III - 9. L'exilé
30 décembre – 2500 mots
Terre, 7 mars 2011
Le concentrateur portatif, inventé par Adrian von Zögarn, était bien plus qu'un cube de métal dépliable renfermant un cristal. Il contenait toute une machinerie de cuivre, un mécanisme d'horlogerie dont les engrenages se mettaient d'eux-mêmes en route. L'énergie du cristal concentrateur provoquait des vibrations, captées par la structure de la même manière que celles d'un quartz, répercutées en mouvement d'aiguilles et de cadrans. Des lignes de symboles complexes, empruntés à toutes les langues mortes de Daln et de la Terre, faisaient le tour de ces roues.
Le concentrateur ressemblait à une œuvre d'art sans utilité, un bibelot complexe digne d'un homme trop sûr de lui, ravi de faire étalage de sa culture et de son savoir ésotérique. On aurait pu tout prétendre à son sujet : il prédit les éclipses, détermine le jour idéal pour les vendanges, indique le Nord, mesure la latitude et la longitude. Le concentrateur aurait pu ne rien faire et cela lui aurait suffi. Mais Armand Gillian avait appris son usage à ses dépends, le jour même où il avait trouvé la serviette de cuir.
Il occupait alors un logement étudiant à Rema, sur le campus de son université. Plus que six mois de travail avant le diplôme d'ingénieur aéronautique, le sésame, la délivrance. Poussé par la curiosité autant que par la lueur fascinante de la pierre, il avait monté le concentrateur au milieu de sa chambre. Déçu de ne pas comprendre son pouvoir, il s'était endormi en déchiffrant le mode d'emploi laissé par Adrian von Zögarn, et réveillé sur un banc public. À ses côtés, le cube avait l'allure de cet ami qui pousse à tous les vices, tire par le col ses connaissances en direction d'une soirée arrosée, les y abandonne à un profond ennui, puis leur revient un verre à la main, avec un sourire béat : alors, tu t'amuses ?
Un agent de la force publique lui avait indiqué qu'il serait bon d'aller cuver ailleurs. Armand lui avait fait répéter plusieurs fois, jusqu'à ce que l'homme en devienne furieux, car la barrière de l'accent déformait ses paroles en babillage enfantin. Il avait expliqué à son tour ne pas savoir ce qu'il faisait ici. On ne l'avait pas cru.
Armand n'était pas idiot, mais il avait fallu épuiser tous les possibles, passer en revue mille explications bancales, avant de laisser le rasoir d'Ockham creuser dans ces montagnes argileuses. Il se trouvait sur Terre. Le concentrateur l'avait transporté ici.
Daln connaissait sa sœur la Terre de nom. D'après les astronomes d'Eden, la planète se trouvait à plusieurs milliers d'années-lumières, dans la même Galaxie. Ils avaient tiré cette conclusion de comparaisons entre les constellations visibles sur les deux mondes. Il était impossible de voir la Terre depuis Daln à cause de subtilités physiques, des déformations d'espace causées par ce qu'ils nommaient une proximité causale. Armand ne connaissait rien à cette physique et s'en fichait éperdument ; il prenait la Terre pour une donnée et non un mensonge, parce qu'il croyait sincèrement aux dires des anges.
Ces mêmes anges affirmaient que des événements d'origine inconnue avaient causé des transferts ponctuels voire établi, au cours de l'histoire, des ponts temporaires entre Daln et la Terre. Cette affirmation-ci devait aussi être prise pour argent comptant. Tel explorateur du siècle dernier affirmait avoir été enlevé par des terriens, qui prépareraient une invasion de masse. Telle écrivaine célèbre racontait sa romance avec un prince de la Terre, un homme richissime régnant sur un vaste empire où les diamants poussaient sur des arbres tels des fruits. Une somme de balivernes dans laquelle, en taillant à coup de rasoir, on concluait que la Terre avait toutes les chances de ressembler à Daln trait pour trait. Elle serait habitée d'humains et de pseudo-humains, tels des anges, vampires ou d'autres races encore. Quant aux avancées de la science, les transferts n'avaient-ils pas la propriété de niveler le savoir ? Qu'un traité de physique nucléaire circule d'un monde à l'autre, et l'on ferait soudain des découvertes miraculeuses, des expériences nouvelles ; le monde scientifique bouillonnerait d'excitation et compléterait le champ d'étude en quelques décennies.
L'origine du peuplement de Daln par les quatre races disparaissait sous un voile de mystère. On trouvait des traces de civilisations âgées d'un à dix millénaires, que l'on datait formellement au Carbone 14 et au Potassium – Argon. Mais aucun fossile ne venait combler la « falaise de Tienel », le fameux « vide évolutif » théorisé par ce même scientifique d'Eden qui avait inventé la théorie de l'évolution des espèces. Après avoir fait le tour du macrocosme dalnien et tracé les grandes lignes de son évolution, on ne trouvait aucune branche pouvant mener à l'être humain et ses cousins, les anges, les vampires, les dryens. Ils venaient d'ailleurs. La Terre était une hypothèse tentante. On la disait peuplée en majorité d'humains ; ce serait déjà une race expliquée. Quant aux autres, il faudrait trouver l'exact point de séparation, la ligne tracée par leur dénominateur commun.
Propulsé sur Terre contre son gré, Armand n'avait pas ces recherches en tête. Il ne désirait qu'une chose : partir. Si le concentrateur avait pu le ramener ici, sans doute lui offrirait-il le billet retour. Mais il savait déjà que ce serait peine perdue. Le cube de métal agissait de son propre gré et ses intérêts semblaient diamétralement opposés aux siens.
Armand s'était présenté à un poste de police en annonçant qu'il avait pris un coup sur la tête, perdu la mémoire ainsi que tous ses papiers. On l'avait longuement interrogé et fini par en faire l'explication officielle, faute de pouvoir lui en faire cracher une meilleure. Les policiers le prenaient avant tout pour un fugueur et ils ne donnèrent du crédit à son récit que pour se débarrasser le plus vite de lui.
Se procurer des papiers à son nom, des tickets de métro, rien qu'une carte de la ville, chaque étape prit un temps invraisemblable. Il ressemblait à un touriste étranger tombé de son avion. Il parlait mal, n'avait pas d'argent, pas une once de géographie. Il apprit qu'il se trouvait dans une ville côtière, et c'était à peu près tout.
Le concentrateur ne s'était pas remis à fonctionner. Le premier soir sous les ponts, Armand le déplia de nouveau à ses pieds. Il ne dormit pas, de peur qu'on lui fauche sa seule porte de sortie. Mais la pierre ayant consommé toute son énergie ne brillait plus, l'appareil s'était tu.
Sa situation s'améliora à mesure qu'il s'habituait. On le prenait pour quelqu'un du coin qui avait été volé, battu et chez qui le choc avait causé une amnésie passagère. Le concentrateur, même endormi, jouait les porte-bonheur. Dans la première banque dont il poussa la porte, on lui proposa un prêt sans garantie ; il passa la nuit à l'hôtel, puis loua une chambre, puis trouva un travail. Passée la surprise des premiers jours, il tissait sa nouvelle vie comme une succession de débrouilles.
Le concentrateur portatif l'accompagnait partout. Il s'était mis en tête de faire expertiser l'engin, de le dater, d'en découvrir l'origine, de mettre un visage sur le nom d'Adrian von Zögarn, suffisamment ridicule pour avoir été inventé de toutes pièces. En le voyant entrer, les horlogers s'attendaient à voir une énième pendule familiale tombant en morceaux ; ils découvraient un chef-d'œuvre artisanal unique au monde, pâlissaient, minimisaient leur propre compétence et parlaient de le confier à un musée. Car le concentrateur portatif avait des airs de relique millénaire. Je le ferai, disait Armand. Mais il ne pouvait pas s'en séparer.
Les gens de la Terre disposaient d'une sorte de réseau mondial connectant leurs machines informatiques, nommé l'Internet. Cela lui permit de découvrir en quelques minutes que la police française recherchait ce même von Zögarn en tant que témoin clé dans une affaire de trafic d'antiquités. Avait recherché, plutôt, car l'avis en question datait de plus d'un siècle. Une mauvaise photo de ce document « exceptionnel » était placardée sur la première page d'un blog écrit en jaune sur fond noir. L'auteur semblait obsédé par von Zögarn mais, faute de faits, il se laissait aller à des hypothèses – extraterrestre, ancien nazi devenu immortel suite à des expériences, reptile camouflé sous une apparence humaine. Il n'avait pas donné signe de vie depuis cinq ans.
Armand abandonna le concentrateur déplié sur une étagère et n'y toucha plus. Ne pouvant justifier d'aucun niveau d'études, il n'obtenait que des petits boulots, tout juste assez pour vivre. Cela dura une année, le temps d'admettre qu'il ne reviendrait jamais sur Daln et de tirer un trait sur sa vie antérieure.
Cette année-là, Armand attrapa une sorte de grippe. Les terriens savaient vacciner contre toutes sortes de maladies et il avait pris tout ce qui était possible, craignant que son organisme le protège mal contre des microbes extradalniens. Ayant passé cette barrière sans effort, le virus le cloua au lit plusieurs jours. Écrasé de fièvre, noyé de sueur, il voyait les murs de sa chambre tanguer en permanence. Chaque jour recommençaient des efforts immenses pour se lever, boire de l'eau, prendre des médicaments. Il dormait peu et par à-coups. Armand avait toujours eu une santé fragile.
Ses délires donnèrent une voix au concentrateur ; non qu'il parlât réellement, mais Armand avait l'impression de comprendre ce que voulait l'appareil, les raisons qui sous-tendaient ses actions – qui jusqu'à présent, se résumaient à : transporter Armand sur Terre et l'y clouer.
« Tu es plus heureux » remarquait le concentrateur, et quand il y pensait, c'était vrai. À Rema, une chape de plomb l'oppressait toujours, qu'il s'agît de la pression des études, de l'ingérence de ses parents, voire de l'avenir politique de Fallnir, qu'il voyait sombre. Armand attendait son diplôme pour pouvoir s'enfuir, couper les ponts avec cette ville, avec ce monde. Le concentrateur l'avait pris au mot et offert une porte de sortie.
« Tu disais : dans six mois ; mais six mois plus tard tu aurais dit : j'attends mon premier travail. Ou alors : encore un an, le temps de trouver un autre logement. Ou encore : j'ai quelques amis à Rema, j'aimerais bien les revoir... n'ai-je pas fait ce qui était mieux pour toi ? »
Armand était forcé de constater qu'il était libre. Ici sur Terre, malgré le surpeuplement de sa nouvelle ville et la scandaleuse pollution de l'air, il respirait mieux.
« Il fallait recommencer, disait encore le concentrateur portatif. Or on hésite toujours trop longtemps. Plus tu hésitais, plus tu perdais de vue la solution pour ton bonheur. Tu as repris un nouveau départ, tu es heureux. »
Disons qu'il se satisfaisait de sa nouvelle vie. Jusqu'à May.
« Leam ? »
Il voulut inspirer une grande goulée d'air, or ses poumons refusèrent, car ils étaient écrasés. Armand se trouvait aplati sur le ventre, les mains écorchées par les rugosités du bitume. Il était tombé d'un mètre de haut.
L'apparition de cette surface goudronnée prouvait que le concentrateur lui avait obéi.
Le cube métallique se trouvait face à lui, intact, comme si le transfert l'avait délicatement déposé sur le sol tandis qu'il laissait tomber Armand tel une masse. Cet objet se moquait de lui. Armand roula sur le dos et respira longuement.
« Est-ce que vous allez bien ? »
Sa veste en treillis de vert avait souffert, mais ce n'étaient pas tant les déchirures que les taches de sang, nombreuses et pas encore sèches. Du sang d'ange. Du sang de vampire. Un peu de sang humain, peut-être.
Armand se releva mécaniquement.
« Je vais appeler quelqu'un, dit la femme en mettant ses bras devant elle comme si, par ce geste, elle pouvait le garder à distance.
— Où suis-je ? »
Elle n'essaya même pas de répondre à la question. Armand rafla le cube posé sur le sol et le replia. Il n'avait toujours pas d'argent sur lui, la racine de ses problèmes.
« Où suis-je ? répéta-t-il.
— Dans la banlieue de la ville. Au Sud.
— De quelle ville ?
— Vous avez l'air blessé. Je vais appeler les urgences.
— N'en faites rien. Donnez moi cinquante euros. J'ai besoin d'argent.
— Je n'ai pas ça sur moi. »
Tenir debout se révélait plus difficile que prévu. Le concentrateur en main, Armand tituba en direction de la station-service. À cinquante pieds de lui, d'innombrables voitures traçaient des lignes floues dans l'atmosphère. Il n'en avait jamais vu autant.
Recommence, lui promettait de nouveau le concentrateur. Abandonne cette guerre absurde, ce conflit qui ne se résoudra jamais, qui laissera Daln exsangue. Je t'offre une paix facile. Ton bonheur est de nouveau à portée de main.
« Comment oses-tu faire ça ? »
La femme qui le suivait du regard crut qu'il parlait d'elle ou qu'il se parlait à lui-même, comme un fou.
« S'il vous plaît, vous avez besoin d'aide, monsieur...
— N'appelez personne. J'ai besoin d'argent. »
Malgré le flux constant qui alimentait l'autoroute, plus de véhicules qu'Armand n'en avait jamais vu à Rema, la station était étrangement vide. Du magasin où s'amoncelaient des paquets de biscuits et des jouets, dans une furieuse orgie de plastique et d'huile de palme, diffusaient toutes les lumières de la consommation de masse. En vain. Aucun client n'en parcourait les rayons. Une voiture arrêtée pour faire le plein avait été abandonnée sur place, portière ouverte.
« Je suis resté inconscient combien de temps ? » se hasarda Armand.
Il remarqua alors que la femme essayait de cacher un terminal dans sa poche. Il avait connu ce genre d'objet : un téléphone mobile, qui ressemblait à tout sauf à un téléphone ; un maillage d'antennes-relais rendait le réseau accessible depuis tout point du territoire. Le parallèle lui vint aussitôt avec le concentrateur portatif.
Un crissement de pneus retentit sur sa droite. Une voiture s'était arrêtée à cent pieds de lui, noire, épaisse et blindée comme un gros bourdon. Un homme et une femme vêtus de discrétion en sortirent sans hâte. Sous leurs vestes sombres se devinaient des armes.
« Vous êtes de la police ? demanda la spectatrice.
— La police arrivera d'ici deux minutes, dit la femme en noir, dont les lunettes de soleil semblaient camoufler la moitié du visage. Vous leur direz que l'individu signalé a fui.
— Nous prenons l'affaire en main » compléta son collègue.
Armand se savait trop faible pour fuir ; il chercha une arme dans son treillis et n'y trouva que son couteau, une piètre défense, d'où le calme des deux agents costumés.
« Nous souhaitons vous poser quelques questions. Pour ce faire, vous devrez nous suivre. En contrepartie, vous échapperez à la police, qui vous en conviendrez, est incapable de tirer votre situation au clair.
— Qui êtes-vous ?
— Nous sommes ici pour votre bien, monsieur Armand Gillian.
— J'avais demandé « qui ».
— Suivez-nous.
— C'est hors de question.
— Encore une minute, nota l'homme avec un hochement de tête, comme s'il acquiesçait silencieusement à sa propre remarque.
— Entendu » dit la femme.
Elle tira le revolver de son étui et fit feu trois fois dans un effroyable silence.
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