IV - 5. Mon dernier jour d'homme libre
1er janvier 2019 – 2000 mots
Je n'ai moi-même jamais trouvé de remède à la verlame. Je cherchais encore quand, rentré sur Daln, j'ai appris par hasard que la peste verte avait été vaincue. Par qui ? Demandai-je alors. Qui a bien pu coiffer au poteau le grand Adrian von Zögarn, alchimiste confirmé, philosophe certain et poète discutable ? Aucune idée, me dit le droguiste, en tout cas ça marche. Ce qui me fit rire. C'est exactement ce que nous faisons, nous autres alchimistes : nous sommes des inventeurs de l'ombre, qui produisons un savoir appelé à infuser tout seul dans l'inconscient collectif. Rien ne nous satisfait plus que de voir les épidémies vaincues ; qu'importe d'imposer le sceau de notre nom à cette nouvelle technique, ce nouveau procédé !
Adrian von Zögarn
Fila, Sept cent lieues au Sud de Yora, 17 mars 2011
Cassandra longea un canal à l'abandon jusqu'à la forêt qui, du Nord de Fila jusqu'à Yora, dévorait une bonne partie de la surface de l'Orkanie. Elle n'eut guère à jouer de discrétion pour éviter les patrouilles namanes. La ville semblait déserte ; à cause du froid, les soldats eux-mêmes restaient à l'abri des maisons réquisitionnées.
Elle n'eut pas à marcher plus d'un kilomètre avant de trouver une première verlame. La plante rachitique avait poussé sur le bord du chemin. Elle serait passée inaperçue au printemps, un mois plus tard ; mais en cette fin d'hiver, ses petites feuilles irrégulières perçaient la couche de feuilles mortes avec une avidité malsaine.
Cassandra s'accroupit devant le ridicule végétal. Un gant de latex sur la main, elle examina le dessous des feuilles. Les spores s'y accumulaient déjà ; la verlame comptait bien faire des petits. L'alchimiste arracha une des feuilles et l'enferma avec précaution dans un tube de prélèvement.
« C'est un redoutable fléau, à n'en pas douter. »
Elle hésita quant à la silhouette qui se découpait entre les arbres silencieux. Jusqu'ici, même avec la fatigue, ses hallucinations ne s'étaient pas encore mises à parler. Mais il ne pouvait en être autrement du fameux Adrian von Zögarn, alchimiste renommé, philosophe discutable, cuisinier catastrophique, bonimenteur certain.
Entouré d'une ombre mouvante, qui le privait de traits distincts, l'homme se pencha sur la verlame, arracha une autre feuille de la plante et se mit à la mâchonner.
« Non, même avec du sel, on n'en fera rien, jugea-t-il.
— Que faites-vous là ?
— Ma chère Cassandra, docteur Hilbert, je vais où je veux, quand je veux, même sous forme astrale, même sous forme onirique, et même quand je ne suis qu'un produit résiduel de votre activité cérébrale. Ne vous en déplaise. Et même s'il vous en déplaît, vous n'avez pas le choix, voyez-vous. »
Effritant une autre feuille entre ses doigts, comme on le ferait pour humer l'odeur de la verveine ou de la menthe, il ajouta :
« La verlame est certes un problème, mais nous en avons vu d'autres. Vous avez la possibilité de sauver tous ces pauvres gens qui se sont intoxiqués en allant chercher des champignons. Très mauvaise saison, par ailleurs. Il a trop plu d'un coup, les cèpes ont pourri sur pied. C'est d'une tristesse.
— Que voulez-vous que je fasse ?
— Eh bien, concoctez l'antidote.
— Quel... ? »
Adrian von Zögarn fronça des sourcils avec emphase. Il appuyait ses paroles de larges gestes ; ses bras se seraient assurément pris dans les branches et dans les toiles d'araignée, s'il avait été physiquement présent et non pas rêvé.
« Docteur Hilbert ! Votre titre, unique par tous les mondes, de docteure en alchimie, l'avez-vous reçu dans une pochette surprise ? Non ! Vous possédez non seulement la connaissance, mais aussi la connaissance de la connaissance. En d'autres termes, vous savez accéder à la connaissance. Vous pouvez vous débrouiller, quoi. Je le dis toujours : l'alchimie, science de la débrouille. C'est ainsi que j'ai transformé le plomb en or. J'ai même réussi à transformer l'or en plomb, c'est beaucoup plus difficile ! Je vous l'ai déjà raconté, n'est-ce pas ?
— Mais il n'y a pas d'antidote. Je croyais... vous avez trouvé une formule ?
— Nous avons travaillé ensemble sur ce sujet ! Ou bien... j'ai peut-être travaillé tout seul pendant une nuit d'inspiration. Il n'empêche, la formule existe, c'est indubitable. C'est Adrian von Zögarn qui vous le dit. Je ne suis peut-être qu'un songe, donc la moitié d'un von Zögarn, mais la moitié d'un von Zögarn, c'est largement suffisant.
— Un songe, c'est la moitié d'un mensonge.
— Vous m'ôtez le calembour de la bouche, docteur Hilbert. Je vous ai bien formée.
— Je n'ai pas eu l'occasion de blaguer depuis quelques mois... »
Elle sut que son hallucination ignorait tout de la guerre ; car c'était ainsi qu'elle se représentait Adrian : un éternel insouciant, vieux de plusieurs siècles, qui virevoltait entre les mondes en apportant le bien, inconscient que le mal revenait après lui.
« Eh bien, qu'attendez-vous, Cassandra ? Si vous ne savez pas, demandez à un livre. Je l'ai certainement noté quelque part.
— Oui, certainement.
— En tout cas, moi, j'y vais, faisons la course. »
Adrian disparut dans un chemin de traverse, exagérant son pas de l'oie pour signifier sa motivation. Cassandra soupira. Elle savait ce qui l'empêchait de retourner à son appartement, d'en pousser la porte, d'ouvrir la vitrine de sa bibliothèque : la certitude que tout cela n'existait plus. Elle avait vu, sur le chemin, les soldats namanes occuper les maisons vides, où ils brûlaient les livres et les meubles pour se réchauffer. Ils n'étaient guère mieux lotis que la population de Fila.
Je dois le faire, se dit-elle.
Cassandra appartenait à cette catégorie de personnes qui vivent par jalons ; posent une décision irrévocable et s'y tiennent, comme des cartographes du destin avançant borne après borne.
Elle rentra chez elle.
***
Yora, capitale de l'Orkanie, 20 mars 2011
Astyane visitait Yora pour la première fois.
Elle avait vu les banlieues résidentielles immenses desservies par des autoroutes à quatre voies ; les quartiers du centre-ville, forêt de gratte-ciels qui se volaient la vedette, course à la hauteur de tours titanesques nées d'orgueil humain et de prouesses architecturales. Et soudain, arrivés au cœur historique, c'étaient les monuments séculaires, conservés intacts, glorifiant l'histoire d'un pays ouvert sur le reste du monde.
Tous les flambeaux de l'activité économique que Yora portait à bout de bras, plus grande ville de Daln avec ses dix millions d'habitants, s'étaient éteints. Leur feu semblait désuet face à l'irruption du danger suprême : la chute de l'Orkanie et la disparition de son histoire.
Le Quadrant, palais présidentiel de Yora, était fait de symboles. Son organisation sacralisait celle de l'Orkanie, ses trois États associés, l'Alagor, l'Octanie, l'Orkanie du Nord. Les orkaniens adoraient cette Fédération qui leur avait tout donné, sécurité, confort et assurance du progrès. Les symboles et les lieux du pouvoir trônaient pour l'éternité. Une âme vibrait dans ces lieux et ces objets, à laquelle le président lui-même, habitué, semblait maintenant insensible.
Le bureau présidentiel faisait l'objet de mythes quant à son organisation millimétrique. La disposition des meubles, des livres dans la bibliothèque à leur droite, était calculée. C'était la bibliothèque présidentielle. Le président était assis sur le fauteuil présidentiel, attablé au bureau présidentiel ; dans cette posture, il n'était plus un homme et peu importait son nom : il était l'État. À côté de lui était raccroché le téléphone présidentiel, et sur une pile de dossiers, il y avait ce presse-papier présidentiel qu'on ne trouverait nulle part ailleurs, et dont de nombreuses copies frauduleuses étaient vendues aux touristes. Une miniature du Quadrant.
« Si Yora s'effondre... » commença le président Bill Velt.
Il avait besoin d'air, mais les fenêtres blindées ne s'ouvraient pas, et il ne put que contempler la baie de Yora.
« L'affrontement du bien et du mal... » ajouta-t-il.
Il ne débutait ni ne finissait ses phrases ; ces mots surgissaient spontanément dans le silence ; il ne s'entendait lui-même pas parler, tant il réfléchissait fort.
Il ouvrit un tiroir de son bureau et en sortit ce qui devait être la bouteille de Viska présidentielle.
« Je ne comprends pas pourquoi Gabriel vous a abandonnée ici, avec moi. Vous allez vous ennuyer.
— Vous êtes menacé. »
Astyane examinait les environs, agitant ses yeux pour oublier les pensées trop facilement lisibles qui s'échappaient du président Velt.
« Je suis désolée. J'entends tout.
— Ah, euh... »
Cela n'avait rien à voir, mais Bill Velt fit un regard de travers, rangea la bouteille dans son tiroir avec précipitation, tel un adolescent pris sur le fait.
« Je, hum, si cela vous dérange, j'essaierai donc de ne pas trop penser.
— Oui, j'ai gardé tous mes pouvoirs atmaniques ; j'en ai même beaucoup plus depuis la chute d'Eden.
— Tous les anges n'ont pas cette chance.
— Hormis les déchus, je ne connais que Gabriel et moi.
— Je comprends pourquoi il vous a laissée ici. Vous êtes mon garde du corps. »
Le président Velt se laissa tomber dans son fauteuil de cuir.
« Pensez-vous que Samaël va venir... ici... pour m'assassiner ?
— C'est une hypothèse. »
Elle attendit sa réaction, mais rien ne vint. Bill semblait toujours découvrir la vue sur la baie de Yora que lui offrait son bureau.
« Si Gabriel vous fait confiance, moi de même. »
Astyane n'avait jamais vu un tel calme que chez ceux qui se mettaient délibérément à l'abri du danger, tel ces anges et ces officiers à Verde, qui constituaient de vastes machines administratives où ils espéraient qu'on ne les verrait plus, comme cet enfant qui, les mains devant les yeux, se prétend invisible.
Bill Velt était un personnage d'une toute autre nature : il était parfaitement conscient des limites de son pouvoir temporel. Sa femme avait succombé à une maladie alors qu'il était président de l'Orkanie. Les meilleurs médecins ne l'avaient diagnostiquée que trop tard, les anges avaient refusé de s'acharner à un stade aussi avancé. Les protections physiques dont était entouré le pouvoir politique, les portes blindées, les gardes armés, ne paraissaient désormais plus que des mirages. Le destin des conscients obéissait toujours à ces forces inconcevables de la vie et de la mort, qu'ils soient mendiants ou empereurs.
Nous ne pouvons rien, parfois, disait l'esprit de Bill Velt. Cette certitude chèrement acquise par Astyane à la suite de la destruction d'Eden, elle s'était installée en lui face à la perspective de la prise de Yora. Le mot « capitulation » s'était formé dans son esprit. Si l'armée namane remontait jusqu'au palais présidentiel, il ordonnerait aux troupes de rendre les armes.
« Pouvoir, tour d'ivoire... marmonna-t-il. Aucune préoccupation matérielle. Mon monde à moi est fait de chiffres. De courbes. D'ajustements d'indices économiques. De sondages et de votes. Je suis noyé dans les rapports, les études, les statistiques, et le bon Viska.
— Les tempêtes peuvent abattre les tours.
— Je suis une machine à produire des discours. Or un discours ne change rien. Il installe les choses, à la rigueur. Voulons-nous vraiment défendre Yora ? Ne voulons-nous pas que cette guerre se termine tout de suite ? »
Il parlait tout seul, oubliant sa présence.
« Nous devrions rejoindre l'abri souterrain » proposa Astyane.
Il balaya sa proposition du revers de la main.
« C'est hors de question. Je suis un être de radio et de télévision. Un porte-costume qui déclame des discours, irréel et inatteignable, installé dans l'imaginaire collectif au même titre que la lune et les étoiles. Je veux rester ici, je ne fuirai pas, je ne baisserai pas la tête. Vous ne m'enlèverez pas mon dernier jour d'homme libre à Yora.
— Entendu » dit-elle en s'asseyant dans un autre fauteuil.
Le silence ne demeura que quelques instants. On frappa à la porte ; un homme en costume noir passa la tête.
« Ils attaquent, monsieur le président.
— Bien, dit Bill Velt machinalement, alors que rien de tout cela n'était bien, ni pour lui, ni pour Yora. Gardez-nous au courant de leur avancée.
— Ne laissez rentrer personne dans ce bureau, ordonna Astyane. J'irai moi-même aux nouvelles. Au surplus, vous pouvez nous laisser une radio.
— Pour le moment ils bombardent le long de l'Arlsson.
— Bien, bien » dit le président, dont la nervosité croissait en flèche.
Il n'avait rien à faire, rien à ordonner. La bataille se déroulait à des dizaines de lieues, tout au Sud de Yora, sous le commandement d'officiers orkaniens et la supervision de Gabriel. Bill Velt se sentait inutile.
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