IV - 12. L'escargot de Bourgogne
La première phrase du Livre des Sages est aussi inscrite au fronton de chaque temple de Kaldar.
« Toi qui entres ici en quête de sagesse, abandonne à cette porte toutes tes certitudes. »
J'hésitais à l'écrire en tête de mes mémoires. Mais je ne peux pas me prévaloir d'une sagesse millénaire que j'ai moi-même trop peu appliquée.
On a entendu dire, après la guerre, quantité d'histoire abracadabrantes, comme celle d'une doctoresse en pharmacie qui aurait trouvé le remède à la verlame en une nuit à Fila. Plus tard, lorsque je demandais aux journalistes, aux anciens soldats, aux officiers qui se trouvaient là, tous me répondaient invariablement : vous n'imaginez même pas. Personne ne le peut. Nous avons été témoins de miracles qui jamais ne seront relatés, car on les prendra pour des contes.
Bill Velt, Mémoires de guerre
Fila, Juin 2011
La guerre écartée de Fila comme une tempête qui s'éloigne vers d'autres terres à ravager, la ville ne fut pas exempte de danger. Hordes de chiens errants, groupes de pillards, épidémies, tous ces fléaux de même nature rôdaient entre les débris des immeubles que l'on avait commencé à trier.
Les choses les plus simples n'allaient pas de soi, comme manger ou prouver son identité auprès de l'administration. Des militaires orkaniens placés dans de petits bureaux remplissaient des registres de noms, d'adresses, de dates de naissance.
Le temple kaldarien de Fila se vida progressivement de ses blessés, à mesure qu'on reconstruisait l'hôpital abîmé par le bombardement. Eusébus, Cassandra, Vladimir et John en firent leur point de chute et leur lieu de vie. Ils accueillaient là quantité d'orkaniens qui souhaitaient rentrer chez eux et trouvaient une maison en ruine ; certains restaient des semaines, d'autres juste une nuit. Certains ne leurs parlaient pas, s'installaient contre le mur de pierre et se laissaient servir la soupe de gruau sans bruit ; d'autres racontaient leur vie avec emphase, parlaient de la famille proche et lointaine, développaient leurs projets, notaient l'adresse et promettaient des cartes postales. Certains entraient les mains dans les poches, l'œil soupçonneux ; d'autres retiraient leurs chaussures et s'excusaient du dérangement.
Toujours égal, Eusébus leur dispensait l'héritage de Kaldar.
« On raconte que le roi Arthur s'apprêtait à lutter contre les forces de la mort. Il fit amener devant lui le plus sage de ses sujets. Je recherche une arme avec laquelle je pourrais affronter le chaos qui rampe vers notre monde. Connais-tu une telle arme ? – Je connais, dit le sage, et je la ramènerai devant toi. Le sage revint comme il avait promis. Il déplia un drap de bure et présenta au roi une épée toute noire de rouille. – Qu'est-ce que ceci ? Dit le roi. – Voici l'épée, un don des dieux, avec laquelle tu frapperas au cœur des ténèbres. – Je ne vois qu'un vieux morceau de métal. – C'est que tu juges selon son apparence de maintenant, dit le sage. Cette épée ne porte ni or ni diamant sur son pommeau, la garde est de simple métal, la lame est émoussée par le temps. Apprends-lui les usages de ta main. Tu comprendras alors qu'il n'était pas d'autre épée pour toi. Elle ne peut se révéler tant que tu n'en as pas fait usage, que tu n'as pas arraché cette rouille en frappant toi-même. »
Le Livre est ainsi, s'exclamait le médiateur aveugle, qui récitait de mémoire. Cet enseignement n'est rien tant que nous ne l'avons pas confronté à la vie elle-même. J'étais moi-même en quête de cette vérité.
Dans une pièce à vivre attenante à la grande salle d'office, Cassandra réalisait ses expériences, sous une charpente artisanale installée par quelques orkaniens de passage. C'était principalement l'occasion pour elle d'initier le brave John à l'alchimie, sans jamais se douter que l'étudiant pût éprouver un peu plus qu'une admiration professionnelle.
« Voici l'arme ! proclama-t-elle en promenant dans le couloir central un bocal de verre, comme on présente de saintes reliques, qui contenait une sorte de mollusque baveux.
— Que suis-je censé voir ? » demanda Vladimir.
Tous les jours, il faisait à pied le trajet jusqu'à l'école la plus proche, pour les nouvelles. Sous le préau, les murs avaient été recouverts d'affiches, d'annonces, de notes, de photographies. Chacun cherchait ses disparus en soulevant chaque pierre. Les lignes téléphoniques entre Fila et le reste de l'orkanie, lorsque l'armée ne les réquisitionnait pas, permettaient de faire passer des télégrammes ; des milliers arrivaient chaque jour, classés par nom, par date. On les copiait, on les affichait ; Vladimir espérait depuis des semaines voir apparaître Leam, qui lui demanderait de faire signe, donnerait une adresse, un numéro de réponse, n'importe quoi.
Il ignorait que l'imprimante avait connu des ratés, que le commis avait fait une erreur de lecture : le F de Fédorovitch était devenu un P, le télégramme avait fini dans la mauvaise pile.
« Voici l'escargot de Bourgogne ! Annonça Cassandra. J'ai isolé ce spécimen afin de l'étudier. Admire le brillant de sa bave, la singulière organisation de sa coquille, l'originalité de ses yeux globuleux placés au bout de ses cornes, l'intelligence de son système de reproduction hermaphrodite.
— C'est moche, non ?
— C'est un extradalnien. Cette espèce est d'origine purement terrestre. Je soupçonne Adrian von Zögarn de l'avoir ramené ici par inadvertance.
— Et alors ?
— L'escargot mange la verlame. »
Elle posa le bocal sur un banc de bois.
« Il est même le plus efficace. Sur le long terme, l'escargot vaincra c'est certain. Cependant...
— Cependant ?
— Il avance de six centimètres par minute. 86,4 mètres par jour. 31,536 kilomètres par an. Je suis à peu près sûre qu'il n'y a d'escargots que dans ce qui reste de mon jardin, ici à Fila. Il faudra donc plus d'un siècle avant que l'escargot défasse la verlame sur toute la surface de l'Orkanie. Quant à l'exporter sur le reste de Daln...
— Donc ?
— Donc, j'ai trouvé une chenille qui faisait très bien le travail. Au fait, Vlad, John est allé faire des courses, ça te dirait de m'aider à ranger mon atelier ? »
Le vampire soupira.
Au bout de la salle, au niveau de la grande porte en chêne, Eusébus se tenait appuyé sur sa canne. Il parlait avec quelqu'un. Une nouvelle invitée ? Ils avaient toute la place nécessaire, seules deux familles restaient encore ici.
« Vladimir ? » appela-t-il.
Le vampire se traîna jusqu'au médiateur. Il semblait pensif, une main posée sur sa canne de bois, une autre lissant sa barbe.
« Leam ? »
Six centimètres par minute. Cette information inutile se bloqua dans son esprit, comme un moucheron qui se serait planté dans son œil pour lui brouiller la vue.
Il allait tomber une énième fois ; la vampire le rattrapa et referma ses bras sur lui.
Un moment rêvé de trop de fois n'arrive pourtant que d'une seule manière ; il apparaît alors que c'est la seule possible ; le reste s'efface de la mémoire comme une vieille peinture qui s'écaille.
La voix de Cassandra, déformée en un écho lointain, complimenta encore l'escargot de Bourgogne, avant que l'alchimiste se rende compte que Vladimir s'était arraché à ce monde. Il se trouvait hors du temps et de l'espace, pour une durée à la fois brève et infinie, qui se situe dans la résonance de deux battements de cœurs voisins.
Il pleura à la fois moins sur ce qu'il avait perdu que ce qu'il avait retrouvé.
Lorsque leurs yeux se rouvrirent, Leam l'observait comme pour vérifier qu'il n'avait pas changé. Elle disait tout sans avoir encore prononcé le moindre mot. Me voilà. J'ai vaincu tous les démons pour pouvoir te retrouver. J'ai gagné ma guerre. J'ai gagné ma paix.
« Enchantée, madame Fédorovitch, intervint Cassandra, estimant sans doute que les retrouvailles s'éternisaient. Je me présente. Docteur Cassandra Hilbert. Vlad m'a beaucoup parlé de vous. Je parie qu'il ne vous a pas parlé de moi. Ce n'est pas un problème. Je parle très bien toute seule. Vous buvez du thram ? On n'en a pas, mais je fais un excellent ersatz à base d'orties. »
***
« Dans combien de temps partez-vous ? » demanda le médiateur aveugle.
Leam contemplait le fronton du temple de Fila. Resté debout après les bombardements, le lieu de culte kaldarien avait l'allure d'un colosse inamovible venu du fond des âges, qui traversait l'histoire avec tranquillité.
Elle n'avait rien dit ni fait qui pût trahir sa présence ; elle était debout en haut des marches, contemplant le fronton du temple, repeint par un artiste du coin, avec des moyens modestes, et un amour infini pour la sagesse de Kaldar. Eusébus, habitué à sa nouvelle condition, l'avait entendue. Dans le temple et à ses abords, un espace qu'il connaissait parfaitement, il marchait sans canne.
« Tu crois que les anges te rendront tes yeux ?
— Les anges ? Quels anges ? Où sont-ils ? Que font-ils ? Les anges auront bientôt tous disparu, Leam, tu le sais. Ils sont comme des fleurs privées de lumière. En l'absence des miracles génétiques et médicaux d'Eden, ils s'éteignent les uns après les autres.
— On dit qu'ils vont ériger une borne dans l'océan, un monument pour marquer leur présence sur Daln, pour commémorer la chute d'Eden. Elle s'élèvera d'un kilomètre au-dessus du niveau de la mer.
— Tu vois, ils ont autre chose à faire. »
Eusébus s'assit sur les marches. Il avait beaucoup vieilli depuis la campagne d'Orkanie, mais semblait s'être stabilisé, comme s'il s'agissait là d'une nouvelle forme, celle d'un vieillard débonnaire, qui lui durerait plusieurs décennies encore.
« Je ne suis pas des plus mal lotis, relativisa-t-il. Je sens la chaleur du soleil sur mon visage. Les sourires me manquent, mais j'entends encore les rires. Il me semble même que j'entends beaucoup plus qu'avant. Je t'entends même penser, Leam.
— Nous partons après-demain.
— Pour Twinska, c'est cela ?
— C'est cela.
— Viendrez-vous me visiter ?
— Bien sûr. »
Eusébus eut un sourire tendre, comme s'il savait lire les questions de Leam au plus profond de ton âme.
« Tu es devenue une médiatrice de Kaldar. Félicitations.
— J'hésitais...
— À m'en parler ? Je l'avais deviné, de toute manière. Je n'aurai pas la prétention de dire que je l'avais vu venir. Tu as changé, Leam, en mieux, tu es devenue plus sage. Où as-tu trouvé maître Zhu ? Comment allait-il ?
— Dans une vallée, en Salvanie Orientale, au plus profond de la taïga.
— Voilà qui en dit beaucoup sur toi.
— Toi aussi, tu es allé au temple de Bamès ? »
Eusébus rit de son étonnement.
« Tu me trouves sans doute un peu rondouillard pour ce genre d'épreuve, sous la neige, et tu as parfaitement raison. N'oublie pas que Bamès est un non-temple. Il ne se situe pas plus en Salvanie que dans ma chambre à coucher. Non, Leam, nous avons chacun notre temple de Bamès. J'ai trouvé le mien il y a longtemps ; toi aussi désormais. Quant à Zhu, c'est un fantôme qui erre en dehors de la réalité, en attendant que vienne le visiter un autre fantôme. Il n'a de mérite que d'avoir vécu assez longtemps pour avoir puisé à la source du kaldarisme. Il s'agit d'un des neuf cent quatre-vingt dix-neuf sages de la légende.
Qu'allez-vous faire à Twinska ? Tu as des pistes ?
— Vladimir a été démobilisé à cause de sa jambe. Je suppose que je vais rendre mon grade et retourner donner des cours. Il fera un excellent vampire de maison en attendant qu'on le reconvertisse.
— C'est un vampire formidable. Je suis heureux de vous avoir mariés tous les deux. Au fait, Leam, avant que j'oublie, voilà quelque chose pour toi. »
Il lui tendit son propre Livre des Sages. L'ouvrage était racorni, usé par la lecture. Eusébus le garda en main jusqu'au dernier moment, comme s'il hésitait. Mais il y avait un tel naturel dans sa démarche que Leam ne sut si elle devait le remercier ou non ; si elle devait l'accepter comme un cadeau ou une responsabilité.
« Je n'en ai plus l'usage, reconnut-il. Maintenant, il t'appartient à toi aussi de donner l'enseignement de Kaldar. Quand je serai vieux, je te léguerai mon tarot à trois bras. Pour l'heure, il est encore aux mains de Cassandra ; elle s'est mise en tête de me dénicher la dernière carte.
— J'ai une dernière question, Eusébus. Si tu écoutes maître Zhu, si tu lis le Livre, les sages de Kaldar professent le détachement, aussi bien des choses matérielles qu'immatérielles. Libérés de leurs passions, les conscients deviennent plus sages. C'est ce que dit le Livre.
— Oui, sans doute.
— Alors pourquoi nous marier, Vlad et moi ? Notre lien n'est-il pas si fort qu'il obscurcit notre jugement ?
— Tu crois que ton amour pour Vladimir entre en contradiction avec tes valeurs kaldariennes ?
— Ce n'est pas ce que je crois, mais ce dont j'ai peur.
— Depuis que tu connais Vladimir, es-tu devenue plus ou moins sage ?
— J'ai peut-être pris conscience de mon ignorance. Je me suis peut-être libérée de certains poids, de certains héritages...
— Tu es plus sage, jugea Eusébus, qui entendait sans doute faire la question et la réponse. Tu n'as pas anéanti le mal en toi, mais tu as annulé ses effets : c'est là le mieux que l'on peut faire. Sans doute, les passions dévorantes détruisent la faculté de raison. Mais l'absence totale de sentiment assèche l'âme. Si tu parviens à trouver la paix et l'amour, pourquoi ne pas les garder ? N'oublie pas qu'il n'y a pas de certitude. Kaldar lui-même ignore les chemins à suivre. Tu es à égalité avec lui. »
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