III - 7. Kilan (1)
30 décembre – 1500 mots
Il viendra un temps où les anges auront tous disparu. Peut-être qu'alors, Daln les oubliera tout à fait. Cela peut nous paraître étrange, à nous qui les avons toujours vus. C'est même inenvisageable. Mais la mémoire est chose fragile ; ceux qui naissent aujourd'hui n'ont pas connu l'ère d'Eden, ceux qui naîtront dans cent ans la verront peut-être comme une légende lointaine. Ils réécriront cette histoire au gré de leurs fantasmes.
Bill Velt, Mémoires de guerre
Orkanie, Trois cent lieues au sud de Yora, 3 mars 2011
En voyant les premiers blessés arriver, Cassandra avait tenu bon. Ses connaissances en médecine avaient beau lui paraître sommaires, « un bon alchimiste, c'est quelqu'un qui improvise », selon le grand Adrian von Zögarn lui-même. Aussi avait-elle commencé à désinfecter, retirer les balles, les éclats, recoudre les plaies. Elle ne pouvait administrer des antibiotiques qu'en dernier recours, le stock de l'armée namane s'était déjà épuisé et tout leur matériel médical avait été volé à Fila.
Guère étonnant que ces hommes marchent vers Yora sans la moindre hésitation : ils avaient beau être les conquérants, l'absence de soutien matériel les acculait. La capitale de l'orkanie était leur unique salut. Une fois Yora prise, ils négocieraient la reddition de toute la Fédération ; l'Orkanie deviendrait territoire occupé et ils rentreraient chez eux vainqueurs et enrichis. Ce scénario se déroulait pour l'heure sans encombre et les officiers moustachus de l'Empire, avec leurs shakos rouges brodés du chiffre de l'Empereur, se laissaient aller à des sourires tandis qu'ils passaient le camp en revue, fumant leur dernière botte de tabac.
La première escarmouche au Nord de Fila avait vu s'affronter une colonne de la Deuxième Armée et un corps expéditionnaire de l'Empire, tous deux perdus dans la forêt. Les namanes avaient d'abord confié leurs blessés à l'homme irascible de la tente voisine, mais horrifiés par ses piètres compétences, les soldats eux-mêmes criaient pour que Cassandra les soignât.
Elle n'en voyait pas le bout. Ils étaient nombreux à tourner autour de la tente, qui cherchant un ami du regard, qui curieux de voir la docteur à l'œuvre, qui soupçonnant qu'elle ne faisait qu'aggraver l'état des blessés, attendant de pouvoir le prouver.
Puis ils avaient amené Kilan. L'archange, en mission de reconnaissance pour la Deuxième Armée, s'était retrouvé pris dans le feu. Il avait un éclat de balle dans l'épaule, qui le gênait à peine. Satisfaits de cette prise, car elle assurerait sans nul doute de superbes décorations aux officiers en charge, les namanes avaient attendu en vain qu'on leur dise quoi faire de cet archange. Ils avaient tenté de l'interroger, mais Kilan ne savait pas plus que le reste de son armée ce que le Commandement de Verde avait en tête. Cassandra avait été surprise de ces aveux d'impuissance venant d'un des mille chefs d'Eden.
La situation avait quelque chose d'incongru. L'ange manquait de cette confiance, de cette certitude absolument nécessaire pour tenter la fuite – c'était du moins ce que comprenait Cassandra. Les namanes n'avaient pas assez peur de lui pour l'enchaîner. Au contraire, il leur avait semblé qu'il serait utile au poste médical.
De fait, la présence de Kilan avait rendu son travail plus efficace. Cassandra n'improvisait plus. L'archange parlait peu mais chacune de ses remarques sauvait une vie. Il devait courber la tête pour entrer dans la tente mais, une fois ses outils dans les mains, malgré la largeur de ses paumes, il faisait des miracles.
« Mais vous, qui êtes un ange, avait demandé Cassandra en nettoyant leur table d'opération approximative, vous êtes capable d'utiliser l'atman. Vous ne pouvez pas vous en servir pour... pour les aider ? »
Car leur hôpital de campagne était une boucherie. Ils faisaient tous les efforts pour le maintenir stérile, mais ne pouvaient empêcher les particules de poussière de porter les germes dans les blessures ouvertes. Les ponts ayant sauté, la route vers Fila passait par des chemins tortueux noyés de boue. Difficile ou impossible de transporter leurs blessés jusqu'à la ville ; pourtant cela aurait été le seul moyen de ne pas les soigner comme au Moyen-âge.
« L'atman ? »
Kilan avait planté ses yeux dans les siens avec une telle acuité qu'elle l'imaginait lire ses pensées. Auquel cas il y aurait trouvé un sandwich au poulet, car Cassandra avait faim.
« Qui vous a parlé de l'atman, docteur Hilbert ?
— Ne me prenez pas pour une enfant. Il est partout dans l'histoire de l'al... des sciences. En ramassant le moindre bouquin poussiéreux on en trouve mention. Tout Daln est au courant que les anges ont des pouvoirs, tous les gens bien informés connaissent l'origine de ces pouvoirs.
— Atman, ce n'est qu'un mot, ça ne vous dit rien de plus.
— Ah, ça, savoir d'où vient l'atman, c'est une autre paire de bottes.
— Pour répondre à votre question, docteur Hilbert, j'aimerais beaucoup, mais j'ai perdu ce pouvoir lors de la chute d'Eden.
— Est-ce que c'est le cas de tous les anges ?
— Non, pas tous. Vous pensez peut-être que l'atman nous est chevillé au corps, mais ce n'est pas le cas. Il est chose volatile. C'est un don qui choisit ou non de se manifester.
— Mais tous les anges l'ont.
— Avant la chute d'Eden, du moins. »
Elle ne comprenait pas le rapport avec la chute d'Eden.
« À quoi pensez-vous, Cassandra ? Venez. »
Kilan entra dans la tente. Le jeune John avait étendu un homme sur la table. Quelque chose ne collait pas ; Cassandra le trouva trop pâle pour un vivant. D'instinct, elle releva sa lèvre supérieure et découvrit une belle canine proéminente.
« Vous... il y en a d'autres ?
— Comment ? Pas beaucoup, cette fois. Ceux qui ne sont pas morts dans l'assaut ont fui. On a pu trouver quelques miraculés bloqués sous les décombres, comme le colonel qui attend dehors, ou le vampire qui se trouve devant nous.
— Je... je ne fais pas les vampires, dit Cassandra. Je ne sais pas comment ça marche.
— Vous avez retiré la balle dans mon épaule, rétorqua Kilan. Les quatre races de Daln sont presque identiques d'un point de vue phénotypiques. Les organes sont presque les mêmes et placés au même endroit. Rien ne devrait vous surprendre. Et de toute manière, pour ce que nous avons à faire cette fois...
— Qu'est-ce que vous voulez dire ?
— Assurez-vous qu'il ne se réveille pas. »
Il enfila des gants en plastique noir. Elle savait leur signification ; ils en étaient arrivés plusieurs fois à cette extrémité.
« Les ciseaux, docteur Hilbert, s'exclama Kilan d'une voix qui entendait la secouer, la remettre sur les rails.
— Oui, oui... »
Le vampire respirait faiblement. Cassandra savait lire l'alphabet salvane, mais la bande patronymique du soldat avait été déchirée, raturée, réécrite au feutre indélébile. Difficile à déchiffrer sous la poussière. S'il mourait sur cette table, peut-être sa famille ne le saurait-elle jamais.
« Si on lui injecte un anesthésiant humain, ça fera l'affaire ?
— Ça dépend.
— Ça dépend de quoi ?
— Des quatre races de Daln, les vampires sont ceux qui présentent la plus grande diversité génétique.
— Vous ne m'aidez pas, Kilan.
— Attachez-le, ça vaut mieux. »
Elle passa les sangles autour de ses bras. Ça et la seringue dans sa main droite, Kilan qui avait passé un tablier de cuir noir et examinait ses outils de découpe, leur tente ressemblait à un cabinet de torture. En voyant ce qui se préparait, John avait fui. On entendit un cri provenant d'une tente voisine.
Après avoir jeté la seringue, Cassandra découpa au ciseau le tissu autour de la jambe gauche ainsi que la botte, pour la lui ôter. Comme elle le craignait, la chair avait pris d'inquiétantes couleurs, surtout pour un vampire. L'éboulis avait stoppé l'hémorragie, mais impossible de récupérer le membre. Kilan écarta la jeune docteur d'un geste amical du bras.
« Je ne sais pas comment vous arrivez à faire ça, dit-elle en le voyant désinfecter leur scie à l'alcool.
— Vous l'avez fait au moins une fois avant que je sois là pour vous aider. De la même façon, docteur. Parce que ce doit être fait. Tenez-le, je vous prie. »
Deux heures plus tard, Cassandra fit signe à John de venir nettoyer derrière eux. Ils transportèrent le blessé dans une autre tente où s'entassaient une dizaine de soldats de la Deuxième Armée. Leur dernier lit libre était occupé par le colonel Felix.
« Bouchers ! s'exclama-t-il en voyant entrer Kilan. Vous m'avez salopé le bras ! Je vous préviens ! Si... »
Kilan déposa délicatement leur civière au sol. Surplombant Felix de très loin, il posa une main amicale sur son épaule valide, puis il prit l'humain dans ses bras et l'allongea à même le sol. Enfin, aidé par Cassandra, il remit le vampire sur le lit.
« Appelez-nous s'il se réveille » ordonna-t-il.
Le colonel ne dit mot. Le calme de l'ange, ou peut-être le sang qui tachait encore ses avant-bras, avait mis fin à sa logorrhée. Il ne réclamait plus d'égards, qu'on lui apporte de la nourriture ou un jeu de cartes ; il ne souhaitait plus qu'une chose : sortir de cet endroit où rôdait la mort.
En déplaçant le vampire, Cassandra venait de remarquer l'étrange bague cuivrée qu'il avait à l'annulaire gauche. Ce genre de babiole ne pouvait pas être laissée sur sur la main d'un mourant. Même sans valeur, elle aurait disparu en moins d'une nuit. Cassandra ôta délicatement l'anneau. Avant de le ranger dans la poche de sa veste, elle nota le nom gravé à la main sur l'intérieur. Leam Fédorovitch. Voilà une information tangible.
Au sortir de la tente des blessés, Cassandra se retrouva au milieu d'un groupe de namanes curieux. Comme une procession d'enfants intrigués, ils accompagnaient une archange, sans doute la pilote du vaisseau qui leur avait assuré la victoire sur la Deuxième Armée.
« Kilan ? C'est bien toi ? »
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