Le reste de la journée s'était déroulé comme un rêve – pas tout à fait un cauchemar, mais pas le plus beau des songes non plus ; un étrange sentiment d'irréalité accompagnait Sarah heure après heure. Elle était revenue à son bureau, mais au lieu de travailler sur les trames secondaires comme elle l'avait annoncé, elle s'était plongée dans le scénario principal d'Eurdyth : elle avait patiemment réécrit des parties entières, creusant de nouveau les aventures de Valendra et la destinée de son royaume. Elle avait ensuite vérifié attentivement à quel moment Paul prenait sa semaine annuelle de vacances : elle n'avait que quinze jours à attendre. D'ici là, l'histoire serait arrivée à un point où elle pourrait opérer la substitution des trames.

Sarah était sérieuse, inoffensive aux yeux de tous. On lui avait laissé bien souvent la main sur la direction des équipes, accessoiristes, infographistes, décorateurs... sans pour autant lui offrir l'avancement ni le salaire qui devait accompagner ces responsabilités. Et elle allait en user sans vergogne.

Elle tapait sur son ordinateur privé qu'elle avait coupé des réseaux, directement au clavier, sans passer par les commandes vocales. Les mots s'alignaient, les uns après les autres, remplis de hargne et de rancœur. Lorsque Paul n'était pas là pour éventer le scénario d'Eurdyth, Sarah était persuadée que la testeuse n'était pas au courant des rebondissements de l'histoire. "Valendra" ne s'en inquiétait pas vraiment, puisqu'elle savait que ses remarques seraient respectées et qu'elle resterait l'héroïne, au détriment des autres testeurs, souvent réduits aux rôles de faire-valoir et de figurants.

Il était temps que cela cesse.

* * *

Quand le bon moment fut arrivé, Sarah réunit les équipes dans la salle de conférence :

« J'ai une nouvelle à vous annoncer. Nous avons décidé de changer des éléments clefs de l'histoire. Ce qui permettra de tester de nouvelles voies bien plus intéressantes... Je ne veux pas que vous soyez étonnés. Paul nous demande de montrer toujours plus d'audace : c'est ce que nous allons faire ! »

Elle leur adressa un sourire qu'elle espérait convaincant. Un léger brouhaha flotta un moment dans la salle, plus intéressé que réprobateur, mais ses paroles n'entraînèrent aucune discussion. Personne, en près de deux ans, n'avait eu de raison de remettre en cause son travail.

« Peu de changements à opérer : essentiellement dans le rapport des forces sur les champs de bataille. Je dois surtout me coordonner avec les superviseurs des autres rôles ; les plus importants en particulier. Si vous voulez bien me retrouver d'ici vingt minutes dans la salle de réunion... »

Tout se déroula à la perfection. Sarah endossa de nouveau la défroque d'Assari. Elle pénétra dans le monde artificiel d'Eurdyth avec une conviction renouvelée. Il y aurait sans doute un prix à payer, mais elle était prête à l'assumer !