Chapitre V - Partie 1
Il courait. Il ne sentait, ni les gouttes de transpiration qui coulaient le long de son visage, ni son souffle qui se faisait erratique. Il courait. Même la morsure du sol qui le cueillit durement après un virage mal négocié ne l'arrêta pas. Il ne se soucia pas non plus des insultes dont l'agonirent plusieurs passants éméchés. Il courait.
Il ne ralentit qu'en arrivant aux pieds d'une maisonnette et se mit à frapper frénétiquement à la porte. Les quelques secondes que la maîtresse de maison prit pour lui ouvrir lui parurent durer une éternité.
—Entre mon garçon, dit Rajahtava en lançant un coup d'œil rapide derrière le petit.
L'adolescent, rattrapé par la fatigue, entra en titubant. Il ne vit pas la longue dague que la femme glissa dans les plis de sa robe. Il finit par s'écrouler sur une chaise qu'on lui proposa et but avidement le contenu d'un verre qu'on lui tendait.
Adroman, alerté par le bruit, descendit en catastrophe des escaliers. À sa vue, le jeune homme se redressa. Il tenta de se lever mais fut stoppé par la main ferme de Rajahtava posée sur son épaule.
—Messire, haleta le garçon encore pantelant. Quelque chose de grave s'est passée, de très grave. Imire...
Il ne put finir sa phrase, une quinte de toux le terrassant. Adroman se baissa et lui attrapa les épaules.
— Que s'est-il passé ? Où est le petit ?
— Les gardes messire, répondit le garçon d'un air grave. Les gardes l'ont emporté, il n'a pas été jugé mais est déjà coupable. Coupable de meurtre.
................
Plus tôt dans l'après-midi.
— Dépêche-toi on va être en retard !
Imire peinait à suivre les longues enjambées de son frère. Il avait toujours eu du mal à se maintenir à sa hauteur. Le soleil cuisant et la foule des quais ne semblaient même pas le gêner. Il fendait la masse comme un couteau du beurre. Les gens s'écartaient sur son passage : les hommes le regard mauvais et les femmes avec des petits sourires en coin.
Il est vrai que Sibabaï avait fière allure. Pas une goutte de sueur ne venait ternir son uniforme qu'il portait superbement. Imire, lui, revêtait toujours la même tenue qui commençait à montrer des signes d'usures. Il tentait de rester dans son ombre, essayant d'échapper autant que possible au soleil.
Il détestait les quais, la foule et son odeur repoussante. Le sac et le ressac d'un flot continuel de personnes qui se poussaient et se haranguaient. L'odeur des quais était ce qu'il y avait de pire : un mélange de transpiration, de parfum et d'autres fluides moins ragoutants encore.
— Hum, respire petit frère. C'est l'odeur des jours de fête et des réjouissances de toutes sortes, dit-il en lançant un clin d'œil à une jolie jeune femme.
Imire ne lui répondit pas, préférant économiser son énergie. Il suivit son frère un bon moment avant de finalement parvenir au dernier quai. Les gardes, qui maintenaient un espace de sécurité, laissèrent passer les garçons.
Ce quai se différenciait des autres par le calme qui y régnait. Seuls des nobles et de riches marchands s'y trouvaient, bien installés sur une estrade. Ils observaient d'un air détaché les quelques saltimbanques qui rivalisaient d'ingéniosité pour attirer leur attention. Peine perdue, ceux-ci étaient bien trop occupés à surveiller le large et à échanger les uns avec les autres. Leur air détaché ne masquait pas la tension qui régnait, et les quelques rires et applaudissements ne dissimulaient pas les chuchotis.
Imire, bien loin de ce monde d'intrigues, s'était installé un peu plus loin de l'estrade, là où il avait trouvé un coin d'ombre. Il s'était assis, les jambes pendantes. Sibabaï, lui, était resté debout et semblait bien plus intéressé par ce qui ce passait sur l'estrade.
— Regarde, dit-il en donnant un petit coup de pied à Imire, le Duc Mashtrues en personne. Et avec Kryelartë Mar, on dit que les deux envisagent une union. Le dernier fils du Duc le Comte Eric et la fille du Mar.
— Tu m'as fait mal, lui répondit distraitement Imire en se frottant la jambe. Pff je déteste attendre aux quais, quelle perte de temps !
— Père veut qu'on soit là cette fois. Ce doit être important, il veut sans doute nous présenter. Je me demande à qui? Imire arrête ! Tu sais qu'il déteste ça !
Le petit, que la conversation avait vite commencé ennuyé, s'était agenouillé couteau à la main et commencé à regarder fixement les planches. Il agita distraitement la main à l'intention de son frère. L'attente pouvait durer des heures, il aurait bien le temps de finir avant que son père ne débarque.
Plus rien d'autre n'existait que lui, son couteau et le monde vaste qui se profilait sous les lattes de bois.
..............
Sibabaï fut le premier à les apercevoir. De gros bateaux, les plus sophistiqués du monde connu. Leurs grandes voiles blanches tranchaient avec le bleu du ciel. Les premiers débarquements se firent loin du quai des garçons. Le quartier de Det paru s'enflammer. Les marins déchargeaient habilement leurs marchandises qui étaient tout de suite prises en charge, puis installées sur des chariots vides. Les marchands, les bras ouverts, accueillaient leurs capitaines de cargaison et les amenaient aux estrades pour pouvoir mieux discuter. Les badauds, venus pour le spectacle, acclamaient les marins et leur offraient des verres aux échoppes maintenant bondées.
Il fallut encore attendre une heure à Sibabaï avant de voir le bateau de son père. Tout excité, il cria à la ronde son arrivée. Les occupants, jusque-là blasés de l'estrade, se redressèrent tous. Lorsque les rames furent sorties pour pouvoir débarquer, le jeune homme se souvint de l'existence de son frère. Celui-ci toujours perdu dans son petit monde n'avait prêté attention à rien.
— Allez Imire père est de retour ! s'exclama-t-il en lui mettant une bonne claque sur l'épaule.
Imire, surpris, perdit l'équilibre et tomba à l'eau. Il eut un moment de choc quand une couverture glacée l'enveloppa. Il récupéra cependant vite ses moyens et remonta à la surface en quelques battements de jambes. Il ne vit pas son frère lorsqu'il eut la tête à l'air libre. Il savait bien, pourtant, que quand il gravait il fallait éviter les mouvements brusques.
Gravure... Mon couteau ? Où est mon couteau ?
Paniqué, Imire s'agita dans l'eau quelques secondes avant de se calmer et de prendre plusieurs inspirations. Il retourna à l'eau. Il n'y vit rien au début ; la profondeur était assez conséquente pour ne pas en voir le fond. Imire continua de s'enfoncer, la panique commençait à revenir à mesure que la pression et le manque d'oxygène se faisaient ressentir. Il toucha enfin le sol sablonneux et se mit à le tâter avec empressement. Alors que son champs de vision commençait à rétrécir, il entraperçut un éclat. Il s'en empara rapidement avant de donner un coup au sol pour remonter à la surface. Le temps de la remontée lui parut infiniment long et des taches noires obscurcissaient son champ de vision. Lorsque son visage rencontra enfin l'air et que le soleil lui éblouit la face, Imire eut l'impression de vivre un moment de grâce.
Ce moment ne dura qu'un instant : le garçon fut tracté par une force inconnue et soulevé jusqu'à être brutalement relâché sur le plancher du quai.
— Mon fils ! s'écria un grand marin à l'intention des hommes sur l'estrade. Pas encore marin et déjà fou amoureux de la mer. Il ne s'en sépare pas, même pas pour saluer son vieux père.
Il finit sa petite tirade par un grand rire qui décrocha plusieurs sourires. Puis, il se retourna et attrapa les épaules d'Imire qu'il releva comme un pantin.
— Relève-toi et tâche de ne pas me faire plus honte, grogna-t-il à l'oreille de son fils. On reparlera de ton comportement plus tard. Maintenant baisse la tête et reste en arrière : fais-toi oublier.
Il se redressa ensuite et reprit son visage de père joviale. Il se retourna et prit Sibabaï dans ses bras. L'image parfaite du marin à son apogée et de sa descendance prodigue. Après avoir posé quelques instants, le père des deux garçons s'éloigna et gagna l'estrade sous le regard ébahi de Sibabaï. Là-bas, il serra la main à son capitaine et s'entretint quelques instants avec Parëndësishme Mar le marchand qui possédait son navire. Après plusieurs minutes le Mar lui serra la main et s'en retourna à ses affaires. Le capitaine, lui, le raccompagna jusqu'à ses fils.
— Les garçons, commença le capitaine, je suis sûr que vous serez ravis d'apprendre que votre père ne travaillera plus sous mes ordres désormais ! Je vous présente le capitaine de l'Étreinte. Le prochain navire du Mar.
Puis, sur une claque virile lancée à l'épaule du nouveau capitaine, il fit volte-face et partit vaquer à ses occupations. Sibabaï, ne put contenir son excitation et sauta dans les bras de son père qui l'accueillit bien volontiers. C'est bras-dessus bras-dessous qu'ils repartirent en direction de la maison. Imire, que toute cette comédie avait laissé de marbre, se contenta de suivre le héros du jour en se massant les épaules où commençaient déjà à apparaître des bleus.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro