le côté l'homme plié en deux, qui crachait du sang à leurs pieds, et pointa le doigt dans la direction du roi.
« Tu veux une leçon ? s'exclama-t-elle. À quoi te servirait-elle ? Qu'est-ce qu'il y a dans ton crâne, à part un orgueil blessé ? Tu as perdu ! Nous avons perdu ! Tes hommes se font encore massacrer parce que tu refuses l'évidence ! Je t'ai dit non dès que l'idée de cette bataille a germé dans ta cervelle de moineau. Ceci est ton œuvre. Maintenant, dis-leur de battre en retraite. Nous rentrons à Xiloth. »
Zor avait la gorge sèche. Le roi Clemn était là ! S'il avait eu un arc, il aurait planté une flèche dans son cœur. La bataille serait déjà finie.
« Je n'en ai pas terminé, cracha-t-il. Les Lydres sont affaiblis. Nous pouvons frapper directement leur état-major. Nous pouvons abattre le roi. »
D'abord abasourdie, Jilèn haussa le ton.
« Il n'y a plus rien ! Ceux qui ne sont pas fous ont déjà fui. À chaque instant, tu ne fais pas perdre que dix hommes de plus. Tu perds tous les autres qui refuseront de s'engager sous ta bannière. Tout à l'heure, cette bataille était un échec, maintenant c'est une boucherie. C'est comme ça qu'ils t'appelleront dorénavant. Zor le boucher. Zor le fou. Tu mettras des années à t'en remettre. Donne l'ordre ! »
Elle disait vrai. Nombre de ses propres vassaux n'avaient pas attendu que sonne le cor de la retraite. Ils s'étaient éclipsés et ne reviendraient jamais à Xiloth. En temps voulu, Zor pourchasserait ces parjures. Il remettrait de l'ordre dans son royaume. Il ferait pendre tous ceux qui avaient trahi leur serment.
« Battez en retraite, dit-il. Nous rentrons à Xiloth. »
Les chefs se dispersèrent comme une volée de moineaux. Il ne resta plus que lui et Jilèn, séparés par un regard de défiance.
Dans la plaine, les Lydres se regroupaient en clinquants assemblages métalliques. Les cavaliers à plumes arrêtaient leurs chevaux. Ils laissaient fuir les guerriers de Zor avec indifférence.
« Aujourd'hui, tu as perdu beaucoup plus que tu l'imagines, jugea Jilèn.
— Où est ma garde ?
— Tu l'as envoyée en première ligne, imbécile. Tes meilleurs hommes sont morts ou agonisent là-bas.
— Les Lydres aussi ont beaucoup perdu. Le roi Clemn ne se remettra pas de...
— Ils ont eu quoi ? Cent morts ? Contre mille de ton côté ? Et tes chefs de guerre qui marchaient en tête ? Et ta garde ? Ma garde ?
— Ces hommes ne t'appartenaient pas, vitupéra-t-il.
— Malgré tout, c'étaient mes hommes. »
Jilèn disparut entre les arbres qui leur faisaient de l'ombre et détacha deux chevaux placides. Les Lydres auraient tôt fait de marcher jusqu'à la forêt d'où les guerriers de Xiloth avaient surgi en essayant de les prendre par surprise. Poursuivraient-ils jusqu'au marécage qu'ils seraient à la capitale en trois jours.
« Beaucoup, à ta place, préféreraient mourir, dit-elle en montant en selle. Mais puisque tu as l'air de vouloir rentrer à Xiloth toi aussi, ne traînons pas.
— Je te pardonne tes affronts, siffla Zor. Aujourd'hui n'est pas le jour où j'écraserai le roi Clemn, mais par mes ancêtres, ce jour viendra.
— Tes ancêtres ! Ils se moquent de toi, tes ancêtres. »
Fidèle à son annonce, Jilèn ne l'attendit pas. Au galop sous les cèdres, ses cheveux nattés s'envolèrent.
Quant elle lui tenait tête, ou qu'elle lui tournait le dos, Zor se souvenait que Jilèn lui était indispensable. Et quoiqu'elle ait le don d'attiser la colère dans son cœur, sa sincérité était louable.
Ses loups de garde, eux aussi restés fidèles, surgirent du couvert des cèdres. Ils suivirent au galop, disparaissant par intermittence dans les ombres. Non, le monarque défait n'avait pas tout perdu ; il avait écrémé ses troupes selon leur loyauté et leur valeur. Et même s'il ne lui restait que Jilèn et une meute de loups, ce seraient les racines d'une nouvelle armée.
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J'ai parfois du mal à faire des personnages avec des défauts. Zor est un excellent entraînement (quoi qu'un peu caricatural...)
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