Chapitre XVI
– On est bientôt arrivé ? On marche depuis au moins six heures...
– La ferme Loki !
Le matin même, à l'aube, Aiden avait rassemblé ses troupes, remercié les maîtres de caravanes déjà réveillés et quitté la caravane sans un regard en arrière. Depuis, le petit groupe crapahutait dans une forêt dense et humide avec plus ou moins de difficultés. Seul Aiden semblait revigoré par cette marche forcée.
– Arrête de te plaindre Loki, intima-t-il d'un air distrait. Vous n'êtes que des gosses de la ville. Incapable de survivre plus de cinq minutes sans adulte pour vous découper votre viande. Cela doit changer !
– Ah ! Et dans votre grande sagesse, grand maître de la forêt, vous nous faites marcher sans but dans la nature.
Aiden ignora superbement l'interruption du rouquin et continua sans effort apparent. Sa démarche était étonnamment souple pour un homme dans sa condition. Ses pieds trouvaient d'eux-mêmes les endroits vierges de racines noueuses et son souffle ne s'emballait jamais. Tout le contraire de ses citadins d'élèves.
– Excuse-moi maître, demanda Mayele le souffle court. Mais Loki a raison sur un point. Allons-nous vraiment quelque part ? Ou vous nous faites marcher juste pour le plaisir ?
– Ah ! Enfin la question que j'attendais. Je vous fais bouger parce c'est bon pour mon moral... et que ça fait réfléchir. Alors, faites donc tourner les rouages de vos jolis petits crânes.
Quelques minutes passèrent avant que le silence ne soit de nouveau coupé.
– Mais réfléchir à quoi, Loistava ? souffla Kuraja les joues rouges. Donnez-nous au moins un sujet... un indice ?
La manière dont l'appelait chacun de ses élèves l'amusait toujours autant. Du « maître » pour Mayele, du « Loistava » pour la petite et encore mieux : le tutoiement pour Loki.
– Que pensez-vous de la digestion ?
Silence.
– Je pense qu'il est plus facile d'y penser après un bon repas, confortablement installé dans une taverne, ronchonna Loki. Et pas dans une forêt, les chaussures pleines de boue et le ventre vide.
– Ah oui ! Un bon gigot d'agneau à la sauce au thym... Accompagné de pommes de terre, de navets et de pruneaux+. Une tourte à la viande. Des beignets aux fruits rouges. Dommage qu'aucun de vous ne soit capable de chasser ou même de cuisiner. Nous devrons donc nous contenter de nos maigres provisions. Du pain rassis et du fromage dur pour les ignorants. Difficile à digérer tout ça.
– Hum... Je pense... commença Mayele.
– Ah non ! Pas toi ! Tu penses assez pour quatre, l'interrompit Aiden d'un ton badin. Toi tu as déjà bien de quoi réfléchir. À commencer par trouver quel est ton rôle dans toute cette histoire. Concentre-toi sur ce que je t'ai donné.
– Mais vous ne m'avez rien donné maître, rétorqua Mayele d'un air perdu.
– Bien sûr que je t'ai donné matière à réfléchir ! Tu as même le rôle le plus important de toute cette expédition ! Bien ! Les autres, parlons digestions si vous le voulez bien.
Kuraja s'arrêta et tapa du pied. Les joues rouges, le regard noir et les cheveux dans le désordre le plus complet, la jeune fille semblait à deux doigts d'imploser.
– Je me fiche de la digestion Loistava ! Vous nous menez en bateau ! C'est au moins la septième fois que nous passons devant cette souche toute tordue. Vous nous faites tourner en rond. J'aime autant m'asseoir quitte à ne pas avancer !
Sur ces mots, elle se laissa tomber à terre, abandonnant sa grâce habituelle. Loki préféra s'étaler de tout son long un peu plus loin. Seul Mayele continua à marcher plus loin, le regard vague. Aiden regarda ses troupes se disperser le sourire aux lèvres. Il sursauta quand la petite main d'Imire lui tapota les cotes. Le gamin fronçait les sourcils et pointa de l'index son ventre avant de secouer violemment la tête. Il tapota son crâne et fit tourner son index à côté.
– Oui Imire ! Bien pensé, et incroyablement imagé je dois dire. En voilà un qui sait réfléchir. C'est donc la digestion de l'esprit le sujet du jour.
– N'importe quoi, s'époumona Loki en claquant son front du plat de la main. La « digestion de l'esprit »,
Mesdames, messieurs ! La leçon du jour.
– Mais non, voyons Loki, enchaîna Kuraja d'une voix suintante de sarcasme. Nous n'avons pas encore « digéré » la leçon précédente. Très difficile, la « digestion d'une leçon», surtout si elle est dispensée par le grand Loistava !
Un petit rire rocailleux s'échappa de la gorge abîmée d'Aiden. Les efforts de ses élèves pour se moquer de lui le rendaient assez fier. Il s'assit lui aussi à même le sol.
– Et bien, commença-t-il en sortant un bout de fromage et du pain de ses fontes, imaginons que je parle bel et bien de votre dernière leçon. Qu'avez-vous appris ?
Loki se releva et agrippa ses cheveux. Kuraja bien moins expressive, mais tout aussi agacée se contenta de croiser les bras d'un air boudeur.
– Donc là, nous devons vraiment réfléchir à la digestion d'une leçon ? questionna le rouquin agacé.
– Oui, je pense, dit Mayele qui les avait rejoints discrètement. Il veut que l'on réfléchisse à ce qu'on a appris lors de notre passage dans la caravane. Tant que nous n'aurons pas compris le but de toute cette escapade, il nous fera tourner en rond. On ne mange pas avant d'avoir digéré son dernier repas au risque d'avoir mal au ventre. De même qu'on n'apprend rien de neuf tant que l'on n'a pas véritablement assimilé les bases.
Imire vint s'asseoir avec le petit groupe sous le regard amusé d'Aiden. Leur maître se contentait de sourire tout en préparant leur déjeuner frugal. Le petit brun, toujours muet, se tapota la poitrine et d'un geste rapide de l'index et du majeur fit comprendre qu'il avait appris à « regarder ».
– Ah, s'exclama Loki. Je crois que toi et moi avons fait à peu près la même chose... De la reconnaissance et de l'immersion. Et vous, princesse ? demanda-t-il en courbant ironiquement la tête.
– Moi j'ai appris toutes les techniques pour apprendre à ignorer ta bêtise, rétorqua Kuraja. Non, sérieusement. Je ne sais pas trop. Je sais désormais comment m'intégrer dans un groupe.
La jeune fille joua avec l'une des boucles qui sortaient de sa coiffe et se mordit la lèvre.
– À m'en rendre maître aussi je crois, ajouta-t-elle d'un air peu sûr. Mais en réalité, je ne crois pas que nous ayons vraiment assimilé une seule de ces capacités. Personne ici n'a réussi à devenir maître-espion en trois semaines. La première leçon doit être plus évidente.
Les enfants se regardèrent longuement. Aucun ne semblait avoir d'idée précise en tête. S'ensuivit une longue, très longue, discussion. À chaque proposition, les petits regardaient tous en cœur un Loistava à l'air très peu concerné. La situation devenait de plus en plus frustrante à mesure que le temps passait. Loki perdit patience et se leva d'un geste rageur avant de se mettre à faire les cent pas.
– Bon ! s'exclama-t-il. Une leçon. Une seule... pour nous quatre. Quelque chose qu'on aurait tous appris. Mayele, une idée ?
Le garçon n'avait presque pas ouvert la bouche, son attention toute concentrée sur ses camarades et les jeux de son professeur.
– Personne ne m'a demandé ce que j'ai appris moi... murmura-t-il en regardant ses mains.
Les trois autres se regardèrent.
– Tu as tout condensé, réfléchit Kuraja. Tu as dû tout écouter et, quand on a dû créer un plan d'attaque, c'est toi qui as tout réassemblé. Sans toi, nous n'avions que des pièced de puzzle.
Imire frappa son point droit dans sa main gauche. Puis il se releva et pointa tour à tour les membres de leur petit groupe. D'un geste cyclique, il les engloba tous dans un cercle et joignit ses dextres.
– C'est ça je pense, dit Mayele d'une voix égale. Le travail en équipe. Séparément, nous ne n'aurions rien pu faire. Tout s'est toujours déroulé de la même manière : séparation, récolte, réunion, discussion, attaque.
Aiden applaudit un grand sourire aux lèvres.
– Vous voyez, quand vous voulez ! C'est cela la première leçon : les shoket c'est d'abord une équipe. Pas de place pour le travail en solitaire, ou du moins, pas à long terme. Jamais. Allons, mangeons, j'ai faim. Oui, même toi Loki, dit-il en voyant le rouquin ouvrir la bouche.
Mayele fronça les sourcils. Son ami s'était fait prendre pas plus tard que le matin même à fouiller les frondes du maître Loistava. Il n'aurait pas dû avoir le droit à un déjeuner. Ses yeux croisèrent ceux insondables de leur enseignant.
– Évidemment quand c'est répugnant on lève les interdictions, ronchonna le voleur en attrapant sa part de pain et de fromage.
Kuraja, Loki et Imire attaquèrent leur repas sans attendre, affamés comme ils l'étaient. Mayele préféra s'abstenir, prétextant un mal de ventre.
– Tu devrais boire de l'eau alors, lui enjoignit son meilleur ami inquiet. La chaleur t'a sûrement joué des tours. D'ailleurs, moi aussi j'ai soif !
Aiden sortit une outre qu'il tendit nonchalamment à son élève méfiant. Le gamin l'attrapa et la porta à ses lèvres avant de la faire passer aux autres. Il regretta aussitôt. Loistava était maître dans l'art des plantes, il le leur avait démontré à plusieurs reprises et en quelques jours seulement. Il en avait donc conclu que la nourriture était infectée. Mais non, c'était l'eau...
Ce furent les dernières pensées cohérentes qui lui traversèrent l'esprit avant que les ténèbres ne le couchent.
..............
Le monde tournait dans le mauvais sens. Les contours, flous, bougeaient au rythme d'une mélopée sinistre et entraînante. Seule la lune parvenait encore à tenir normalement dans les cieux. Sa lumière éclairait les visages de quatre enfants à l'air hagard.
– La fille et le petit brun sont les plus âgés, ils ont quatorze et treize ans. Les deux autres ont douze ans. Oui, Imire a un drôle de regard même drogué. C'est lui qui risque le plus de vouloir rester. Ne les ménagez pas s'il vous plaît... Oui, je sais. J'espère qu'ils me reviendront tous en vie. Bien...
Une ombre difforme encapuchonnée s'approcha des quatre âmes perdues.
– Rappelez-vous les enfants... N'oubliez jamais que, où que vous alliez, vous êtes ensembles.
L'un des êtres hallucinés hocha la tête et se mit à tourner sur lui-même en agitant les bras. L'homme l'attrapa par le bras et lui chuchota à l'oreille :
– Mayele, toi plus que n'importe qui d'autre, doit se rappeler ! tu dois trouver la raison de tout... C'est ta mission... À toi tout seul.
Sur ces mots, l'ombre disparut dans le brouillard opaque de la nouvelle réalité des petits. Ils ne sentirent pas les bras qui les attrapèrent. Le monde changea juste d'axe, encore une fois. Les nouveaux monstres qui les emportèrent dans les ténèbres ne parlaient pas. Leur corps, difforme, était toujours en mouvement. Souvent rapide et large, parfois lent et précis.
– Qui... Que...
Silence.
Puis le bruit d'un coup sec, celui d'un gémissement. Un autre petit grogna, tendit la main vers la forme qu'il avait reconnue comme étant celle de son ami. Un sifflement aigu marqua l'avancée d'un troupeau vers des terres inconnues.
...............
Aiden regarda ses élèves disparaître en compagnie des gardiens. Nul ne connaissait l'emplacement réel de leurs villages à l'exception du roi et de sa garde spéciale. Cela n'avait pas empêché Aiden de s'y rendre à plusieurs reprises, mais toujours sous influence de drogues quelconques. Ses mains se joignirent d'elles-mêmes en une courte prière adressée à des dieux bien loin de Burzua.
– Par les mamelles de Da ! J'avais oublié ce qu'un bon voyage à cheval pouvait faire à un homme !
Aiden sourit en entendant la voix joviale de son ami de toujours. Comme à son habitude Adroman s'était fait discret. Même l'attention avertie des gardiens ne pouvait rien face aux capacités de camouflage du géant blond.
– Non. Ce que tu avais oublié, c'est ce que ça fait de retrouver ses couilles quand tu quittes les mamelles de ton démon de femme ! rigola-t-il en suivant la voix de son comparse.
– Ne me cherche pas, nabot... Bah ! De toute manière, je n'ai pas le temps de t'apprendre les bonnes manières.
Le gaillard l'attendait plus loin, nonchalamment accoudé à un arbre. Derrière lui broutaient tranquillement deux belles montures. Aiden grimaça, les courbatures infligées par les galopades le déprimaient d'avance.
– Eh... Aiden... Tu penses que les gamins vont s'en sortir ? demanda Adroman en se grattant le menton.
– Sincèrement... Je n'en sais rien. J'espère vraiment. Allez, aide-moi à monter sur cette créature de malheur !
................
Loki ouvrit les yeux sur un paysage renversé. Son crâne le faisait souffrir et un haut-le-cœur faillit lui faire rendre son déjeuner. Le garçon cligna plusieurs fois des yeux et eut du mal à respirer en comprenant qu'il était suspendu dans les airs, à une corde. Il déglutit difficilement en s'apercevant qu'il ne pouvait pas voir le sol de là où il se trouvait. Des branches et des feuilles et... Imire.
– Imire, s'écria-t-il. Imire, réveille-toi.
Le rouquin tenta de se balancer pour réussir à atteindre son camarade d'infortune. Peine perdue, leurs emplacements semblaient avoir été calculés minutieusement pour qu'aucun des deux ne puisse atteindre l'autre.
Imire ouvrit enfin les yeux et parut totalement désorienté. Son regard crocheta celui de Loki et s'y attacha fermement.
– Je ne sais pas où sont les autres, lui dit le roux. J'ai mal au ventre et j'ai envie de vomir. Aiden a dû nous droguer. Tu te souviens de quelque chose ?
Le garçon muet hocha la tête. Il mima grossièrement un homme en écartant les bras.
– Moi aussi j'ai souvenir d'avoir été embarqué et... Et même de m'être fait assommer, ajouta-t-il en passant sa main dans ses cheveux. Ah, oui ils n'y ont pas été de mains mortes les salauds, se lamenta-t-il en avisant sa main pleine de sang à demi coagulé. Bon ! Que fait-on ?
Imire haussa les épaules. La peur, qui commençait à nouer les tripes du jeune Loki, n'avait vraisemblablement pas de prise sur son comparse. Le petit brun avait fermé les yeux et s'était abandonné dans le monde de ses propres pensées.
Loki s'inquiétait, pour son meilleur ami de toujours, pour la petite princesse bien trop sarcastique et, bien sûr, pour le pauvre duo qu'ils formaient. Le gamin n'arrivait pas à trouver la moindre idée qui puisse les sortir de ce guêpier, figé et mort de peur comme il l'était.
Un claquement brusque le sortit de sa torpeur. Les prunelles d'Imire capturèrent à nouveau les siennes. Il sortit de l'intérieur de sa chemise un couteau qu'il pointa ensuite en direction de la corde, puis de la jambe du rouquin.
– Tu es complètement devenu fou ! Et tu vas faire quoi maintenant ? Tomber vers une mort certaine le sourire aux lèvres ?
Le gamin au couteau secoua la tête et tapa à nouveau dans ses mains. Puis, il coupa la corde et disparu.
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